« Quelle est cette chose que l’on nomme théorie féministe ? » — des rapports entre féminisme, travail théorique et vie universitaire, à partir de Sara Ahmed
1En 2017, Sara Ahmed faisait paraître aux presses de Duke University (Durham / Londres) Living a Feminist Life1, un livre qui se place dans le prolongement de ses précédents travaux – parmi lesquels elle cite surtout The Promise of Happiness (2010), On Being Included: Racism and Diversity in Institutional Life (2012), et Willful Subjects (2014) – pour en offrir une sorte de synthèse orientée vers une réflexion sur ce qu’est « la théorie féministe ». Deux axes traversent cette réflexion. La compréhension de la théorie féministe que donne Sara Ahmed repose d’abord sur une élucidation des liens que la théorie entretient avec le quotidien, en particulier avec les pratiques et résistances féministes, antiracistes ou queer de la vie courante. Théoriser en féministe, pour Ahmed, est en effet posé comme inséparable du fait de vivre en tant que féministe (« living a feminist life »). Dans son cas, qu’elle utilise comme point de départ pour proposer des analyses d’expériences, une vie en tant que femme, en tant qu’issue d’une famille musulmane pakistano‑anglaise, et en tant que lesbienne. Ahmed développe un second axe, en suivant la même logique mais en se rapportant à un objet plus précis : toute une part de la théorie qu’elle construit dans ce livre consiste à réfléchir à la manière dont l’université prend en charge les questions de « diversité » – mot convenu pour parler de lutte contre des discriminations très concrètes, comme elle le souligne –, en tant que l’université est une institution professionnelle (qui emploie) et en tant qu’elle est une institution culturelle puissante (qui participe à déterminer et hiérarchiser les canons artistiques et intellectuels).
2Ce second axe retiendra particulièrement notre attention ici, dans la mesure où il parle directement de ce que nous faisons lorsque nous publions un numéro de revue universitaire : s’il s’agit de « situer la théorie », il s’agit non pas seulement de parler de qui la fait, mais aussi des structures qui l’accueillent et la légitiment – ou s’y refusent. Sara Ahmed avait déjà abordé ces questions dans d’autres ouvrages – particulièrement On Being Included. Elles prennent dans Living a Feminist Life une valeur d’autant plus importante que Sara Ahmed, au moment de le publier, vient de démissionner de son poste de directrice du centre de recherches féministes de Goldsmiths, University of London, précisément pour protester contre la manière – par trop négligente selon elle – dont l’établissement avait pris en charge les accusations de harcèlement sexuel qui touchaient plusieurs de ses collègues, et pour protester contre ce qu’elle définit comme une normalisation du harcèlement sexuel au sein de la culture universitaire2. Pratiquer la recherche et enseigner, produire et partager de la théorie sont ainsi, de son point de vue, indissociables de choix quotidiens concrets : si les universitaires théorisent, ils et elles le font dans un certain cadre institutionnel, qu’ils et elles participent à interroger et à construire – avec leurs collègues et avec les étudiant·es. C’est ainsi que se construit l’ensemble de l’ouvrage : l’acte de théoriser prend appui sur des expériences – qui relèvent souvent de l’anecdote, qui sont souvent personnelles (mais « the personal is theoretical », p. 103) –, pour tisser des fils et comprendre, par succession d’approches et multiplication des perspectives, ce que veut dire « vivre » – ajoutons « travailler », « chercher », « enseigner » – en féministes.
3L’ouvrage de Sara Ahmed se trouve ainsi à l’intersection de différents usages : théoriques, militants, universitaires. Les fils se croisent sans cesse, puisqu’il s’agit de comprendre leur tissage dans la « vraie » vie : le postulat de départ veut qu’il ne soit pas pertinent de les tirer de l’ensemble qu’ils forment. Hors du motif global, porteraient‑ils encore du sens ? Pour les besoins de ce compte‑rendu précis toutefois, nous tenterons de prendre l’ouvrage à rebours de ce parti‑pris important pour nous concentrer sur la manière dont Sara Ahmed parle de la théorie – de ce qu’elle est – et dont elle la situe – par rapport à l’université. Un certain nombre des concepts de théorie féministe qu’elle élabore, notamment ceux de la dernière partie de l’ouvrage, seront présentés mais ensuite laissés de côté malgré leur richesse, dans la mesure où ils pourraient ne pas répondre à l’intérêt immédiat d’un lectorat de théoricien·nes de la littérature.
