La parole colonisée : rhétorique & relations de voyages en Afrique au XVIIIe siècle
1Quand il prend la parole pour amadouer le lecteur à l’ouverture de sa Nouvelle relation de l’Afrique occidentale, le père Jean‑François Labat commence par dire ceci : « J’ai vu l’Afrique, mais je n’y ai jamais mis le pied ». Ce n’était pas une plaisanterie facile et l’on aurait tort de ne pas prendre ces mots au sérieux. Consolidée par les phrases qui suivent, cette déclaration est là pour prôner la suprématie de la compilation sur l’expérience dans la connaissance du monde : en puisant dans les meilleurs livres déjà écrits, on a bien plus de chances de réunir un savoir fiable qu’en s’appuyant sur le témoignage d’un sujet nécessairement limité et livré aux accidents de sa propre aventure.
2Romancier important, l’auteur et chercheur franco‑sénégalais David Diop s’y connaît en matière de livres et l’enquête qu’il a menée sur les particularités de la littérature viatique consacrée à l’Afrique au temps des Lumières ainsi qu’aux répercussions de celle‑ci dans les discours abolitionnistes de la fin du siècle peut être considérée à bien des égards comme une réfutation en règle du postulat épistémologique soutenu par Labat. Certes, il y a bel et bien lieu de se méfier du témoignage des voyageurs, comme on l’a fait depuis l’Antiquité, mais il ne faudrait pas penser que les recueils de connaissances, eux‑mêmes constitués en chaînes discursives structurées formellement par la rhétorique et sémantiquement par les préjugés (et les intérêts), seraient plus propres à livrer sur les mondes autres des informations dignes de foi. C’est ce qui est montré avec minutie dans ce livre : ces recueils, ces descriptions, ces relations sont fatalement soumis à l’autorité du « régime de véridiction » (notion empruntée à Michel Foucault) qui s’impose dans environnement culturel et social des écrivants et de leur public.
3Judicieusement, David Diop ne cherche pas à mettre au jour la Rhétorique nègre à partir de principes généraux issus de la longue tradition de la topique discursive. Il a choisi plutôt de se pencher sur un cas de figure bien précis : la citation des énoncés attribués aux Africains dans les relations de voyage. Cette pratique pose évidemment toute une série de questions qui révèlent autant d’entraves à la transparence du discours. Il y a, en premier lieu, la question de la régie narrative qui n’est jamais assumée par l’autochtone dont la parole sera toujours rapportée. Rapportée, c’est‑à‑dire d’abord traduite (mais comment ? par qui ?), puis assimilée et reformulée dans un contexte d’énoncé totalement exogène où s’imposent les inévitables contraintes discursives : la situation et les motifs de l’énonciation, le cadre générique, les connaissances préalables et les présupposés, la culture langagière et rhétorique du sujet, les modèles textuels préexistants. Et il y a ensuite la circulation du texte ainsi produit, qui met à l’épreuve tous ces conditionnements, en en renforçant le plus souvent la légitimité culturelle (à ne pas confondre, évidemment, avec une légitimité philosophique, morale ou anthropologique).
4Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur décrit avec précision le vaste corpus sur lequel il s’appuie. Les grands recueils tels que l’Histoire générale des voyages de Prévost (1744‑59), l’Abrégé de l’histoire générale des voyages de La Harpe (1780) ou la Bibliothèque universelle des voyages de Boucher de la Richarderie (1808) y tiennent une place importante, notamment du fait qu’ils présentent eux‑mêmes des reformulations (parfois même des reformulations de reformulations) de relations tierces où se trouvent encore amplifiés ces phénomènes d’assimilation ou de domestication discursive dont il est question. Il y a également des productions éditoriales de moins grande ampleur, mais tout aussi significatives, comme celles que l’on doit au père Labat. Bien d’autres textes « originaux » (c’est‑à‑dire connus sous la forme dans laquelle ils ont été écrits) sont pareillement sollicités, avec une grande variété de postures des différents auteurs, des plus empathiques relativement au monde africain (tels Le Vaillant ou Isert) jusqu’aux plus méprisants à son égard (Brüe ou des Marchais). Ces auteurs sont publiés en France, mais sont loin d’être tous Français (le Hollandais Bosman, le Danois Isert, l’Anglais Snelgrave) — ce qui pousse le lecteur à se demander pourquoi n’ont pas été convoqués des voyageurs aussi remarquables que James Bruce, Mungo Park ou Maurice‑Auguste Beniowski. Mais peu importent ces absents, car il est admis que l’enquête ne visait pas à une quelconque exhaustivité dans le traitement des sources. C’est une approche analytique et synthétique qui est proposée, à l’image du passionnant examen de l’usage de la prosopopée qui prolonge cette première partie, en montrant comment la parole de l’Africain se trouve reconfigurée par l’Européen conformément à des patrons discursifs qui lui sont familiers, à lui comme à ses lecteurs : ceux de la harangue, du plaidoyer ou du sermon.
