Curzio Malaparte & la littérature cruelle
L’enfant terrible des lettres italiennes
1« [N]ationaliste et cosmopolite, pacifiste et belliciste, élitiste et populiste, écrivain politique à la prose dégraissée et romancier à l'imagination baroque, arcitaliano et antitaliano, parfois un peu ciarlatano1 ». C’est à travers ces juxtapositions parfois oxymoriques que, dans sa biographie intitulée Malaparte. Vies et légendes (2011), Maurizio Serra fait émerger la personnalité plurielle et insaisissable de l’écrivain, journaliste, cinéaste et diplomate italien Curzio Malaparte (1898‑1957). Né à Prato (Toscane) Curt Erich Suckert, Curzio Malaparte n’est pas seulement l’une des figures majeures du panorama littéraire et politique italien de la première moitié du xxe siècle. Il est aussi l’une des personnalités parmi les plus ambiguës et problématiques de l’époque. En raison de son rapport controversé avec le régime fasciste, dont il compte parmi les premiers idéologues, Malaparte a souvent été frappé d’ostracisme, non seulement par l’establishment littéraire des années 1940 et 1950, mais aussi par la critique dont son œuvre a fait l’objet, jusqu’aux années 19802. Ce qui gêne chez Malaparte réside en particulier dans son exubérante personnalité publique, complexe et encombrante, qui oscille entre la droite et la gauche, qui cherche le succès à la fois dans le milieu littéraire et dans celui de la politique, suivant en cela les pas de son modèle de référence : François‑René de Chateaubriand.
2Le sous‑titre choisi par Maurizio Serra pour sa biographie, Vies et légendes, montre bien comment le personnage Malaparte, avec toutes ses ombres et lumières, a souvent pu prendre le dessus sur l’homme de lettres et sur l’étude critique de son œuvre. Dans l’après‑guerre, cette situation a favorisé une lecture critique se focalisant davantage sur la vie de l’auteur et sur ses choix politiques que sur ses textes. Le livre de Franco Baldasso, Curzio Malaparte. La letteratura crudele. Kaputt, La pelle e la caduta della civiltà europea (2019) constitue un important pas en avant dans le processus de réévaluation de l’œuvre, entamé dans les années 1980 mais loin d’être achevé. Résolu à ne pas se montrer intimidé par le personnage public de Malaparte, F. Baldasso conjugue avec habileté les données biographiques et l’analyse des œuvres pour offrir au lecteur une mise en perspective inédite. Cet ouvrage, qui comprend quatre chapitres, vise à analyser le corpus malapartien des années 1940 dans le but de mettre en lumière la confrontation de plus en plus problématique entre l’homme et les technologies que ce dernier parvient à produire mais qu’il ne sait pas toujours maitriser. À ce propos, F. Baldasso parle d’un véritable « cambiamento di paradigma che taglia in due il secolo, se non l’intera modernità, e i cui effetti non sono ancora terminati3» (p. 9) et que Malaparte a su reconnaitre et décrire de manière inédite. Selon F. Baldasso, Malaparte n’est pas seulement un écrivain compromis à la personnalité encombrante, mais aussi, et surtout, l’un des premiers narrateurs de la nouvelle Europe sortant de la deuxième guerre mondiale. Entamant son travail par l’analyse de l’introduction du roman Kaputt, F. Baldasso identifie, dans ce qu’il appelle « une poétique de la cruauté », l’élément clé des ouvrages du Malaparte des années 1940. D’après F. Baldasso, par le mot « cruauté » il faut entendre un « compito intellettuale : è la responsabilità di rappresentare ed elaborare in forma artistica l’abiezione morale che con il conflitto mondiale stava invadendo l’Europa4» (p. 9).
Pour une relecture du corpus malapartien des années 1940
3Dans le premier chapitre du livre, F. Baldasso reconstruit ce qui, aux yeux de Malaparte, constitue la principale fonction de la littérature. L’analyse de nombreuses pages de Kaputt montre que, pour l’écrivain, la littérature n’amène à aucune rédemption. Elle n’offre pas plus de consolation qu’elle ne met à l’abri des maux de l’histoire. F. Baldasso montre que le rôle de la littérature réside pour Malaparte dans un témoignage qui se fonde sur l’instance auctoriale qui prend la parole et qui, dans Kaputt, se pose en garant non seulement des nombreuses histoires racontées, mais aussi de leurs incohérences. Le personnage du « je », qui propose au lecteur son point de vue, est aussi le seul qui soit en mesure de garantir une certaine cohérence à ce qui est narré et qui autrement demeurerait fragmentaire.