Progression de l’ouvrage
4L’introduction de Living a Feminist Life pose tous les enjeux généraux et explicite la démarche de l’ouvrage. Il s’agit, explique S. Ahmed, d’« apporter la théorie féministe à la maison » (« Bringing Feminist Theory Home », p. 1‑18) : de réfléchir en féministes à ce qui se passe chez soi d’une part, de réfléchir à ce que devient la théorie quand on la porte en bibliothèques ou sur les rangs de l’université d’autre part. L’image des devoirs (« homeworks ») synthétise l’idée de cet aller‑retour, parfois brouillon, de la théorie, de l’espace privé à l’espace public. Sara Ahmed souhaite adresser son livre à un public d’étudiant·es : elle écrit parce qu’elle constate que ses étudiant·es manifestent de plus en plus leur besoin de s’instruire sur l’histoire des féminismes, des genres, des intersections avec les luttes antiracistes ou lesbiennes, gay et trans. Cette adresse donne forme au texte qui, quoiqu’il soit bâti sur une bibliographie très riche et finement choisie (toute une part du livre consiste à réfléchir sur les « systèmes de citation » qui sous‑tendent l’activité théorique), choisit explicitement d’éviter ce qui pourrait être perçu comme du jargon, et de refuser les postures théoriques autoritaires : sans renoncer à la rigueur, à la richesse des intertextes ou à la profondeur de vue, il s’agit pour Sara Ahmed d’écrire un texte qui se présente comme humble et qui soit accessible à un public d’étudiant·es (p. 11). L’élan (« momentum », p. 3) lui vient aussi de la conscience qu’elle a que l’histoire des féminismes s’est bâtie sur une succession non seulement de mouvements sociaux, mais aussi de textes : sur la multiplication des ouvrages théoriques qui se sont répondus les uns aux autres à travers l’histoire et qui, brique à brique – selon une image qu’elle utilise régulièrement – tentent de reconstruire le monde. Elle le dit en introduction et le répète en fin d’ouvrage, alors qu’elle vient de fournir des indications aux lecteurs et lectrices pour se constituer un « killjoy survival kit » : l’histoire du féminisme réside en partie dans l’héritage de différents manifestes, dans lequel elle espère que son propre ouvrage pourra s’inscrire.
5La première partie de Living a Feminist Life s’intéresse au devenir féministe (« Part I. Becoming Feminist », p. 19‑88). Sara Ahmed s’y interroge sur les premières « sensations » qui accompagnent les débuts d’un itinéraire féministe (« 1. Feminism is Sensational », p. 21‑42) : les sentiments d’injustice que l’on ressent tôt, l’impression de se trouver à contre‑courant – souvent malgré soi – des attendus de la famille ou de la société (« 2. On Being Directed », p. 43‑64), ou encore l’incompréhension des reproches que celles‑ci adressent à tout·e jeune féministe – au premier rang desquels l’idée que ses résistances féministes tiennent d’un caractère individuel obstiné (« willfulness ») ou d’une volonté de nuire (« killjoy », p. 10), plutôt que de l’analyse et de la critique objectives d’un rapport de forces (« 3. Willfulness and Feminist Subjectivity », p. 65‑88). La lecture de Mrs Dalloway, de Virginia Woolf, accompagne le chapitre4. Le trajet de Clarissa à travers Londres révèle combien des phénomènes collectifs souvent inconscients peuvent exercer une force matérielle sur les individus : traverser une foule à contre‑courant relève du défi, implique d’accepter des heurts, des ralentissements, des frustrations – à l’inverse, choisir de suivre le courant permet d’être poussé·e en avant par la force collective, de n’avoir pas besoin de réfléchir à la direction à prendre. Suivre le droit chemin (« straight path », p. 49), ou s’en éloigner au contraire, est affaire de corps et de sensations : pour Sara Ahmed, la théorie féministe ne peut se défaire de cette première et fondamentale idée.
