Écriture fragmentaire & assemblage du disparate, de L’Encyclopédie aux Mémoires d’outre‑tombe
1En 1802 paraît le Génie du christianisme. Cette date de publication bien située permet à Chateaubriand de revendiquer l’entrée dans une nouvelle ère, grâce à un ouvrage qui entend rompre de manière radicale avec l’héritage des philosophes. Jean‑Claude Bonnet, spécialiste reconnu du panorama littéraire du tournant des xviiie et xixe siècles, postule pourtant que cet auteur s’inscrit à la suite de Diderot, puis de Louis‑Sébastien Mercier, dans un mouvement de continuité entre deux siècles que l’histoire littéraire s’est habituée à séparer drastiquement.
2Les Connivences secrètes. Diderot, Mercier, Chateaubriand propose une synthèse des réflexions effectuées par Jean‑Claude Bonnet sur ces trois auteurs durant sa carrière. Dans cet ouvrage, il tisse des liens entre des pensées et des esthétiques a priori éloignées — relier Diderot le matérialiste à Chateaubriand le champion du catholicisme est pour le moins surprenant —, afin d’identifier un certain nombre de « connivences secrètes ». Définies en tant qu’« échos sous‑jacents et insoupçonnés par lesquels les grandes œuvres s’éclairent mutuellement et se répondent certes d’une manière sourde parfois, mais néanmoins irréfutable » (p. 6), ces relations peuvent être thématiques, formelles ou lexicales, aucune priorité n’étant donnée à l’une par rapport aux autres.
3Évitant toute périodisation qu’il juge « fallacieuse » (p. 6), Jean‑Claude Bonnet choisit de suivre un parcours chronologique en trois parties, une pour chaque auteur. Il commence par mettre en avant l’écriture par fragments que Diderot pratique lors de l’aventure encyclopédique, pour aller jusqu’aux Mémoires d’outre‑tombe d’un Chateaubriand tourné vers l’inachevé et les irrégularités, sans oublier Mercier et ses revendications de liberté dans l’usage de la langue ou pour la composition d’une œuvre. Ce parcours progressif lui permet, d’une part, d’approcher de manière détaillée chacun des auteurs à travers quelques‑unes de leurs œuvres emblématiques. D’autre part, cette mise en valeur donne à entendre un jeu d’échos qui s’établit entre les trois auteurs, après qu’ont été explicités les liens réels ayant existé entre eux, qu’ils soient avérés par des échanges épistoliers ou des critiques élogieuses parues dans la presse.
Diderot, Mercier, Chateaubriand
4La première partie traite de Diderot depuis ses débuts à la tête de L’Encyclopédie, une « entreprise effrayante parce qu’infinie et sans contours » (p. 19) selon J.‑Cl. Bonnet. À travers l’écriture par articles, reliés entre eux par un système de renvois, Diderot développe sa pratique de l’allusif, du crypté et du détour prudent afin de déjouer la censure. Cette capacité à se promener de texte en texte dans L’Encyclopédie puis, de manière plus générale, dans son œuvre propre, a été considérée par ses contemporains comme de la désinvolture, voire une incapacité à composer une œuvre véritable. Or, comme le souligne J.‑Cl. Bonnet, mettant en avant l’une des « connivences secrètes » qui relient Diderot à Mercier :
Dans la rédaction du dictionnaire, Diderot a pris l’habitude de se cacher dans les marges et entre les lignes. En réalisant le plus grand ouvrage du siècle, il a acquis paradoxalement un goût presque exclusif pour l’écriture fragmentaire et la feuille volante, et conçu une certaine phobie du livre dans laquelle Louis Sébastien Mercier fut le premier à reconnaître, avec une grande intuition littéraire, le caractère distinctif et le plus original de son génie. (p. 27)
5Cette pratique de l’écriture décousue est également manifeste dans les Lettres à Sophie Volland. À leur propos, J.‑Cl. Bonnet soutient qu’il s’agit d’un projet littéraire voulu comme tel et non pas d’une simple publication de correspondance privée. Ces lettres sont l’occasion pour Diderot de penser sa façon d’écrire et de comprendre que ce qu’il voyait comme des écrits disparates possédait en réalité une cohérence évidente. De même, le Neveu, personnage à la fois mimétique et inabouti du Neveu de Rameau lui permet de « conjurer pour lui‑même le péril de la peur et de l’inconstance » (p. 26), reconnaissant dans les détours et les errements un moyen de se libérer des systèmes et des genres préconçus. J.‑Cl. Bonnet tisse une analogie entre la pensée de Diderot et l’air qui circule, qui bouscule parfois, mais qui « aère » des approches trop figées et rigidifiées. L’influence revendiquée de Montaigne lui permet d’envisager une œuvre ouverte, en perpétuelle croissance.