4Plus loin, l’auteur développe cette réflexion initiale en s’interrogeant sur la possibilité de concilier le Malaparte témoin avec le spectre du jeune intellectuel idéologue du fascisme. Dans l’économie du volume, ce chapitre est crucial en ce qu’il met en perspective le parcours politique de Malaparte : F. Baldasso analyse les raisons qui, dans les années 1920, ont encouragé le jeune homme à reconnaitre en Mussolini et en son régime une possibilité de palingénésie nationale conduisant à une révolution italienne qui aurait garanti une régénération sociale. En passant par la désillusion des années 1930, F. Baldasso explique aussi comment Malaparte et toute une génération d’intellectuels déçus par Mussolini ont dû composer avec la censure et avec le fait que le régime était la source principale, voire la seule source de subsistance pour les écrivains et pour les journalistes.
5Le cœur du livre, le troisième chapitre, étudie la conception tragique de l’histoire développée par Malaparte dans les années 1940, lorsqu’il commence à prendre ses distances par rapport au régime en déclarant l’autonomie de son écriture par rapport aux enjeux politiques du temps. F. Baldasso montre que, pour Malaparte, le tragique de l’histoire passe par la remobilisation de certains archétypes (Urbilder) de la culture occidentale, d’abord et avant tout celui de la guerre en tant que palingenèse. Dans le sillage d’Oswald Spengler, que Malaparte avait vraisemblablement lu (p. 37), l’auteur de Prato vise à témoigner, à travers sa poétique de la cruauté, de l’effondrement de la civilisation européenne et du bouleversement qui l’affectait alors à ses yeux. Dans ses œuvres des années 1940, notamment dans Kaputt et La Peau, ce bouleversement se manifeste par la représentation du divorce progressif entre ce que l’homme peut se représenter et les technologies qu’il peut effectivement produire. L’écriture de Malaparte raconte comment la puissance technologique assujettie au pouvoir bouleverse et emporte les nations, les individus et même les animaux (p. 16). La technologie devient ainsi « le nouveau sujet de l’histoire » (p. 55), face auquel l’homme ne peut que se sentir humilié et éprouver cette « honte prométhéenne » que F. Baldasso identifie en se référant à la pensée de Gunther Anders. Dans Kaputt, la puissance technologique de la guerre est souvent juxtaposée à la représentation des victimes de cette même guerre, des êtres qui sont à chaque fois représentés en tant que créatures souffrantes, décrits dans toute la crudité de leur réalité corporelle. D’après l’essayiste, il y aurait chez Malaparte une attention nouvelle pour la victime. Dans Kaputt et dans La Peau, hommes et animaux sont représentés à la fois comme des victimes et comme des héros, comme des martyrs qui incarnent le sacrifice chrétien. Toutefois, le sacrifice est repensé dans une optique tout à fait laïque, puisqu’il n’inclut aucune possibilité de rédemption. La victime, humaine ou animale, deviendrait ainsi l’emblème de la souffrance et de la valeur universelle de cette dernière.
6F. Baldasso montre bien que, chez Malaparte, les figures christiques du sacrifice sont toujours vidées de toute valeur métaphysique, et ceci est évident dans le quatrième chapitre du livre, consacré à l’analyse d’Il Cristo proibito (1951), seul film écrit et dirigé par Malaparte. Dans ce chapitre, qui étudie les figures christiques du sacrifice, F. Baldasso montre à plusieurs reprises que la perspective de Malaparte est toujours celle d’une immanence radicale, en vertu de laquelle rien ne peut justifier la mort ou le sacrifice.
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7En définitive, le livre de Franco Baldasso démontre, à travers une analyse approfondie, que l’œuvre de Malaparte mérite une attention nouvelle et une lecture qui s’émancipe de l’encombrant personnage public de l’écrivain. La démarche adoptée met en évidence qu’il est possible de repenser et d’intégrer non seulement l’auteur mais aussi son travail dans le vaste et complexe panorama littéraire de l’après‑guerre. Comme le souligne F. Baldasso, le volume est publié à un moment où il est plus que jamais « politiquement nécessaire » d’étudier des auteurs qui, comme Curzio Malaparte, ont été volontiers frappé d’ostracisme par la postérité en raison de leurs positions politiques. À ses yeux, il est préférable, et grand temps, de soumettre de tels écrivains à une approche critique qui soit en mesure non seulement de comprendre leur fascination pour le fascisme, mais aussi de faire droit à leurs textes sans se laisser intimider par leur réputation, mais plutôt en s’efforçant de comprendre comme cette dernière s’est construite.