6La seconde partie du livre se consacre au travail de diversité (« Part II. Diversity Work », p. 89‑160) que celles et ceux qui par ailleurs mènent une activité théorique fournissent au sein de l’université – certain·es plus que d’autres, parce qu’ils ou elles y sont assigné·es d’emblée du fait de leurs situations sociales et professionnelles minorisées5. Sara Ahmed s’y interroge sur les paradoxes inhérents aux politiques de diversification menées par l’université : comment comprendre, par exemple, que l’on demande spécifiquement à certaines personnes ou à certaines instances (les « diversity workers » dont elle parle en contexte anglais, qui correspondent aux « missions égalité » françaises) de « transformer » l’institution tout entière ? (« 4. Trying to transform », p. 93‑114). Comment travailler, quelles stratégies mettre en place quand sa mission, en tant qu’universitaire, consiste à critiquer l’institution pour laquelle on travaille, ou les collègues avec lesquels par ailleurs on collabore ? Le travail de diversité au sein de l’université est encore un travail qui se mène au quotidien. C’est aussi celui que mènent certain·es universitaires lorsque, du fait d’appartenir à « la diversité » – c’est‑à‑dire du fait de ne pas être tout à fait attendu·es dans l’espace des rencontres universitaires ordinaires –, leur présence se trouve sans cesse mise en question (« 5. Being in Question », p. 115‑134). Sara Ahmed trace un parallèle entre ce qui se passe, au plus quotidien, lorsqu’une promenade dans la rue se trouve interrompue par des contrôles d’identité, et entre ce qui se passe au sein de l’université lorsque la tenue d’une réunion est déroutée par la survenue de personnes qu’on n’attendait pas. Dans les deux cas dit‑elle, certains « corps » (p. 117) seront arrêtés, questionnés, généreront une forme de curiosité ou d’angoisse autour d’eux (p. 128‑129) : ce ne seront pas ceux par exemple des personnes blanches, qui quant à elles « passent » (p. 116) sans avoir à se poser de question ni en susciter autour d’elles. L’université, développe Sara Ahmed, est pleine de murs (« 6. Brick Wall », p. 135‑160) : insensibles à celles et ceux pour qui les portes sont grandes ouvertes, qui peuvent même en ignorer l’existence, briques bien matérielles pour celles et ceux qui se trouvent devant. Selon l’image qu’utilisent un certain nombre des personnes avec lesquelles S. Ahmed s’est entretenue, le travail de diversité mené à l’université consiste ainsi souvent à se heurter à des murs : comme elle le souligne, l’image peut se comprendre au figuré, mais elle a aussi un sens matériel puisque l’effet de ce « mur » est bien concret : certaines personnes, certains projets, sont stoppés net (p. 136).
7La troisième partie de Living a Feminist Life se consacre aux conséquences d’une pratique quotidienne du féminisme sur la vie sociale d’une personne, ou sur sa vie professionnelle au sein de l’université (« Part III. Living the Consequences », p. 161‑234). Sara Ahmed y parle d’abord des liens fragiles qui se tissent à travers la pratique et la théorie féministe, et qui s’y brisent aussi (« 7. Fragile Connections », p. 163‑186). Elle y parle de la manière dont être féministe peut rendre vulnérable – parce que subir des discriminations, par définition, place d’emblée en situation de vulnérabilité, et parce que lutter contre elles, aussi bien sur les plans pratiques que théoriques, finit par user – autant les énergies individuelles que les relations entre les personnes. À travers une relecture du livre Adam Bede de George Eliot, Sara Ahmed réfléchit à la notion de maladresse : Molly, enfant très maladroite mise en scène dans le roman, est‑elle responsable de sa propre maladresse ? Elle casse des pots : est‑ce en raison d’une disposition personnelle particulièrement malvenue ? Ou est‑ce parce qu’elle subit le harcèlement de sa mère, qui l’y voue ? Ou encore : ne serait‑ce pas parce que la pièce est aménagée de telle manière qu’elle ne peut pas faire autrement que de se cogner aux angles ? Vivre en féministe peut revenir à faire preuve d’une grande maladresse : c’est se trouver en heurt quasi permanent avec le reste du monde – et cela fragilise. S. Ahmed revient aussi sur les paradoxes inhérents à la prise en charge des questions de genre à l’université : les études féministes et les missions égalité visent au fond, dit‑elle, à provoquer