6Le travail sur les planches de L’Encyclopédie, puis la fréquentation de peintres et des salons sont des éléments qui expliquent l’importance que Diderot accorde à l’aspect visuel et au regard. Cette sensibilité se manifeste ainsi dans ses textes, mais également dans ses pièces de théâtre. Son intérêt marqué pour la scène le conduit à en théoriser l’approche, afin d’offrir une véritable réflexion dramaturgique que Mercier saura valoriser. Son souhait de ne jamais dissocier la visée esthétique d’une approche réflexive l’amène à envisager une forme de mise en scène novatrice, pour un théâtre qui soit à la fois pour l’œil et pour l’oreille. Le concept de « scène composée » qu’il développe à travers un assemblage maîtrisé d’éléments hétérogènes et qu’il théorise peut ainsi être perçu comme une anticipation du montage au cinéma.
7Enfin, J.‑Cl. Bonnet montre que c’est à travers la métaphore du corps humain que la pensée de Diderot se précise. Le corps, sujet qui le fascine depuis toujours et sur lequel il écrit à la fin de sa vie dans les Éléments de physiologie, est pour lui, en accord avec sa sensibilité matérialiste, un agrégat de cellules qui se combinent. Si le cerveau dirige le tout, il est néanmoins dépendant des autres organes, certains d’entre eux s’émancipant parfois de sa tutelle. Le rapport de l’unité et des parties est donc ambigu, et cela se manifeste notamment dans les états intermédiaires de la conscience qui ont toujours fasciné le philosophe. Le rêve, les vapeurs ou les spasmes, ainsi que les paradoxes de la mémoire sont des terrains de réflexion privilégiés. D’après J.‑Cl. Bonnet, ces comparaisons illustrent son écriture, marquée par la fêlure (il a repensé le théâtre en observant des aveugles et des sourds et muets) et le manque (les Lettres à Sophie Volland tentaient de pallier une absence), décousue aux yeux de ses contemporains et des critiques postérieurs, tel Sainte‑Beuve, mais louée par Louis Sébastien Mercier, un autre écrivain adepte d’une approche de l’œuvre en mouvement.
8La deuxième partie de l’ouvrage se penche ainsi sur Mercier, un auteur peut‑être moins connu que ses deux compagnons, mais pourtant essentiel pour mieux saisir l’avènement de la « littérature » au sens moderne du terme. Ses écrits entrent en résonance avec ceux de Diderot et de Chateaubriand, notamment à travers les critiques reprochant à cet auteur prolixe, comme aux deux autres, son incapacité à composer un livre. Ses très nombreux ouvrages ne répondent en effet à aucun modèle reconnu, et cette œuvre multiforme aux contours mal définis explique sans doute aussi qu’elle ait été peu lue après sa mort — malgré le succès qu’a connu son Tableau de Paris avant la Révolution — et encore moins abordée par les études littéraires. Cela commence à changer, et le travail d’édition de certains de ses titres effectué ces dernières années par J.‑Cl. Bonnet n’y est sans doute pas pour rien. C’est dire aussi que cette partie sur Mercier bénéficie de l’expertise d’un chercheur qui connaît très bien les documents du « Fonds Mercier » conservés à la bibliothèque de l’Arsenal.