5Dans la deuxième partie, il est principalement question d’unités lexicales (toponymes, patronymes, désignations d’objets ou de réalités inconnues des Européens) ou de séquences brèves, en particulier les « bons mots ». Sur la base de nombreux exemples soigneusement choisis et analysés avec précision, l’auteur met en lumière les différents effets produits par l’intrusion de ces unités ou séquences langagières si manifestement étrangères. Ils peuvent avoir une valeur ornementale et jouent aussi comme soutien de la vraisemblance ; mais en tant que marqueurs d’exotisme, ils sont surtout des indices de distanciation. Et quand il s’agit des « bons mots », leur choix, leur appropriation, leur plus que probable transformation met encore plus clairement en lumière cette observation selon laquelle la parole de l’autre, quand elle est relayée comme telle, met en mouvement des procédures d’interprétation en suite desquelles cette parole sera livrée aux lecteurs européens qui la soumettront à leur tour à interprétation. Cette parole est ainsi en même temps exhibée dans son étrangeté et adaptée à la perception du public vers lequel elle est transférée. Ayant subi diverses transformations et changé de destinataire, elle a par là‑même changé de nature et de portée : elle est devenue composante d’une « littérarisation des échanges verbaux entre Africains et Européens » et, plus généralement, d’une littérature (relations viatiques, fictions romanesques, discours abolitionnistes) qui instaurera entre l’Africain et son image construite la distance plus ou moins critique de la représentation.
6C’est à cette littérature qu’est consacrée la troisième partie de l’ouvrage qui est aussi la plus ample. L’Africain en est évidemment le personnage central ; représentant de l’étrangeté de son peuple dans beaucoup de relations de voyage, il deviendra toujours plus nettement une figure, celle de l’esclave qui est le plus souvent à plaindre, voire à libérer, jusqu’à pouvoir incarner des revendications libertaires qui concernent pareillement, dans leur propre contexte, les Européens eux‑mêmes. Les relations de voyages sont ici réexaminées, en particulier celles qui sont mises en séries dans les recueils déjà évoqués ; les dialogues qui y sont reconstitués réapparaissent à différents degrés de citation, avec, chaque fois, d’autres accentuations, d’autres résonances, ce qui permet à l’auteur de montrer comment se mettent en place les procédures de fictionnalisation d’un matériau originellement documentaire (ou au moins postulé tel). Le pas vers les fictions proprement dites est franchi et ce sont alors quelques romans ou nouvelles qui sont convoqués dans des pages qu’on peut trouver moins convaincantes, non seulement à cause d’étonnantes absences (la nouvelle Mirza de G. de Staël, Aline et Valcour de Sade, évoqué seulement à la suite de la littérature secondaire, certains romans utopiques), mais aussi parce qu’il n’est pas vraiment tenu compte de la complexification des énoncés et de leur charge sémantique qui est propre à la fiction ; mais cela se pouvait‑il sans changer l’orientation du livre ? Il semble que non et dès lors, il aurait peut‑être été prudent de ne pas s’aventurer sur ce terrain. On retrouve toute l’assurance et la verve de la démonstration lorsqu’il est question de la littérature abolitionniste où la parole des Africains est relayée non plus pour accentuer la distance ou plaire par les séductions de l’exotisme, mais pour incarner et porter un discours propre à émouvoir le lectorat et à lui faire sentir toute l’abomination de l’esclavage. Certaines des Lettres édifiantes et curieuses des jésuites ou encore, bien sûr, les thèses de l’abbé Grégoire, font l’objet d’analyses fines et profondes, suivies pour finir par des aperçus intéressants sur la projection des arguments abolitionnistes dans le champ de l’iconographie, dans celui de la poésie (Parny) ou sur la scène du théâtre dans les temps de la Révolution.
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7L’ouvrage de David Diop, qui est utilement enrichi de trois index (noms, notions et lieux géographiques), offre une contribution majeure aux études postcoloniales autant qu’aux recherches portant sur la littérature de voyage. Sa grande force est d’avoir évité le piège de l’a priori attendu sous un « régime de véridiction » qui a radicalement changé depuis les temps du père Labat. Il ne s’agit pas de vilipender les dérives du discours chez les peuples colonisateurs et négriers, mais d’analyser ce discours pour comprendre comment il est structuré dans la langue et comment il fonctionne dans l’interaction langagière, donnant ainsi corps à des idées, des préjugés et des stratégies que ces mots portent indépendamment du degré de conscience de ceux qui les utilisent. Solidement documentée, conduite avec rigueur et finesse, cette étude porte un jour nouveau et bienvenu sur le corpus des voyages en Afrique au xviiie siècle ; plus généralement, il livre aussi, par cet exemple, un apport méthodologique significatif au champ étendu de l’imagologie.