leur propre disparition – à arriver à un état d’égalité qui ne nécessite plus que l’on « missionne » qui que ce soit pour la maintenir en place, ou à arriver à un état des connaissances qui ne corresponde plus à des études non pas féminines ou féministes mais bien « masculines6 » (p. 112). Cet état paradoxal crée l’instabilité foncière des études de genre : les groupes de recherche féministes sont ainsi, pense‑t‑elle, prédestinés à voir régulièrement remis en question leur pertinence – voire à s’effondrer. Dans un mouvement de réappropriation plus optimiste de la même idée d’instabilité, Sara Ahmed développe alors le concept de « claque » féministe (« 8. Feminist Snap », p. 187‑212) : ce geste de rupture qui, pour apparaître brutal, opère une forme de « pédagogie féministe » (p. 207) – c’est‑à‑dire oblige un questionnement, place de force en face de quelque chose qui n’est plus supportable –, et soulage du poids subi de la vulnérabilité initiale. Sara Ahmed encourage à trouver la force de briser les liens (« snap the bond ») quand ils sont néfastes – liens privés ou liens professionnels. Dans une dernière section, elle se tourne vers l’idée du féminisme lesbien, dont elle juge qu’il est l’un des plus pertinents pour faire comprendre ce qu’est « vivre en féministe » (« 9. Lesbian feminism », p. 213‑234). Cette section déplace un peu le propos tenu depuis le début du livre, car Ahmed change en partie de public : elle y tient un propos beaucoup plus serré sur les débats brûlants des féminismes actuels. Il s’agit en fait d’un geste de retour vers certains travaux fondateurs de la théorie féministe (par exemple ceux de Wittig ou de Rich), dont elle estime qu’ils ont été négligés au cours des dernières décennies, au profit d’une compréhension peut‑être trop naïve des figures queer. Sara Ahmed a construit la figure de la « killjoy », féministe caractérisée selon son entourage par son caractère obstiné et par son agressivité : revenir aux figures et aux théories lesbiennes, généralement perçues comme inacceptables, repoussantes et agressives, permet, selon Ahmed, de donner tout son potentiel au personnage de la « killjoy ». Selon elle, surtout, revenir au féminisme lesbien permet de retrouver une pleine force de la théorie : une théorie féministe qui se fasse pratique de bout en bout, une pratique lesbienne qui ne puisse se défaire d’une lecture quotidienne, théorique et féministe, du monde. Il s’agit aussi pour Ahmed de renforcer la conscience de l’intersectionnalité des phénomènes de domination, et de réaffirmer l’importance du « personnel » : certaines vies font tellement l’objet de luttes quotidiennes, que « devenir un individu relève d’un accomplissement fondamentalement collectif7 » (p. 228) – elle cite notamment, pour affirmer son soutien aux transféminismes et réduire l’ambiguïté de sa critique de certaines théories queer, les vies des personnes trans.
8Living a Feminist Life offre ensuite deux conclusions : une première en forme de « kit » de survie de la féministe, une seconde – que l’on a déjà évoquée plus haut – qui revient sur le projet de S. Ahmed de fournir un « killjoy manifesto », un manifeste féministe comme une brique supplémentaire dans l’édifice global de la théorie féministe.
De la théorie critique à la théorie féministe : « What is this thing called feminist theory8? »
9Dans Living a Feminist Life, S. Ahmed parle fréquemment, au singulier, de la théorie – sous sa plume, celle‑ci renvoie à différents sens.
10Le plus fréquemment, Ahmed utilise théorie comme synonyme de « théorie féministe » – puisque c’est le contexte de fond de tout le livre –, et désigne par là tout l’ensemble des discours plus ou moins formalisés qui cherchent à analyser et critiquer les phénomènes de discrimination sociale au prisme (notamment) du genre. Le livre qu’elle publie forme une « brique » théorique mais cette théorie se développe chaque jour, chez soi ou à travers la vie sociale : si les livres ou les « manifestes » sont bien souvent les lieux privilégiés de saisie formelle de la théorie, ils ne la résument pas – ils sont faits pour accompagner la vie courante, de la même manière que c’est l’expérience quotidienne de cette vie qui permet de saisir pleinement la théorie féministe – puis d’en produire : « Feminist theory, in other words, comes out of the sense‑making process of becoming feminist »9 (p. 20).