9J.‑Cl. Bonnet dresse le portrait d’un auteur revendiquant sa souveraineté d’écrivain et proposant une poétique de l’inachevé, « sa marque la plus singulière » (p. 115). Cette écriture fragmentaire est totalement assumée par Mercier, dont le goût du disparate, de réemploi et du mélange des genres l’empêche de considérer son œuvre comme close. Cela le pousse à reprendre régulièrement ses propres écrits pour les insérer dans de nouvelles publications, à les remodeler parfois et, dans tous les cas, à appréhender ses productions comme des « copeaux » (p. 116) sans se soucier d’en faire des livres. Mais cette attitude dynamique ne se limite pas à la publication des œuvres. Dans leur conception‑même, Mercier recherche le mouvement. Le Tableau de Paris est ainsi une invitation à déambuler dans la ville et à s'intéresser à la vie des petites gens, portraiturés par l’auteur en une succession de vignettes. La ville de Paris, qui s’agrandit et se modifie sans cesse, se trouve ainsi représentée à travers une écriture suivant le même mouvement de croissance infinie.
10J.‑Cl. Bonnet rappelle que, tout comme pour Diderot, le regard est très important chez Mercier et le théâtre le passionne. Diderot ne manquera pas de qualifier le jeune auteur de « dramaturge des Français » (p. 148), alors que Mercier a bien saisi la valeur des innovations de son aîné dans ce domaine. Un autre point commun entre les deux hommes est le rapport à la langue. Diderot plaide pour l’adoption de néologismes afin de mieux définir les nouveaux savoirs et les nouvelles techniques que décrit L’Encyclopédie, ce que Mercier apprécie et, surtout, concrétisera par la publication de sa Néologie en 1801. Il s’agit d’un manifeste pour la liberté que l’écrivain doit avoir de proposer le mot qu’il juge le plus à même de refléter sa pensée, au‑delà de considérations purement grammaticales. Pour cette raison, il sera l’un des premiers à reconnaître la valeur d’Atala et à en louer la langue audacieuse.
11Enfin, la dimension religieuse des œuvres de Mercier fait écho à ce que développera peu après Chateaubriand. Si Mercier ne milite pas en faveur du catholicisme comme le fera l’auteur du Génie du christianisme, lui dont le déisme « a quelque chose de solitaire et de farouchement individualiste » (p. 179), son écriture partage avec celle de Chateaubriand un intérêt pour le religieux, ce qui permet à J.‑Cl. Bonnet de pondérer les affirmations du second :
S’il y a bien dans son œuvre nombre de thèmes qui peuvent annoncer ceux du Génie du christianisme, il ne s’agit pas de les désigner expressément comme une source, mais d’évoquer un contexte d’échos afin de nuancer l’attitude un peu fanfaronne du jeune Chateaubriand qui tend à faire de son fameux ouvrage un livre sans équivalent et absolument neuf. (p. 178‑179)
12La comparaison que propose J.‑Cl. Bonnet entre les titres des chapitres du Génie du christianisme et de Mon bonnet de nuit est en ce sens éclairante et souligne combien l’œuvre de Chateaubriand s’ancre dans un terreau nourri par d’autres penseurs avant lui.
13La troisième partie, consacrée plus précisément à Chateaubriand, revient sur l’évolution que connaît cet auteur en partant de la recherche du « beau idéal » théorisée dans le Génie du christianisme pour aller vers une écriture prenant petit à petit le parti de la dissonance et du contraste. Marquée du sceau du paradoxe, l’œuvre de Chateaubriand est traversée par le mouvement. J.‑Cl. Bonnet associe l’auteur à l’eau, relevant le grand nombre de métaphores marines et fluviales qui parcourent les écrits du natif de Saint‑Malo et dont la sinuosité invite à la rêverie.
14Mais l’eau n’est pas la seule à créer cet effet ; les ruines sont également l’occasion d’inviter à penser. Or, c’est bien Diderot qui, à partir de la peinture de ruines, définit ce qu’il entend par « poétique des ruines », dans un ajout à l’article « Ruines » de L’Encyclopédie, puis dans ses Salons. Ce que Diderot théorise, Chateaubriand le réalise sur le plan littéraire, à la suite de Bernardin de Saint‑Pierre et de Volney, et invite le lecteur à une méditation sur l’histoire et la postérité. Surtout, comme l’architecture gothique qu’il valorise aussi, les ruines antiques laissent filtrer le jour, dans un jeu d’ombres et de lumières offrant de nouvelles perspectives décomposées. Il en découle une pratique de l’écriture fragmentaire qui se met en place jusqu’à la Vie de Rancé, puis des Mémoires d’outre‑tombe, des œuvres incomprises par ses contemporains regrettant « l’Enchanteur » des débuts.
