Penser les « frontières racialisées de la littérature française » avec Sarah Burnautzki
Une théorie du phénomène de racialisation dans l’espace littéraire français
1L’objet de l’étude de Sarah Burnautzki, le phénomène de racialisation dans l’espace littéraire français, est établi dans le cadre d’une approche socioconstructiviste et pragmatique. Il désigne un ensemble de pratiques qui naturalisent les différences et « produisent le sens de la “race”1». S’appuyant sur des rapports de pouvoir inégalitaire, le phénomène de racialisation génère ainsi une violence symbolique à l’encontre des personnes – en l’occurrence les écrivain·e·s – qui subissent diverses formes d’altérisation. L’ouvrage parvient donc à démontrer que les rapports de domination à l’œuvre dans la société se trouvent transposés dans le domaine littéraire. S’appuyant sur les modélisations sociologiques de l’espace littéraire déjà existantes (le « champ littéraire » de Pierre Bourdieu, la « république mondiale des lettres » de Pascale Casanova), Sarah Burnautzki met en évidence la manière dont ces pratiques d’altérisation s’articulent à l’élaboration de valeurs littéraires et aux processus de reconnaissance symbolique des écrivain·e·s. Dans sa perspective, l’analyse des textes, loin d’être reléguée au second plan, nourrit au contraire une réflexion sur le rôle de la littérature dans sa capacité à conforter ou à remettre en cause la violence symbolique suscitée par ces pratiques. À cet égard, les riches réflexions théoriques d’autrices telles que Toni Morrison ou Chimananda Ngozi Adichie2 s’imposent comme des guides à l’exploration du corpus francophone.
2Le phénomène de racialisation procède, selon l’autrice, de l’action corrélée de deux conceptions dominantes de la société, « l’universalisme » et « le multiculturalisme » qui, au sein de l’espace littéraire, agissent comme régimes « normatifs ». L’idéal de l’universalisme républicain, qui émerge à partir de la Révolution française, est d’emblée marqué par la contradiction puisqu’il a aussi bien pu servir une pensée de la citoyenneté qu’un discours de légitimation de la conquête coloniale et des pratiques de racialisation. S’il fait l’objet d’une reconfiguration après la deuxième moitié du xxe siècle, se prétendant « aveugle à la couleur », non seulement il ne peut empêcher ces pratiques de se perpétuer, mais contribue à les invisibiliser. Cet idéal s’exprime notamment par le biais de la littérature, expression culturelle du modèle politique national. Dans le contexte d’autonomisation du champ littéraire au cours du xixe siècle3, le principe d’une esthétique pure et universelle devient prédominant. Il est, selon l’autrice, à l’origine de la distinction entre une littérature française à vocation universelle et une littérature africaine francophone, marquée par la différence culturelle, toujours pensée sous l’angle du particularisme. Le modèle concurrent du multiculturalisme se déploie dans le milieu intellectuel français de manière croissante depuis les années 1990, à la faveur de la montée du paradigme identitaire dans les luttes politiques à l’échelle globale4 et de la perte de vitesse du discours universaliste incapable de fournir des solutions aux inégalités sociales5. Ainsi, la différence racialisée, jusqu’ici indicible dans le paradigme universaliste dominant, s’insère désormais aisément dans les discours littéraires et métalittéraires, au point d’acquérir une véritable valeur symbolique. Ce phénomène est, selon Sarah Burnautzki, « faussement progressiste » dans la mesure où les différences culturelles sont essentialisées au profit de la globalisation culturelle. En inscrivant sa réflexion dans le tournant matérialiste des études postcoloniales6, elle se propose de mesurer dans le domaine francophone, l’écart entre le discours subversif revendiqué par les auteurs (« postcolonialisme ») et les conditions matérielles de circulation et de diffusion des œuvres sur le marché globalisé (« postcolonialité »7).