11Cependant, une autre définition de la théorie parcourt l’ensemble de l’ouvrage et oriente ses réflexions : Ahmed, avant de se spécialiser dans les études féministes, a suivi un parcours de formation philosophique qui l’a spécialisée dans le domaine de la « théorie critique » et dans l’arpentage des textes des philosophes des années 1970 – Deleuze, Derrida, Lacan, etc. Longtemps, dit‑elle, ce corpus a constitué le référent principal de « la théorie » (utilisée sans qualificatif) : il est relativement délimité, resserré autour de certaines figures bien connues, et se caractérise par une forme d’exclusivisme (notamment l’absence d’auteurs femmes ou d’auteurs noirs...). Tous les textes théoriques n’appartiennent pas à ce prestige limité de « la théorie », et Ahmed souligne que ceux qui y appartiennent acquièrent en général le statut de théorie par le fait même de citer d’autres travaux signalés comme « théorie » : « a citational chain is created around theory: you become a theorist by citing other theorists that cite other theorists »10 (p. 8). Elle raconte ses étonnements de jeune chercheuse d’alors. Sa perplexité lorsqu’on lui demandait si elle était plutôt deleuzienne, foucaldienne ou lacanienne : n’y avait‑il pas d’autre choix ? (p. 15). Sa surprise lorsqu’elle souhaitait réfléchir aux textes d’une femme et qu’on lui répondait qu’il ne pouvait en aucun cas s’agir alors de théorie, mais de politique – quelle bizarrerie quand pourtant la majorité des auteurs masculins étudiés se caractérisaient par leur engagement dans les luttes de la gauche, auxquelles ils prétendaient faire participer leur travail théorique ! (p. 8). Son incompréhension face à l’arbitraire des lectures, quand il fallait étudier en profondeur le discours de l’un de ces théoriciens, mais qu’il était interdit de réfléchir au sens des remarques misogynes qui parfois les grévaient – ne participaient‑ils pas au sens, ces passages‑là ? – mais pourquoi ? « I began to wonder whether doing theory was about engaging with a body of work by putting questions like phallocentrism or sexism into brackets. In effect, we were being asked to bracket our concerns with the sexism at stake in what was read as theory as well as what we read in theory. »11 (p. 8). Sara Ahmed explique qu’en s’engageant sur la voie de l’université elle souhaitait au départ, avant tout, faire de la théorie : puisqu’il s’est trouvé que les études féministes n’étaient pas considérées comme participant à « la » théorie, elle a dû se tourner vers les études de genre – pour exercer son métier de chercheuse de la même manière au fond, mais longtemps sans reconnaissance officielle de la part proprement « théorique » de son travail.
12Le contexte universitaire des études anglo‑saxonnes ou françaises a certainement changé depuis ses années de jeune chercheuse, mais on ne supprime pas l’histoire ni le « capital » de ce mot de théorie, qui est toujours diversement distribué selon que l’on parle plutôt de tel objet d’étude, ou plutôt de tel autre (p. 8). Le même corpus continue de représenter le modèle‑type de la théorie, et continue d’informer en partie la manière dont aujourd’hui on se représente le travail conceptuel – notamment au sein des études de lettres, peut‑on ajouter, où les références de la théorie littéraire s’articulent toujours beaucoup autour de références à Foucault, Blanchot, Barthes, Deleuze, etc. S. Ahmed suggère qu’il y a sans doute là, dans cette référence permanente à un certain type de théorie qui semble demeurer un modèle hégémonique, une forme de paresse intellectuelle (une acceptation tranquille du « well‑trodden path », p. 46). Depuis environ cinquante ans que la grande période de cette « théorie » s’est trouvée à son apogée, l’élan s’est tassé : selon S. Ahmed, ce type de théorie a commencé à s’apparenter à un langage autonome – dont on apprend les textes et les règles à l’université, et qui fonctionne ensuite comme un système largement autoréférentiel de citations croisées (« citational chain »). L’image de la théorie comme langage est importante : elle permet à S. Ahmed de défaire un certain préjugé élitiste selon lequel l’hermétisme théorique est gage de profondeur pour renverser la charge. Ce type de théorie est un objet d’étude, remarque‑t‑elle : une fois qu’on en a appris la langue, elle cesse presque, en fait, de faire difficulté. Il en va d’une toute autre manière pour la théorie féministe, souligne Ahmed, parce que celle‑ci n’est jamais achevée et qu’elle se confronte à des impensables : il n’y a pas, dit‑elle, de questions plus difficiles à poser que celles qui demandent une explication à la violence, aux inégalités, à l’injustice. « The empirical work, the world that exists, is for me where the difficulties and thus the challenges reside12. » (p. 9). La théorie qui naît des pratiques quotidiennes, des obstacles et des contradictions, des colères et des désespoirs, n’a jamais vraiment fini d’être formulée : elle ne peut pas s’apprendre, comme on étudie de l’extérieur un objet froid – elle se vit et se retrouve sans cesse mise en chantier.