15Chateaubriand cite Montaigne comme référence, non seulement pour la vigueur de la langue, mais surtout en tant que figure tutélaire d’écrivain libre et indocile, insoumis à tout canon préexistant. Les « bigarrures » de Montaigne se retrouvent ainsi chez lui, comme elles étaient perceptibles dans les œuvres de ses deux prédécesseurs. D’ailleurs, pour qualifier ses propres écrits, Chateaubriand emploie le terme « stromates » qu’on lit chez l’auteur des Essais : signifiant en grec « broderies ou pensées diverses » (p. 236), J.‑Cl. Bonnet rappelle qu’il s’agit en outre d’un terme que Mercier avait revalorisé dans sa Néologie. Au côté d’autres expressions, telles que « strates » (p. 239) ou de l’emploi de motifs de tapisserie comme les arabesques ou les enroulements, l’auteur des Mémoires d’outre‑tombe suggère que l’écriture est un travail sans liaisons, parcouru d’intervalles, proche en cela de la rêverie.
16Le dernier chapitre que J.‑Cl. Bonnet consacre au musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir est l’occasion de faire la synthèse de ces jeux d’échos et d’observer de manière métaphorique ces années de transition mis en lumière par l’ouvrage. Issus de la Révolution, un grand nombre de biens confisqués au clergé ont été réunis en une collection d’abord entassée, puis organisée en un musée proposant un parcours historique par Alexandre Lenoir dès 1791. La vision de cette collection disparate de statues et autres œuvres sauvées par Lenoir lui‑même a eu un impact profond chez Mercier, Chateaubriand et Michelet. La destruction que cet entassement représente produit un paradoxal effet de reconstruction : c’est parce que ces monuments ont été disloqués que Lenoir peut les réorganiser selon la chronologie et donner à lire l’Histoire. Les auteurs comprennent ainsi, et c’est toute la thèse de l’ouvrage de J.‑Cl. Bonnet, que « c’est à partir des fragments que se font vraiment les synthèses » (p. 267).
L’écriture fragmentaire, une « connivence secrète » ?
17Bien d’autres points communs aux trois écrivains sont abordés dans l’ouvrage, tels l’intérêt pour le culte des grands hommes et la question de la postérité, l’importance du visuel dans leur écriture ou encore leurs engagements politiques, notamment à travers la presse. Choisir de mettre en avant l’écriture fragmentaire, c’est néanmoins souligner, en suivant l’analyse de J.‑Cl. Bonnet, le mouvement principal reliant des œuvres pourtant éloignées les unes des autres. Les fils qu’il tisse lui permettent ainsi d’esquisser des figures d’écrivains rebutés par la rigidité du classicisme encore en vigueur et qui, à travers l’usage de formes courtes et disparates, une production hétérogène et un rapport à la langue renouvelé, proposent des œuvres perçues à la fois comme inachevées et difficilement appréhendables par leurs contemporains. Tous trois ont été fustigés pour ces raisons et apparaissent comme des figures dissonantes dans le contexte littéraire du début du nouveau siècle, très affairé à comparer les mérites des xviie et xviiie siècles, avec un net avantage accordé au Grand Siècle.
18On pourrait cependant questionner le parti pris par J.‑Cl. Bonnet de proposer trois portraits d’écrivains et de s’arrêter sur certain de leurs écrits au détriment d’autres. Il est par exemple étonnant que les Pensées philosophiques de Diderot, une démonstration convaincante d’écriture fragmentaire, ne soient pas mentionnées comme illustration de l’attirance du philosophe pour la forme courte déjà avant L’Encyclopédie. Ce choix est sans doute représentatif du fait que l’ouvrage est une synthèse construite à partir de recherches antérieures effectuées par J.‑Cl. Bonnet et basées avant tout sur ses lectures — très approfondies —, mais sans qu’il soit fait référence aux travaux récents, comme le démontrent les notes de bas de page ou l’absence d’une bibliographie générale. Or, cette façon d’envisager les textes de Diderot donne l’impression de proposer une nouvelle lecture de son œuvre, alors que l’aspect inclassable et fragmentaire de ses écrits est un élément central dans la recherche de ces dernières années le concernant1.