3Afin de pouvoir saisir ce phénomène « aveuglant » qu’est la violence des frontières racialisées au sein de l’espace littéraire français, Sarah Burnautzki explore, d’un côté, les mécanismes de légitimation et de consécration des auteurs et, de l’autre, les stratégies mises en place par les auteurs eux‑mêmes pour accéder à une reconnaissance. L’analyse s’élabore à partir de deux études de cas de consécration, celles des écrivain·e·s Yambo Ouologuem et Marie Ndiaye.
Le cas Ouologuem
4La restitution de l’histoire tumultueuse de la consécration et de la réception de l’œuvre de Yambo Ouologuem permet de saisir les différentes problématiques liées au phénomène de patrimonialisation littéraire transnationale à l’endroit des auteurs africains tel que décrit par Claire Ducournau8. En effet, depuis les années 1960, les œuvres des auteurs originaires d’Afrique font l’objet d’un intérêt croissant mais la publication de leurs écrits s’accompagne d’une « classification éditoriale géographiquement située » par le biais du label de « classique africain ». La prestigieuse maison d’édition du Seuil, dirigée par Paul Flamand et Jean Cayrol depuis 1943, s’est illustrée par un fort investissement dans le secteur de la « littérature francophone » et a publié des auteurs comme Senghor ou Césaire. Si la maison d’édition n’a pas fait le choix d’une consécration spécifique par le biais d’une collection labellisée francophone, cela ne signifie pas pour autant qu’elle s’est montrée exempte d’un imaginaire culturalisé et racialisé. L’analyse des fiches de lecture des premiers manuscrits envoyés par Yambo Ouologuem à la maison d’édition de 1963 à 1967 permet de le rendre visible. Certes, le succès de son œuvre est rapide – il reçoit pour Le Devoir de Violence le prix Renaudot en 1968 – mais il a certainement passé avec difficulté une « frontière racialisée » manifeste à travers les remarques faites par les lecteurs sur la maîtrise du style ou encore le manque d’» africanité » de ses textes. S. Burnautzki relève un certain nombre d’injonctions tacites à l’africanisation aussi bien dans les textes refusés que dans le manuscrit de l’œuvre qui sera accepté par la maison d’édition, Le Devoir de violence. Concluant vraisemblablement trop rapidement à la prise en compte de cette injonction par l’auteur lui‑même dans la phase de remaniement de son texte entre 1967 et 1968, comme le souligne Jean‑Pierre Orban9, elle parvient toutefois à mettre en évidence l’action de « contrôle » exercé par les médiateurs littéraires, en l’occurrence les lecteurs de la maison, et la grille de lecture racialisée qui prévaut à l’endroit des auteurs africains. Les médiateurs littéraires occupant le deuxième poste de contrôle sont les journalistes littéraires qui sont intervenus au moment de la reconnaissance publique de l’écrivain en 1968, quand il reçoit le prix Renaudot pour Le Devoir de violence. Par diverses pratiques discursives d’altérisation (remise en cause de l’attribution du prix, expression d’une antinomie entre littérature française supérieure et altérité radicale brute), ils gomment, selon l’autrice, les ressemblances avec le canon littéraire national et renforcent implicitement la force symbolique d’une norme littéraire dominante imaginée comme « blanche ». Enfin, elle considère la réaction de la critique littéraire parisienne aux accusations de plagiat (de l’œuvre de Graham Greene et d’André Schwarz‑Bart) dont il fait les frais, comme le point d’acmé de cette violence symbolique. L’emprunt littéraire récurrent auprès d’auteurs européens, en sus des auteurs africains, est interprété par les critiques comme la marque d’une inauthenticité africaine.