13C’est ainsi que S. Ahmed adosse sa définition de la théorie féministe – dont elle maintient le singulier, malgré la conscience aiguë qu’elle a de sa diversité, pour en souligner la difficulté commune et affirmer son plein caractère intellectuel –, à celle de « la théorie » généralement enseignée à l’université, la plus couramment connue des chercheurs et chercheuses : par réaction. La théorie féministe qu’elle souhaite participer à élaborer est aussi proche des corps et de la peau (p. 10) que « la » théorie s’en éloigne – « to abstract is to drag away, detach, pull away, or divert. We might then have to drag theory back, to bring theory back to life. »13 (p. 10). Sara Ahmed nomme « sweaty concepts » (p. 12) – que l’on pourrait traduire par concepts « transpirants » ? « humides » ? « sués » ? – les notions qu’elle élabore ainsi à travers ses analyses féministes : elle rapproche le travail théorique d’un travail musculaire, éprouvant, qui se place au plus près des choses au lieu de s’en abstraire. Le travail descriptif est un travail conceptuel, explique‑t‑elle : elle construit sa théorie par approches successives, à travers une écriture qui fonctionne en boucles, en métaphores (généralement domestiques), et en redéfinitions. Le travail féministe ainsi défini relève effectivement d’un travail proprement théorique, contrairement à ce qu’elle a pu croire lorsqu’elle était plus jeune :
I had thought that to be philosophical or to ask questions about the nature or reality was not to do feminism: that feminism was about something particular not general, relative not universal, that feminism was about questioning and challenging sexual violence, inequality, and injustice and not the nature of reality as such. I did not understand that feminism was a way of challenging the universal14. (p. 29)
14Cette affirmation de l’importance du travail théorique spécifique au féminisme, en réaction au dédain manifesté par les théoricien·nes de la culture officielle que constate S. Ahmed, lui sert aussi à refuser que la théorie devienne un outil de distinction, au sens bourdieusien – y compris à l’intérieur du féminisme.
too often we bracket feminist theory as something that marks out a specific kind, or even a higher kind, of feminist work. We have to bring feminist theory home because feminist theory has been too quickly understood as something that we do when we are away from home (as if feminist theory is what you learn when you go to school). When we are away, we can and do learn new words, new concepts, new angles. We encounter new authors who sparks moments of revelation. But feminist theory does not start there. Feminist theory might even be what gets you there.15 (p. 7‑8)
15Autrement dit, intègrent la théorie féministe autant les sommes philosophiques pointues que les billets de blogs, les colloques universitaires que les groupes de parole féminins. À aucun moment cependant S. Ahmed ne néglige l’importance cruciale des écrits théoriques : elle en explique plutôt l’usage, choisit soigneusement son système de citations selon des stratégies tout à la fois scientifiques et militantes16, propose des contre‑exemples – cette collègue féministe qui renvoyait sans cesse aux grands textes de la théorie classique, écrits par des hommes, en s’excusant d’en parler et en insistant sur leur difficulté d’accès (p. 9) –, et explique le besoin de constituer des bibliothèques de classiques féministes, de se les partager, de les reprendre régulièrement (comme Ursula Le Guin ou Donna Haraway, S. Ahmed parle de « livres compagnons », p. 16).
