Fictions de la fin des temps, d’est en ouest
1L’essai d’Anna Saignes tranche au milieu de l’abondante production critique consacrée aux textes apocalyptiques. Ces derniers, on le sait, ont pour point commun de représenter le temps des hommes comme achevé — uchronies, donc, plutôt qu’utopies —, et connaissent depuis quelques décennies un engouement remarquable qui ne se cantonne d’ailleurs pas au champ littéraire et justifie à lui seul l’intérêt de la critique. Pour ce qui est de la littérature, Jean‑Paul Engélibert fait du roman de Jean‑Baptiste Cousin de Grainville, Le Dernier Homme (1805), « le premier récit laïque de l’apocalypse », à l’orée de cette ère des « apocalypses sans royaume » apparues dans le sillage de la Révolution Française. Ces fictions d’un type nouveau, puisqu’elles n’ouvrent sur l’horizon d’aucune cité céleste, constituent selon J.‑P. Engélibert une rupture dans la tradition ancienne du récit apocalyptique ; elles traversent les xixe et xxe siècles pour arriver jusqu’à « notre modernité », cet « âge des extrêmes » où le sentiment de la catastrophe, plus aigu que naguère, les a fait proliférer1.
2C’est bien dans ce fonds que puise Anna Saignes ; mais elle prend l’initiative, fructueuse pour son analyse de la pensée politique du texte apocalyptique moderne, de comparer dans le détail deux romans « post‑totalitaires », c’est‑à‑dire contemporains de la décomposition de l’ancien « bloc de l’Est », et un roman qu’on pourrait dire « post‑démocratique », car représentatif du déclin des sociétés démocratiques libérales de type occidental : d’une part La Petite Apocalypse de Tadeusz Konwicki, paru dans le circuit parallèle de l’édition polonaise en 19792, c’est‑à‑dire à la veille des grèves des chantiers navals de Gdańsk qui ont mené à la révolution de 1989 dans l’Europe communiste, et Le Slynx de Tatiana Tolstoï, rédigé entre 1986 et 2000, date de sa parution à Moscou neuf ans après la dislocation de l’Union soviétique ; d’autre part Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq publié à Paris en 19983. Les deux réalités sociales et politiques à l’arrière‑plan de ces romans ont a priori peu de choses à voir l’une avec l’autre, hormis leur affrontement séculaire. L’étude conjointe de ces fictions présente néanmoins d’indéniables avantages, le tout premier étant de convoquer dans le champ de l’analyse critique les traces littéraires laissées par une expérience totalitaire qui a concerné durablement une grande partie de l’humanité. Rétrospectivement, en « Occident », on réduit souvent cette expérience à sa conclusion, désignée sous l’étiquette commode de « chute » ou « effondrement » ou « disparition du communisme », sans mesurer les effets durables du totalitarisme sur les sociétés concernées. C’est aussi que le catastrophisme connaît des modes : notre actualité, obnubilée par les catastrophes naturelles de l’ère du « capitalocène », a oublié cette catastrophe politique majeure du xxe siècle qui continue pourtant de hanter la production littéraire des anciens « pays de l’Est », mêlée à la critique de leur « transition vers la démocratie et l’économie de marché » (selon la formule consacrée) dont on sait les ratés, les illusions et les espoirs déçus. Anna Saignes fait d’ailleurs remarquer que « c’est probablement en Russie que la vitalité anti‑utopique est la plus forte » (p. 15).
3Toujours est‑il que la comparaison de ces trois romans de la fin, post‑totalitaires et post‑démocratique, réserve des surprises : entre « une démocratie libérale sujette à la déliaison » et des sociétés « ayant perdu le monde commun » sous l’action du totalitarisme et sous l’effet de la confrontation au « monde libéral consumériste » (p. 219), la distance n’est pas aussi grande qu’il y paraît. Car elles font toutes l’expérience de la désagrégation et de « l’échec du collectif » (p. 142). Telle est la « leçon » politique commune aux trois romans : « la question à laquelle il faut faire face est la même partout : comment réparer le tissu relationnel permettant d’agir ensemble ? » (p. 219) Question éminemment politique qui pose corollairement la question de la liberté à laquelle Anna Saignes est amenée à donner une place considérable, tout à fait bienvenue dans son analyse. C’est là encore un avantage découlant de la comparaison des trois romans qu’elle a retenus. Qu’en est‑il de la liberté à la fin des temps, une fois les vieilles sociétés totalitaires ou démocratiques dépassées4 ? Que peut encore la littérature pour la liberté des hommes dans ce contexte nouveau ? Comment entend‑elle faire œuvre politique ? Anna Saignes déploie cette interrogation fondamentale dans sa riche étude comparée de trois « textes ultra‑fictionnels », mais fortement « ancrés dans l’histoire », montrant que la « tension entre littérarité insistante et ancrage historique » (p. 30) ouvre un espace propice à une réflexion politique non dogmatique, menée « à l’abri de la lumière crue des concepts » (p. 280).