19Le choix de se focaliser sur trois auteurs exclusivement pourrait également comporter le risque de les présenter comme des êtres visionnaires parmi des contemporains encore dans l’attente de l’œuvre totale et de régularité classique. S’il est évident que leur approche de l’écriture est en rupture avec les canons esthétiques de leur temps, il apparaît toutefois que le fragmentaire — une notion qui n’est d’ailleurs pas théorisée dans l’ouvrage —, l’œuvre incomplète ou le besoin de néologismes sont des aspects partagés par d’autres écrivains à la même période. Dans son article « Savoir totalisant et forme éclatée », animé par un même souci de montrer la continuité que les œuvres tissent entre elles des Lumières au début du xixe siècle, Michel Delon avait notamment mis en valeur l’écriture fragmentaire de Delisle de Sales et de Rétif de la Bretonne, nourrie d’inventivité lexicale et de recherche de néologismes2. Florence Lotterie s’interroge quant à elle sur les contemporains de Chateaubriand, tels Joubert, Staël, Senancour ou encore Isabelle de Charrière, en se demandant si la « poétique de la déstructuration des formes et de l’inachèvement » n’est justement pas l’un des éléments qui relient cette génération d’écrivains entre eux3. En outre, si Montaigne est cité comme la référence incontournable des trois auteurs, l’ouvrage donne l’impression qu’il faut attendre les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, une autre figure centrale, pour retrouver l’écriture fragmentaire. Rien n’est dit des formes brèves qu’exploitent les moralistes du xviie siècle, pourtant inscrits dans le contexte classique4. Or, pour en revenir aux Pensées philosophiques, on sait que ces dernières sont, entre autres, une réponse de Diderot à Pascal5.
20Dans une perspective plus large, il pourrait également être intéressant de réfléchir à la poétique du fragment et du décousu que les trois auteurs pratiquent, au moment même où le Romantisme allemand théorise cette question, notamment dans les divers prologues, avertissements ou préfaces qui accompagnent des œuvres valorisant les formes brèves6. L’analyse de J.‑Cl. Bonnet conduit à penser que cette esthétique de l’hétérogénéité et du goût du composite est une démarche qui trouve son origine dans le caractère propre des auteurs, à la suite de leurs expériences d’écriture. Lorsqu’il décrit la propension de Diderot à travailler par montage, celle de Mercier à produire des « copeaux » (p. 116) ou celle de Chateaubriand à constater qu’il n’a autour de lui que des « feuilles éparses » et autres « pages décousues, jetées pêle‑mêle » (p. 234), il montre bien que cette écriture morcelée répond plus à une manière de procéder qu’à un travail poétique sur la forme courte — du moins dans un premier temps, avant qu’ils ne se l’approprient. Mais il est intéressant de remarquer que cette façon de faire est légitimée, sinon recherchée par les auteurs eux‑mêmes au moment où se répandent des écrits courts et des rêveries issus du monde germanique. Ainsi, comme le rappelle Béatrice Didier dans ses travaux sur Senancour — autre auteur du tournant du siècle, admirateur de Rousseau et usant lui aussi de l’écriture fragmentaire —, bien que ce dernier se revendique hors de toute école, il ne peut échapper à la diffusion d’idées et à la manifestation d’une certaine sensibilité partagée par ses contemporains7.
21Or, à ce moment‑là, d’importantes remises en question touchant à des domaines variés ont lieu et conduisent à un morcellement du savoir. On tire par exemple des leçons de l’aventure encyclopédique. Cette œuvre imposante, dont le contenu pourtant est dépassé par la croissance exponentielle de nouvelles découvertes à peine sa publication achevée, démontre que l’on ne peut prétendre synthétiser tout le savoir. Diderot l’admet lui‑même :
Nous avons vu, à mesure que nous travaillions, la matière s’étendre, la nomenclature s’obscurcir, des substances ramenées sous une multitude de noms différents, les instruments, les machines et les manœuvres se multiplier sans mesure, et les détours nombreux d’un labyrinthe inextricable se compliquer de plus en plus. (cité p. 23)
22Par ailleurs, la critique contre « l’esprit de système » est un lieu commun de tout ouvrage d’histoire naturelle dès la deuxième partie du siècle. Le monde savant se spécialise et on assiste à l’avènement de la science moderne au tournant des xviiie et xixe siècles. Les différents savoirs obtenus grâce à des outils qui se précisent et qui se perfectionnent offrent alors une vision imparfaite, parce que morcelée, du Savoir, ce dernier devant désormais être approché par strates — un terme emprunté à la géologie naissante à la fin du xviiie siècle — pour conduire à la reconstitution de la connaissance universelle.