5La réhabilitation universitaire de l’œuvre de Ouologuem depuis les années 1980 ne serait pas en outre un facteur d’intégration totale de l’auteur à l’espace littéraire français. Il est en effet institué comme représentant d’une seconde génération d’auteurs africains francophones (comme Sony Labou Tansi ou Ahmadou Kourouma). Cette reconnaissance serait symbolique d’une labellisation à double effet : légitimer la place de la littérature africaine francophone dans l’espace académique, tout en renforçant la structuration du marché littéraire en niches culturelles. La consécration de son œuvre est d’autant plus problématique qu’elle s’effectue sans lui. Ouologuem disparaît de la scène littéraire après de nombreux conflits éditoriaux avec la maison du Seuil10. Dans ce contexte hors du commun, il devient un auteur mythique et son œuvre fait facilement l’objet d’une « marchandisation postcoloniale », comme le prouveraient ses diverses rééditions.
6Plusieurs indices laissent à penser que Ouologuem a fait une expérience consciente de ses passages aux frontières : il questionne directement le rapport éditeur‑auteur africain dans son pamphlet Lettre à la France nègre et affirme s’inscrire en rupture avec les représentations de l’Afrique véhiculées par les auteurs de la Négritude. Dès lors, S. Burnautzki se propose de lire ses œuvres comme de potentielles stratégies littéraires, susceptibles de déstabiliser l’ordre dominant. Dans l’ensemble, ses analyses remettent en question la valeur subversive que les critiques ont accordée à son œuvre. Si elle reconnaît au Devoir de violence le mérite d’avoir élargi les représentations littéraires possibles de l’Afrique, elle considère toutefois que l’œuvre reproduit en certains points, pour ce qui est par exemple des masculinités noires, les représentations littéraires hégémoniques. Les œuvres publiées sous pseudonyme à consonance « blanche » aux Éditions du Dauphin, relevant de la contre‑littérature11, lui auraient permis de contourner la barrière culturalisée imposée par Le Seuil. De tels romans n’étaient pas publiables au Seuil car ne correspondaient ni au public‑cible, ni à la marge de manœuvre littéraire susceptible d’être laissée à un auteur africain. La création d’identités a constitué pour Ouologuem un moyen d’échapper à la stigmatisation mais n’aurait pas permis selon S. Burnautzki, une émancipation radicale des structures de domination.
Le cas Ndiaye
7La réflexion sur la consécration de l’écrivaine Marie Ndiaye permet de montrer que les frontières culturalisées et racialisées de l’espace littéraire français ne visent pas uniquement à contrôler les « passages » des écrivains étrangers mais se manifestent également en son sein. Par exemple, les nombreuses observations biographiques concernant ses « origines » dans les discours journalistiques et critiques révèlent qu’en dépit de la nationalité française de l’écrivaine, l’appartenance de son œuvre au canon littéraire français national est en perpétuelle négociation. Par ailleurs, les pratiques d’altérisation orientent les analyses herméneutiques mêmes. Les représentations littéraires de la discrimination proposées dans ses œuvres sont parfois ignorées par les critiques, ne reconnaissant pas à certains sujets la possibilité de relever de l’universel littéraire. En procédant à une telle décontextualisation, ils passeraient ainsi à côté de certains aspects fondamentaux des textes de l’écrivaine. La tendance inverse est celle du différentialisme comme prisme interprétatif prégnant. Son écriture est ainsi souvent ramenée à une « singularité irréductible12 », à une étrangeté. Les interrogations sur la classification de l’auteure et celle de l’œuvre se mêlent, alimentant ainsi une grille de lecture racialisée.
8Prenant le contrepied de ces analyses, S. Burnautzki se propose d’éclairer cette « poétique du flou »13 en mettant en évidence son potentiel de déstabilisation du régime littéraire normatif. En s’arrêtant sur trois romans En famille, Rosie Carpe et Trois femmes puissantes, elle montre comment la posture auctoriale de Marie Ndiaye se trouve en tension entre le discours littéraire universaliste et multiculturaliste.