Terminologie
4On saura gré à A. Saignes de se consacrer ainsi à l’essentiel sans épuiser le lecteur par d’interminables et stériles considérations sur ce qu’est une anti‑utopie ou contre‑utopie ou dystopie (si l’on préfère l’anglicisme). Elle procède certes dans l’introduction de son essai à une mise au point qui prend en compte les différentes théories existantes, mais aboutit à une définition opératoire large, accueillante et efficace. A. Saignes fait ainsi de l’anti‑utopie une classe d’utopies représentant « une communauté humaine dont l’avènement est pour le moins non souhaitable » (p. 19) : tout comme l’utopie, elle comporte un volet critique et satirique, mais à sa différence, elle n’oppose pas à la réalité dégradée le modèle d’une cité idéale, quoique l’anti‑utopie reste « en vérité toujours foncièrement attachée à dessiner en creux des lignes de fuite vers un non‑lieu autre » (p. 23). C’est ce creux, ces lignes de fuite vers un ailleurs qu’il s’agit de repérer, au‑delà de la dénonciation par trop visible. Genre littéraire à la croisée entre « littérature mercantile visant un public large (ou la « jeunesse ») […] et littérature reconnue par l’institution littéraire » (p. 16), l’anti‑utopie propose en réalité une sorte de diagnostic quant à la manière dont s’articulent existence individuelle et existence collective dans une société donnée ; et contrairement à ceux qui l’accusent de « désengagement », de « retrait du monde », d’apolitisme, elle fait bel et bien œuvre politique, mais à la manière de la littérature : « loin d’être des machines à reproduire du réel afin d’en dénoncer — inefficacement ? — les tares, les anti‑utopies sont des machines à penser », des formes d’« investigation littéraire [de la région] où se défont les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, de l’existence personnelle et du politique » (p. 31). En tant que forme littéraire, elles ne s’intéressent donc pas aux systèmes politiques ni aux institutions, mais au « soubassement concret de l’existence communautaire » (p. 23). A. Saignes y insiste avec raison : cette littérature est plus proche de la littérature de témoignage que du traité de philosophie politique (à l’inverse de l’utopie positive, pourrait‑on ajouter) ; car elle pense « une communauté à partir de la vie ordinaire des individus qui la composent et des relations qu’ils nouent entre eux » (p. 23). C’est sans doute la raison qui explique « les effets de réalité » ressentis par les lecteurs des anti‑utopies, qui les ont parfois lues non comme des fictions, mais comme des prophéties du malheur qu’eux‑mêmes étaient en train de vivre la désorganisation générale de la société, la dévastation du monde, la solitude radicale des personnes — comme si « la réalité a[vait] rattrapé la fiction » (p. 35). Quoi qu’il en soit, ce sont « des textes faciles à lire, convoquant sans cesse une expérience de la réalité familière au lecteur (du moins au lecteur contemporain de l’auteur), [rencontrant un écho important] au sein de la communauté qu’il[s] raconte[nt] » (p. 33).
Intertextualité
5Dans le cadre de cette définition, A. Saignes analyse ensuite les textes, dégageant ce qu’elle appelle « un ensemble de gestes anti‑utopiques » (p. 278) dont le plus frappant, selon elle, est l’inscription des œuvres étudiées dans un dialogue avec des anti‑utopies antérieures qu’elles relisent et réécrivent en partie. Ces références ne sont évidemment pas choisies au hasard ni ne donnent lieu à un jeu littéraire gratuit : Tadeusz Konwicki et Tatiana Tolstoï se tournent vers des références partagées avec leurs lecteurs, 1984 de George Orwell pour le premier, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury pour la seconde5. Selon A. Saignes — qui informe précisément des circonstances expliquant le succès d’Orwell et de Bradbury en Pologne et en Russie —, ces textes sous‑jacents servent à Konwicki et Tolstoï à « racont[er] le totalitarisme naissant et triomphant » au moment où ce même totalitarisme se délite, de sorte à alimenter « un questionnement renouvelé sur la domination et la liberté » et contribuer ainsi à l’intelligence des sociétés, passées et présentes, qui ont produit le totalitarisme (p. 18).