23Au même moment, la Bible, rapportant les événements depuis la création du monde jusqu’à sa destruction finale dans une visée téléologique, perd son statut de récit unique de l’histoire des hommes. La découverte d’annales de peuples ayant précédé Israël et de langues plus anciennes que l’hébreu, ravalé au rang de dialecte sémite, ou encore la relativisation de certains épisodes bibliques par comparaison avec d’autres mythologies anciennes contribuent à diffracter le Récit unique en une multitude de voix. Parallèlement, la paléontologie, science nouvelle, assemble des os pour reconstituer des êtres ayant appartenu à un passé définitivement hors d’atteinte et pourtant saisissable par bribes à travers les vestiges que le temps a conservés. L’aventure humaine n’apparaît ainsi plus que comme un fragment d’une histoire de la Terre bien plus vaste et plus complexe que le récit biblique ne le laissait entendre jusqu’alors.
24Dans son ouvrage Poétiques du fragment, Pierre Garrigues rappelle comment la notion de « totalité » a été remise en cause au xixe siècle, notamment par la critique des théories systématiques qui expliquaient le monde au nom d’une seule vérité et, passant, par la critique des esthétiques imposant des normes jugées périmées dans un langage devenu insignifiant. Comme il l’affirme : « Il est évident que ces critiques, ces refus de totalités totalitaires, débouchent sur une réflexion dont le cœur est la fragmentation8 ». Or, ce bref passage en revue de quelques grands bouleversements que connaît la pensée au tournant du siècle s’accorde avec les recherches de J.‑Cl. Bonnet pour montrer que cette remise en question a déjà commencé en plein siècle des Lumières. Il apparaît donc que les auteurs mis en avant dans l’ouvrage ne sont pas des figures isolées, mais qu’ils sont emblématiques d’un mouvement perceptible durant cette période, qui se manifeste sur le plan littéraire par la recherche de formes esthétiques réussissant à exprimer une nouvelle compréhension du monde.
25Selon la même vision de l’inachevé et de l’organique qui parcourt les œuvres des trois auteurs, et en suivant J.‑Cl. Bonnet pour qui : « la seule méthode qui vaille pour prendre en compte ces inflexions qui nous font changer insensiblement d’époque et d’horizon littéraire, est de s’en remettre à la lecture des œuvres » (p. 6), cet ouvrage devient alors une invitation à rechercher d’autres « connivences secrètes » parmi les auteurs gravitant autour de ces trois figures. Tentons l’exercice.
D’autres « connivences secrètes », le cas de Senancour
26J.‑Cl. Bonnet l’a souligné dans son ouvrage, Diderot « [a] su faire du rêve son meilleur allié » (p. 101), s’inscrivant en cela dans une longue tradition cherchant à transposer le monde onirique en littérature. Le songe étant un espace permettant de reconfigurer toutes les informations retenues par la mémoire sous forme de nouvelles potentialités, rêve et création sont intimement liés car l’écriture du rêve offre des horizons de réflexion infinis. Jouant sur cette interpénétration entre rêve et pensée éveillée, l’écrivain peut se permettre de mettre en scène des opinions divergentes, comme c’est le cas dans Le Rêve de d’Alembert. Le rôle du rêveur autorise à se positionner en tant que visionnaire pour faire entendre une voix dissonante, et justifie par la même occasion une forme d’écriture décousue à l’image du monde onirique, ainsi que l’écrit un autre auteur :
[J]e hasarderai donc quelques idées sans suite peut‑être ; car je ne travaille pas en écrivain, mais je dis ce que je pense. S’il se trouve dans mes rêveries quelques vérités, je suis satisfait ; et peu m’importent les défauts nombreux qu’on trouvera dans mes écrits, si on les considère comme l’ouvrage d’un auteur éveillé […].