9L’écrivaine commence sa carrière aux Éditions de Minuit, maison dont la culture éditoriale est influencée par le mouvement esthétique du Nouveau Roman et marquée par le formalisme et la « pureté » littéraire. Cela contribue à inscrire ses textes dans le paradigme de l’universel littéraire associé à une littérature d’avant‑garde. Le roman En famille, publié en 1990, illustre de manière particulièrement éclairante ses choix esthétiques. Le personnage de Fanny subit humiliations sur humiliations dans sa famille qui ne cesse de la mettre de côté. Malgré ces épreuves, elle ne semble pas à même de renoncer à son attachement familial et se lance à la recherche de Léda, la sœur de sa mère, croyant que celle‑ci pourrait lui redonner une place légitime au sein de la cellule familiale. Sur le plan formel, il y a donc une remise en cause de la narration car son mobile principal – la cause de l’exclusion systématique de Fanny – n’est pas évoqué. Ainsi, la question de l’expérience de la minorisation et de la discrimination est omise, présente uniquement en filigrane dans l’œuvre, de telle sorte qu’elle apparaît comme légitime dans le champ littéraire français. Le roman ne fait pas référence à une situation socio‑politique précise. Cette absence de représentation des différences racialisées permettrait donc, selon S. Burnautzki, de conforter le régime littéraire normatif tout en le subvertissant. Le choix de taire les causes de la violence exercée sur Fanny souligne à quel point cette violence fait l’objet d’un tabou et la manière dont le sujet refoule les expériences de discrimination qu’elle subit. En se référant aux modèles littéraires du conte merveilleux et du roman d’apprentissage tout en les critiquant, l’écrivaine remettrait en cause l’utopie d’intégration sociale, portée notamment par le discours républicain.
10Dans Rosie Carpe, Marie Ndiaye emploierait une stratégie différente. Elle aurait recours à des schèmes narratifs du discours identitaire multiculturaliste, tout en les tenant à distance. En effet, l’œuvre s’inscrit, selon S. Burnautzki dans un dialogue avec les auteurs francophones antillais, en se distinguant toutefois de leurs revendications culturelles et identitaires postcoloniales. Ainsi, contrairement à l’horizon d’attente que cette influence peut susciter, la représentation de l’île de la Guadeloupe, dans laquelle se déroule une grande partie de l’histoire de la famille ne répond pas à un enjeu de reterritorialisation culturelle. À travers le flux de conscience de Lagrand, l’île est appréhendée dans sa signification sociale. L’inégalité et le racisme apparaissent donc dans le roman par le biais d’une expérience subjective, des interactions avec la famille Carpe et avec la population privilégiée blanche de l’île. Marie Ndiaye, par le truchement de ce personnage qui se confronte au passé, a recours au motif de la folie pour dire les traumatismes enfouis de l’esclavage comme le fait Édouard Glissant dans La Case du Commandeur (1981). Le motif est toutefois étendu dans Rosie Carpe pour critiquer de manière plus large les différentes formes de normativité sociales. La folie atteint également le personnage de Rosie et son impossible maternité illustre le fait qu’elle ne parvient pas à s’extirper du cycle de violences sociales et familiales. S. Burnautkzi interprète ces familles monstrueuses de Rosie Carpe comme une remise en cause des utopies communautaires propres à la littérature caribéenne. Enfin, par des emprunts à la culture populaire et au cinéma, pour représenter les expériences subjectives du traumatisme de manière métaphorique, Marie Ndiaye brouillerait à travers cette œuvre les frontières entre littérature élitaire et culture populaire.
11Les deux romans En famille et Rosie Carpe sont ainsi considérés comme mobilisant deux stratégies efficaces pour imposer des sujets minorisés dans le canon avant‑gardiste de la maison des Éditions de Minuit et transgresser la norme littéraire dominante dans un contexte de reconfiguration du label éditorial visant à élargir son public cible. L’écrivaine connaît une consécration de plus en plus forte. Elle remporte le prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe et le prix Goncourt en 2009 pour son roman Trois femmes puissantes. Sa pièce Papa doit manger est entrée au répertoire de la Comédie Française en 2003. S. Burnautzki considère que cette reconnaissance croissante ne déstabilise pas les structures symboliques de domination, bien au contraire. Celles‑ci iraient de pair avec une évolution de la posture auctoriale de Marie Ndiaye qui s’intègrerait de manière signifiante dans un discours multiculturaliste. Pour soutenir cette hypothèse, S. Burnautzki s’appuie sur le changement de maison d’édition de l’écrivaine. En intégrant la collection « blanche » de Gallimard, Marie Ndiaye se rapprocherait des préoccupations des auteurs de la littérature‑monde et la réception de son œuvre basculerait dans le pôle de la consommation de masse.