6Au contraire, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, l’hypotexte des Particules élémentaires, est selon Houellebecq un roman certes célèbre, mais mal compris du public occidental. L’écrivain entreprend d’en éclairer le sens en l’intégrant explicitement à sa propre matière romanesque. Les deux frères Huxley, Aldous et Julian, sont ainsi directement invoqués par les personnages qui en sont les avatars fictionnels, Bruno et Michel — sans parler de parallèles plus discrets au niveau de l’intrigue des deux romans. L’intention de Houellebecq, en annexant ouvertement Huxley à sa fiction, est selon A. Saignes de manifester le rôle que « [c]e grand artisan du mal moderne » (p. 66) a joué dans l’histoire des sociétés occidentales : Le Meilleur des mondes, « au fond un monde souhaité par Huxley […] sous le signe de la libération sexuelle et des drogues psychédéliques », est aux yeux de Houellebecq la vraie matrice d’où sort notre pauvre monde en voie de dislocation, aspiré par son modèle maléfique (p. 62‑63).
7A. Saignes livre un commentaire très séduisant de ces pratiques hypertextuelles, différentes dans leurs manifestations, mais identiques dans leur fonctionnement. Elles aident à comprendre le rapport au réel de nos fictions anti‑utopiques qui choisissent donc d’interposer, entre le réel et sa représentation critique, une couche de texte plus ancien qui le réfracte encore une fois. Ce procédé systématique qui consiste, d’une part, à doubler la référence au réel visé d’une référence intertextuelle et, d’autre part, à mesurer ce que vaut encore l’œuvre ancienne à l’aune des temps nouveaux, est désigné ici sous le nom de « référencialité », un concept qu’A. Saignes emprunte à Tiphaine Samoyault6. La raison de ce procédé est d’obtenir, comme l’auteur l’écrit joliment, « une réalité augmentée » (p. 280) : la satire en tire une énergie redoublée et gagne ainsi en puissance comique — un trait qui distingue l’utopie négative de l’utopie positive, sérieuse et pleine de son importance. Mais montrer la réalité nouvelle à travers le filtre d’un texte ancien est aussi la source de l’effet si caractéristique produit par les anti‑utopies, à la fois « saisissante[s] de réalité et factice[s] » (ibid.).
Forme‑mémoire
8Pour A. Saignes, la réécriture est donc la marque distinctive des fictions de la fin des temps : « l’anti‑utopie est une forme‑mémoire » dont l’outil est l’hypertextualité (p. 27). La mémoire qu’elle porte concerne la littérature, mais aussi la langue, et à travers elles, toute l’histoire politique et sociale du monde qu’elle représente. Contrairement à une partie de la critique qui considère qu’« en fabulant la fin du monde, les fictions de l’apocalypse font table rase, anéantissent le monde ancien et mettent leurs lecteurs devant l’évidence d’avoir à se penser à la fin des temps7 », c’est‑à‑dire projettent le lecteur dans l’avenir pour le libérer de toutes les tentations ou « illusions conservatrices [puisqu’] il n’y a rien à sauver du passé8 », A. Saignes soutient la thèse que l’anti‑utopie ouvre aussi le temps en direction du passé qu’elle cherche à « réveiller » sous la couche d’oubli et de mensonge du présent. Mais il ne s’agit pas de le conserver tel quel ni d’y revenir, de quelque manière que ce soit : là serait l’illusion. De ce passé, ne réapparaissent en général que des bribes, des fragments dispersés et défigurés dont les personnages ne savent pas toujours quoi faire.