27On pourrait penser que cette phrase provient des Songes et visions philosophiques de Mercier, qui rapporte ailleurs :
J’ai oui dire cent fois que les songes n’étoient que des jeux bisarres de l’imagination, & un extravagant amas de pensées, & d’objets sans liaison. Je l’ai moi‑même en effet éprouvé bien souvent depuis que je suis devenu rêveur par état, & mon lecteur n’aura pas manqué de s’en appercevoir (sic)9.
28Malgré ces échos, il s’agit en réalité d’un extrait tiré des Premiers Âges, ouvrage publié en 1792 par le jeune Étienne de Senancour10. Lecteur de Diderot et de Mercier, qui deviendra ensuite son ami, il est en outre de la même génération que Chateaubriand. Les liens entre ces derniers, associés par leurs personnages mélancoliques de René et d’Oberman, ont été étudiés en détails par Béatrice Didier, qui va jusqu’à les qualifier de demi‑frères11.
29Les connexions avérées entre Senancour et les trois auteurs analysés par J.‑Cl. Bonnet deviennent particulièrement intéressantes lorsque l’on se penche sur leurs œuvres respectives. Si Senancour se réfère parfois explicitement à Diderot dans ses écrits12, la parenté est évidente avec l’écriture de Mercier. On peut à nouveau le déduire à la lecture du texte intitulé « Rêverie » placé en deuxième partie des Premiers Âges et qui ressemble beaucoup aux divers récits de rêves que propose son modèle13. Œuvre de jeunesse, cette « Rêverie » n’est pas comparable avec les écrits postérieurs des Rêveries sur la nature primitive de l’homme, plus proches de la rêverie rousseauiste et que l’on retrouve bien sûr chez Chateaubriand. Or, les méditations mélancoliques que la seconde génération de romantiques valorisera chez ces deux auteurs ne sont pas le moindre de leurs points communs. La forme des écrits senancouriens, enfin, est fragmentaire. Les « rêveries », les « méditations » ou encore les lettres qui composent Oberman, le roman le plus emblématique de son œuvre, sont des formes privilégiées par Senancour, qui tente par‑là de se prémunir contre les risques de la synthèse définitive et de la vérité absolue, conduisant selon lui au fanatisme14.
30Le récit de rêve ainsi que les rêveries sont des formes de textes se prêtant bien à la mise au jour de « connivences secrètes » existant entre ces auteurs. Rapporter un songe ou une évasion par la pensée implique l'usage du fragment, le monde onirique étant par essence irrémédiablement coupé de celui de la réalité. Il y a donc une entrée et une sortie du rêve, qui impose une limite dans l’écriture15. Cependant, à lire la réflexion suivante tirée d’Oberman, on a l’impression que pour Senancour, vie, songe et écriture sont une seule et même chose :
La vie positive est aussi comme un songe ; c’est elle qui n’a point d’ensemble, point de suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes : elle en a d’autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu’on a vu. Ainsi, dans le sommeil, on pense en même tems des choses vraies et suivies, et d’autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la nuit, et les sentimens du jour16.
31Interpénétration de parties disparates, de moments et de sensations étranges les unes aux autres sans logique, on retrouve ici l’intérêt de Diderot pour le rêve, dont « il cherchera toujours à [en] imiter dans son écriture [l]e décousu » (p. 101). D’ailleurs, pour bien insister sur ce parallèle, Senancour choisit le pseudonyme de « Rêveur des Alpes » lors de la publication de ses deux premiers ouvrages, « [une] périphrase qui suggère poétiquement quoique littéralement la situation imposée à l’écrivain par son exil suisse, se fait aussitôt métaphore d’une posture intellectuelle, d’une conviction morale et d’un projet littéraire17 », comme le note judicieusement Dominique Giovacchini.