16En somme, il s’agit pour S. Ahmed de refuser que l’on définisse ce qu’est « la théorie » sans considérer les définitions divergentes qu’en donnent les mouvements féministes – ou antiracistes, ou LGBT, etc. : elle refuse que « la théorie » soit monopolisée par des groupes qui prétendraient en donner l’unique définition, et se donner le droit d’exclure les textes qui ne répondent pas à leurs propres besoins. À la fin de sa thèse, S. Ahmed a quitté le domaine de la théorie critique pour rejoindre les études de genre ; il s’agit, dans Living a Feminist Life, de revenir et de revendiquer qu’il s’agissait bien, dès le départ, de « théorie ». En s’appuyant sur les mots de Nirmal Puwar, elle propose alors aux féministes de devenir les « space‑invaders » de la théorie, d’être celles qui choisissent consciemment mais obstinément de se référer aux mauvais textes, d’être celles qui posent les mauvaises questions17 – en tout cas, textes et questions auxquels d’autres n’avaient pas vraiment pensé (p. 9).
Les cadres de l’activité théorique : questionner les politiques universitaires
17S. Ahmed insiste sur les aller‑retours nécessaires entre théorie et pratique, entre expérience vécue et élaboration conceptuelle : cela se traduit par une réflexion constante sur les liens qui existent entre l’activité théorique, telle qu’on la pratique à l’université, et tout le reste de ce qui se joue entre les mêmes murs – l’enseignement, le travail collectif de recherche, l’exercice institutionnel. Ahmed revient régulièrement sur l’idée d’une banalisation du sexisme à l’université : elle se trouvait dans les enseignements qu’elle a suivis en début de parcours, alors que ses enseignant·es refusaient de s’interroger sur le sens des remarques misogynes qui émaillaient les textes des théoricien·es du canon intellectuel ; elle se trouve dans les cas de harcèlement sexuel entre enseignant·es et étudiant·es, ou entre collègues, encore nombreux à l’université et qui l’ont quant à elle poussée à démissionner de ses fonctions en 2016. La pratique féministe qu’elle encourage ne peut pas accepter cette banalisation – il s’agit aussi pour elle d’une exigence de cohérence intellectuelle (« théorique »). C’est pourquoi, affirme‑t‑elle, il ne devrait jamais être possible qu’un·e enseignant·e aux comportements sexistes puisse enseigner la théorie féministe.
I met academics who wrote essays on feminist theory but who did not seem to act in feminist ways; who seemed routinely to give more support to male students than female students, or who worked by dividing female students into more and less loyal students. To be a feminist at work is or should be about how we challenge ordinary and everyday sexism, including academic sexism. This is not optional: it is what makes feminism feminist.18 (p. 14)
18Living a Feminist Life discute aussi des difficultés inhérentes aux politiques actuelles de diversité qui sont menées à l’université, particulièrement au cours de la seconde partie de l’ouvrage. De la même manière, explique S. Ahmed, qu’une personne féministe sera considérée comme fauteuse de trouble (« killjoy ») lorsqu’elle se conduira en féministe en famille, refusera de sourire à certaines plaisanteries, reprochera certains comportements à ses proches, de la même manière qu’on aura tendance à attribuer ses comportements à des frustrations personnelles, à un caractère obstiné ou à une volonté de nuire, les personnes qui au sein de l’université s’attachent à juguler les comportements discriminants risquent d’être perçues comme agressives et obsessionnelles – c’est le constat que rapportent un grand nombre d’entre elles, rapporte S. Ahmed (p. 99‑100). Il s’agit d’un problème particulièrement paradoxal car ces personnes sont souvent pourtant expressément mandatées par l’université pour prendre en charge ces questions, qu’elles soient des « diversity workers » anglaises ou des membres des « missions égalités » françaises : le problème de l’égalité est assigné à un petit nombre de personnes, ce qui décharge le reste de la communauté de la nécessité de s’en emparer. Là réside un problème structurel dont on constate régulièrement la prégnance : outre le cadre de la loi qui impose à tous les établissements universitaires de créer ce type d’instances, on constate souvent lors des discussions institutionnelles routinières, lorsque le sujet des discriminations est évoqué, une sorte de recours réflexe à la nomination d’une personne référente – qui fera le lien, qui communiquera, qui pourra décharger les collègues d’avoir à se pencher quant à eux sur la question ; de manière plus implicite, c’est aussi ce qui se passe au sein des équipes pédagogiques – l’on sait que certain·es collègues s’occupent plus des questions de féminisme ou de lutte contre le racisme que d’autres, on y réfère les étudiant·es, on s’y réfère soi‑même. Ce recours est censé, et Sara Ahmed ne remet pas en cause sa pertinence – mais elle en questionne certains des effets corollaires. Attribuer officiellement ces tâches à un petit groupe de personnes plutôt qu’à l’université tout entière et à chacun de ses membres, souligne‑t‑elle à partir des constats dont elle observe la répétition lors des entretiens qu’elle a menés avec un certain nombre de collègues de différentes universités, c’est prendre le risque d’isoler ces missions, de les mettre en scène dans une confrontation perpétuelle et souvent stérile avec le reste de l’institution, et de réduire en fin de compte leur rôle à un besoin de communication – c’est ainsi, selon Ahmed, les limiter à un rôle de vitrine des politiques officielles de l’établissement, qui peut se trouver en grand décalage avec la réalité de ce qui s’y pratique. « Using the language [of diversity or equality] does not translate into creating diverse or equal environments. This “not translation” is something we experience: it is a gap between a symbolic commitment and a lived reality. »19 (p. 90)
19De fait, les missions égalité se trouvent en butte avec l’ensemble de l’institution, puisqu’on leur attribue précisément la tâche paradoxale de réformer l’institution. Différentes stratégies peuvent être mises en œuvre : pratiquer l’opposition, insister, utiliser des mots durs – parler directement de racisme ou de sexisme par exemple ; ou au contraire, tâcher d’être bien reçu·e, écouté·e, atténuer les récriminations et utiliser des mots plus vagues (« diversité », p. 101‑102), rechercher le compromis – aux dépens peut‑être d’une efficacité réelle. Beaucoup des universitaires assigné·es à ces tâches, d’après Ahmed, font le même constat : leur énergie passe dans le travail de communication et de diplomatie au sein de l’institution, plutôt que dans l’action concrète. Un élément surtout s’en trouve caractéristique : la production pléthorique des documents, rapports et supports de communication. À l’image d’un autre souci récurrent de l’université actuelle, encouragée à la course aux publications et à la production comptable des savoirs, les missions égalité se voient poussées à écrire un certain nombre de papiers – qui en général dénoncent la persistance des inégalités au sein de l’université, mais qui sont souvent, paradoxalement, brandis comme preuve que l’université agit (puisqu’elle écrit). « A document that documents the inequality of the university became usable as a measure of good performance. »20 (p. 103)
20Par là, Ahmed revient à son propos de fond sur ce qu’est la théorie. Elle soupçonne, dit‑elle, que ces réflexes institutionnels et collectifs qui consistent à produire du texte pour régler les questions de diversité – des rapports, des supports de communication –, tiennent d’une sorte d’« illusion » universitaire, voire d’une forme de suffisance (« academic conceit », p. 93), qui consiste à croire que nous faisons avant tout de la théorie, et que nous pouvons nous permettre d’ignorer la nécessité d’agir, vite. « I have learned from diversity practitioners that strategy can be not only thought in action but thought sharpened by action. »21 (p. 93‑94).
21Tout cela « situe » la théorie : la production de savoirs universitaires se fait dans ce cadre – qu’habitent celles et ceux qui écrivent et qui le co‑construisent. Ce que l’on constate ici à un niveau institutionnel se réplique au niveau scientifique de la recherche. À certains numéros de revue ou à certains groupes de travail sera attribuée la tâche de parler de genre, de post- ou dé‑colonialité, pour l’intérêt commun. Cette assignation est une nécessité ; cela correspond en même temps pourtant au risque de décharger le reste de la communauté universitaire de la responsabilité d’une remise à plat de ses méthodes de travail et des présupposés de son activité théorique ; les savoirs produits prennent le risque d’être cantonnés à ces espaces délimités, et d’être perçus comme des travaux « à part », annexes à l’activité théorique principale – voire, pour certain·es, intrus.