9Quel intérêt offre donc cette mémoire évanescente d’un passé irrémédiablement détruit ? Comme l’utopie, répond A. Saignes, l’anti‑utopie rouvre l’histoire, mais c’est d’abord pour « chasser les fantômes » qui hantent le présent et ensuite pour « repérer, dans le passé, les foyers d’inversion » (p. 231), c’est‑à‑dire les moments de perte, les discontinuités et les ruptures — c’est sa contribution au diagnostic final. À la suite d’Hannah Arendt, A. Saignes considère que « la tradition est définitivement perdue, mais cela ne nous empêche pas de chercher à nous mouvoir dans la brèche » entre passé perdu et absence d’avenir (ibid.). Il faut dire qu’elle identifie cette tentative de redonner au présent une profondeur, pour en même temps « se défaire d’une histoire écrite d’avance » (ibid.), précisément dans les anti‑utopies des sociétés anciennement totalitaires qui étaient obsédées de rupture avec le passé et de prise en main de l’avenir. D’où l’intérêt d’étudier de près des textes comme La Petite Apocalypse et Le Slynx qui certes ramènent au passé, mais afin d’exorciser — dans le meilleur des cas — les fantômes et souvenirs des despotes et des révolutions qui ont « désorienté » le temps, le réduisant à un présent sans épaisseur ni perspective9.
10La mémoire de l’anti‑utopie est longue, quoique trouée et partielle. Chez Houellebecq aussi, on trouve cette même recherche des causes dans le passé, qui fait dire à A. Saignes que « Les Particules élémentaires épouse la forme d’un roman historique » (p. 64). A. Saignes ne voit pas là quelque pulsion réactionnaire à l’œuvre : comme chez Konwicki et Tolstoï, le rapport est « étroit entre la perspective d’un avenir — qu’il soit radieux ou catastrophique — et un passé ordonné » (p. 237), sauf que dans le cas de Houellebecq, l’humanité ne semble pas devoir échapper à sa disparition : il n’y a pas de « réorientation » possible du temps, croirait‑on. Toutefois, le propos « saturé d’ironie » de l’écrivain français rend difficile l’interprétation, reconnaît A. Saignes qui, à raison, est attentive aux signes démentant le sentiment donné par le roman d’un déterminisme inexorable et ramenant la fiction apocalyptique à « un pur délire » (p. 245), une illusion, une simple possibilité. En tout cas, nulle trace ici d’une quelconque croyance à un retour au passé, désiré ou désirable, pas davantage que chez Konwicki et Tolstoï.
Catastrophe
11Si nostalgie il y a dans les fictions apocalyptiques étudiées par A. Saignes, c’est « la nostalgie du rassemblement et de l’action collective » : « voilà qui permet d’ajuster légèrement la définition de l’anti‑utopie » et de la rendre à sa dimension politique. « L’anti‑utopie est le lieu d’un malheur bien précis qui s’appelle résignation, inappétence, acceptation de la servitude, peur de la liberté, sentiment de l’absence d’issue, impouvoir » (p. 219‑220). A. Saignes en voit le signe dans « les fêtes ratées, les attroupements d’hommes désœuvrés mais aussi les grands événements télévisuels » (ibid.) qui peuplent nos trois fictions. En somme, « toutes les trois font des relations entre les hommes, la pierre d’achoppement qui rend le monde inhabitable et le voue à la catastrophe » (p. 191). Dans les fictions post‑totalitaires, le monde représenté est « un monde de l’apparence qui est présenté comme la vérité », selon la formule de Václav Havel (p. 179), tandis que le mal‑être de la société démocratique mis en scène par Houellebecq ne s’explique pas uniquement « par la dictature des marchés, la manipulation des médias ou un fascisme latent » : partout, « faute d’un monde commun, […] il n’y a pas de lien entre des êtres tous identiques que rien ne sépare » (p. 218‑219).
12A. Saignes consacre ses plus belles pages à cette « déliaison moderne » qu’elle montre à l’œuvre dans les trois fictions et dont l’effet est de paralyser l’action collective et de vouer les individus à la disparition. La fiction rend cette déliaison quasiment palpable : Konwicki fait un tableau désespéré de l’impuissance des individus ; chez Tatiana Tolstoï, on ne croise que des automates grotesques ; enfin, un sentiment de fatigue épais accompagne chez Houellebecq l’inaction ou l’action erratique des personnages. L’anti‑utopie, avec ses moyens littéraires, illustre ainsi le dépassement de l’opposition entre totalitarisme et démocratie en phase terminale — Le Meilleur des mondes et 1984 se croisent là où s’opère la même dissolution des liens sociaux au profit de relations humaines détruites ou destructrices, « inqualifiables, dénuées d’empathie, réduites à la violence et à la cruauté » (p. 165). Le totalitarisme a perdu son visage de terreur systématique, la démocratie, son visage de douceur trompeuse, et tous deux aboutissent par des chemins historiques distincts à un monde uniformément privé de liberté.