32Imposée par le sujet, la forme fragmentaire est aussi chez Senancour symbole du livre total sur la condition humaine qu’il rêve d’écrire, proche en cela de l’idéalisme allemand pour qui « l’œuvre réelle, quelle qu’elle soit, n’est qu’une approximation de la grande œuvre qui se constitue peu à peu, pièce par pièce18 ». Or, dans cette recherche d’unité à partir d’élaborations toujours limitées, Senancour appréhende son œuvre comme Mercier, ouverte et mouvante, la reprenant sans cesse pour en présenter de nouvelles éditions remaniées19. De là découle l’accusation de ne pas savoir construire un roman qui se tient, reproche fait de son vivant et qui a conditionné la réception de l’œuvre par la suite20. Mais cette remarque a aussi concerné les trois auteurs selon J.‑Cl. Bonnet, rapportant les critiques de leurs détracteurs sur « leur propension à l’écriture fragmentaire [qui] les a empêchés d’écrire des livres » (p. 14). Parce que l’écriture décousue remet en question la notion même d’œuvre, basée sur la « complétude » attendue dans toutes les poétiques traditionnelles depuis Aristote21, la critique se trouve déstabilisée. Senancour participe donc bien à ce mouvement de questionnement des normes établies, prenant par‑là le risque d’être incompris de ses contemporains.
33Sa postérité en souffrira également. Alors que Sainte‑Beuve et George Sand avaient relevé l’intérêt de son écriture et que la jeune génération de romantiques s’y était intéressée un temps, son œuvre a été finalement peu lue. Malgré les efforts sporadiques de certains chercheurs comme Joachim Merlant au début du siècle dernier, puis André Monglond, il a fallu attendre les travaux de Béatrice Didier et l’édition actuellement en cours des Œuvres complètes dirigées par Fabienne Bercegol pour que cet auteur trouve une place dans les recherches littéraires au côté de contemporains plus célèbres. Cette diffusion difficile des écrits senancouriens fait écho aux aléas qu’ont connus les auteurs dont parle J.‑Cl. Bonnet. Il rappelle que Diderot et Chateaubriand n’ont pu donner à lire qu’une partie de leurs écrits de leur vivant, et que l’édition posthume complète de leurs œuvres respectives a pris beaucoup de temps à voir le jour. Quant à Mercier, il doit beaucoup aux travaux de J.‑Cl. Bonnet lui‑même et son importance dans les études littéraires n’est reconnue que depuis peu.
34Il y a donc bien des « connivences secrètes » entre Senancour, Diderot, Mercier et Chateaubriand. On peut même postuler, sans prendre trop de risques, que d’autres écrivains pourraient allonger la liste. L’approche que propose J.‑Cl. Bonnet est ainsi un encouragement à retourner lire les auteurs et autrices de ces années à cheval sur deux siècles et que l’on a du mal à classer dans des catégories littéraires établies, ni classiques, ni romantiques. Ils démontrent au contraire que les frontières sont poreuses — tout comme le sont celles qui séparent le rêve de la réalité —, que les lignes sont courbes et que les livres restent parfois inachevés. Ce qui n’empêche pas la naissance d’œuvres dont l’esthétique du décousu nous apparaît aujourd’hui d’une grande modernité.
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35Postuler, grâce à un certain nombre d’échos entre ces auteurs, que Diderot, Mercier puis Chateaubriand sont à l’origine d’une approche esthétique ou poétique inédite semble quelque peu ambitieux une fois qu’ils sont replacés dans leurs contextes respectifs. Mais considérer qu’ils sont représentatifs d’un mouvement faisant advenir une nouvelle configuration du monde des Lettres, c’est assurément ce que Les Connivences secrètes. Diderot, Mercier, Chateaubriand donne à voir. L’intérêt principal de cette approche est de montrer que cette évolution dans les formes, dans la perception de ce qu’est une œuvre littéraire, voire dans l’expression de la complexité humaine que les trois auteurs proposent n’a pas attendu la Révolution française ou le début d’un siècle neuf pour connaître des changements, mais qu’elle était en germe déjà avant. Si les événements politiques et sociétaux de la Révolution, puis de l’Empire ont compté chez des auteurs comme Senancour ou Chateaubriand, ces derniers ont aussi été des lecteurs de leurs prédécesseurs, à commencer par Diderot, qui partageait avec eux cette conscience d’un besoin de renouveau esthétique. Au lieu de ruptures soudaines, il faut donc bien parler, comme le fait Jean‑Claude Bonnet, d’un « mouvement continu dans le lent travail souterrain des formes » (p. 5).