12Ainsi, S. Burnautzki propose de lire Trois femmes puissantes (2009) comme une œuvre de concession, dans un contexte de radicalisation du discours politique de droite14. En changeant de régime de représentation des différences racialisées – le style d’écriture est plus réaliste, l’œuvre est marquée par le registre pathétique, les images de l’oppression sont omniprésentes – l’écrivaine opérerait une « concession multiculturaliste ». Constituée de trois récits indépendants, l’œuvre contribuerait à reproduire des stéréotypes. Les deux premiers récits présentent des antagonismes familiaux qui sont culturalisés. Les parents de Norah dans le premier récit et le couple de Fanta et Rudy dans le deuxième, sont porteurs de valeurs culturelles et sociales présentées comme incompatibles. L’échec de la relation relèverait dans les deux cas d’un conflit culturel symbolique entre la France et l’Afrique. Le père de Norah incarnerait une vision stéréotypée de l’Afrique. Si les enjeux de domination sont dévoilés à travers le récit de Rudy, aucune possibilité d’émancipation n’apparaît pour le personnage de Fanta. Enfin, le personnage de Khady Demba dans le troisième récit qui connaît une trajectoire douloureuse de migration forcée, serait dépourvu de complexité psychologique, réifié de manière spectaculaire constituant ainsi l’allégorie de la femme noire combattante15. Ainsi, l’écrivaine jouerait sur la visibilité racialisée de ses personnages. Elle ne parviendrait pas à travers l’image des « femmes puissantes » à subvertir les régimes de représentations hégémoniques et ne ferait au contraire, que les renforcer16.
Une métaphore à filer
13Ces deux études de cas nous convainquent de l’intérêt de la métaphore. Les frontières racialisées et culturalisées au sein de l’espace littéraire français sont multiples et la réflexion menée permet d’identifier leurs différents postes de contrôle : la réception des manuscrits par les maisons d’édition, les discours promotionnels, les interviews journalistiques, les analyses critiques des œuvres… Les postures auctoriales, relevant d’une stratégie de passage ou de transgression, s’élaborent en les prenant en compte. L’imaginaire culturalisé et racialisé intervient directement dans les logiques de consécration des auteurs et de promotion des œuvres. Pierre Halen proposait d’identifier le rapport de dépendance entre les auteurs des périphéries francophones vis‑à‑vis du centre institutionnel franco‑parisien et mettait en évidence le poids du paradigme identitaire dans l’accès à la reconnaissance. Il montrait que les auteurs pouvaient faire le choix de l’assimilation en faisant disparaître toute marque identitaire étrangère ou celui de la spécification en produisant et exploitant au contraire les marques identitaires17. S. Burnautzki montre comment ces choix relèvent pour les auteurs d’une négociation constante avec deux régimes de valeurs, l’universalisme et le multiculturalisme. Le fait de consacrer un ouvrage complet à la question des frontières racialisées illustre la manière dont celles‑ci renforcent les étiquetages promotionnels : « littérature francophone », « littérature africaine ». L’ouvrage de Claire Ducournau, retraçant la généalogie de la catégorie de « classique africain » met en évidence un procès de banalisation en France de la réception des œuvres d’auteurs en provenance d’Afrique, intégrés de plus en plus largement à des collections généralistes. La lecture croisée de son ouvrage avec celui de S. Burnautzki laisse à penser que cette intégration massive ne progresse pas nécessairement vers une atténuation des pratiques altérisantes et que celles‑ci peuvent se loger au cœur de la littérature nationale (comme l’illustre le cas de Marie Ndiaye). La large place laissée par ailleurs à l’analyse des œuvres précise l’étude des effets de labels, informant comment ceux‑ci s’articulent concrètement à l’écriture des textes. En cela, ce travail répond à l’appel formulé par Graham Huggan d’objectivation du champ académique. Alors que celui‑ci avait été encore trop peu pris en compte dans le domaine francophone18, le travail de S. Burnautzki rejoint les questionnements critiques sur les « postures postcoloniales19 » et prolonge une réflexion nécessaire sur les modalités de formation d’un nouveau canon littéraire postcolonial.