Action
13De fait, dans le monde imaginé par Houellebecq, la liberté est un concept dépassé ; dans celui du Slynx, le mot n’a plus de sens, et dans La Petite Apocalypse, au terme d’une inversion tout orwellienne, c’est l’esclavage qui porte le nom de liberté. En restera‑t‑on à ce constat accablant ? Puisque la liberté se définit — suivant Hannah Arendt — comme la possibilité de s’associer à d’autres et d’agir (p. 141), comment l’anti‑utopie peut‑elle songer à « réveiller l’action » ? En l’occurrence, A. Saignes partage le diagnostic de Jean‑Paul Engélibert selon qui, « en représentant notre histoire achevée, l’action politique impossible ou dépassée, [les anti‑utopies] ne renoncent pas à agir. Au contraire, elles inventent une forme contemporaine de tragédie qui place l’humanité sous son propre regard critique10. » Autrement dit, le nihilisme n’est que de façade, la critique ne s’arrête pas à la catastrophe : ce serait se tromper que de faire de l’anti‑utopie un genre apolitique ou antipolitique, du moins pas dans toutes ses réalisations. En liant toutefois perte de liberté et absence d’action, A. Saignes démontre particulièrement bien de quelle manière l’anti‑utopie cherche malgré tout à entrevoir les fameuses lucioles de Georges Didi‑Huberman, reliquat d’une humanité « réduite à sa plus simple puissance de nous faire signe dans la nuit11 ». Sous le masque de la négativité, l’espoir survit, à l’abri des mensonges des lendemains qui chantent.
14Il va ainsi de soi que « si l’anti‑utopie peut contribuer à une restauration de la politique, ce n’est pas en proposant un modèle d’organisation politique et sociale optimale », qui serait une ultime variante des utopies menteuses (p. 274). Ce n’est pas non plus, on l’a dit, en nourrissant une nostalgie coupable de l’ordre ancien dont les diverses tares sont suffisamment mises en lumière par les fictions apocalyptiques12. Car « la littérature ne peut en aucun cas se substituer au désir de liberté, ni à l’action animée par ce désir » — tout ce qu’elle peut faire, c’est susciter l’envie d’inventer un monde habitable (ibid.), en désignant a contrario « les conditions d’émergence de la liberté en tant qu’expérience fondant une collectivité » (p. 283). Il n’y a que chez Houellebecq — A. Saignes l’admet avec honnêteté — qu’un doute subsiste quant à la possibilité de réunir ces conditions.
Littérature
15Il faut par conséquent apprendre à lire les anti‑utopies comme une forme d’entraînement oblique à la liberté. D’ailleurs, les anti‑utopies commentées par A. Saignes mettent en garde avec insistance contre un mauvais usage de la littérature : La Petite Apocalypse remet en cause la figure de l’écrivain‑prophète cher à la littérature polonaise ; symétriquement, Le Slynx tourne en ridicule le lecteur naïf qui prend tout ce qu’il lit pour argent comptant, et Les Particules élémentaires, le lecteur hypnotisé qui pense trouver dans les livres la solution pour sauver le monde. Pourtant, les trois auteurs étudiés sont convaincus qu’il existe « un lien essentiel entre littérature et liberté, entre […] une manière de lire et la liberté » (p. 283‑284), et singulièrement entre anti‑utopie et liberté, puisque à leurs yeux, c’est « le genre par excellence invitant à développer une attitude d’attention et de réserve, d’adhésion et de distanciation, de suspension volontaire de l’incrédulité et de scepticisme » (ibid.). Autrement dit, comme l’écrit avec bonheur Jean‑Paul Engélibert, avec l’anti‑utopie, « la fiction se sépare de l’action pour la nourrir depuis l’écart qu’elle cultive13 ». L’essai d’A. Saignes, précis, original, pertinent, sait rendre hommage à une littérature qui s’emploie, avec ses moyens et malgré les apparences, à convaincre que « le monde n’est pas un cauchemar collectif, [qu’]il existe et [qu’]on peut y agir » (p. 284).