14Les études de cas sont particulièrement intéressantes dans la mesure où la violence symbolique semble s’être exprimée de manière exacerbée : du scandale de plagiat pour Yambo Ouologuem à la discrimination patente dans la réception de l’œuvre de Marie Ndiaye, révélant une ligne de couleur invisible. Les analyses montrent selon moi l’intérêt d’un prolongement de l’enquête à une large population d’auteurs. Dans la mesure où chacun des cas correspond à une situation historique précise du champ littéraire, l’élargissement de la base de données pourrait permettre de faire une typologie des stratégies individuelles et/ou collectives20 auxquelles ont recours les auteurs en fonction de leur marge de manœuvre. En effet, ce qui nécessite la mise en place d’une stratégie est bel et bien la restriction de l’accès à la visibilité littéraire. C’est donc aussi dans cette perspective que l’on peut comprendre les logiques de transgression ou d’acceptation d’un ordre dominant. Élargir l’enquête permettrait également de penser les dynamiques d’insertion des auteurs à l’échelle de différents pôles de consécration, comme le préconise Claire Ducournau à travers sa théorisation de l’ « espace littéraire africain ». Peut‑être serait‑il ainsi possible de résoudre le paradoxe de l’approche de Graham Huggan qui tout en montrant que la critique postcoloniale a tendance à se focaliser sur certains auteurs, consacre une étude à ces mêmes auteurs. Filer la métaphore de la frontière amènerait à prendre en compte les auteurs les moins visibles qui ne la « passent pas », et qui jouissent d’une reconnaissance dans d’autres espaces, ce qui permettrait ainsi aux critiques de ne pas reconduire l’invisibilisation qu’ils dénoncent.
15Si le projet de S. Burnautzki propose une démarche similaire à celle d’Huggan, à savoir, peser les bénéfices et limites des stratégies d’» exotisme stratégique » pouvant être mis en œuvre par les auteurs, il présente un autre enjeu, à savoir articuler la question des « frontières racialisées » et des « stratégies de passage » à celle de la violence symbolique qui s’exerce sur les auteurs21. Ce rapport particulièrement intéressant pourrait à certains endroits être précisé. S. Burnautzki met en évidence les limites des stratégies de Yambo Ouologuem et considère qu’il échoue à remettre en cause l’ordre dominant. On ne parvient pas tout à fait à comprendre comment celles‑ci s’articulent à la violence symbolique vécue par les auteurs africains à cette époque. Admettant que sa posture auctoriale est difficile à saisir, elle rappelle qu’il met en évidence de manière satirique la grille de lecture racialisée à l’œuvre dans l’espace littéraire et dénonce la situation des auteurs africains dans la Lettre à la France nègre22. Il est donc étonnant que cette œuvre ne soit pas analysée plus en détail et considérée comme un levier de la stratégie de l’écrivain. De même, les « indices posturaux23 » de l’écrivaine Marie Ndiaye sont relativement minces, de telle sorte qu’il est difficile de savoir à quoi imputer la modification de sa stratégie littéraire (adhésion à la conception de la société multiculturaliste ? réaction à la violence symbolique ?) C’est à ces endroits que la parole des auteurs fait défaut. Si symbolique soit‑elle, la violence est bel et bien incorporée dans le corps de celles et ceux qui la subissent24. Un glissement problématique me semble ainsi franchi entre le nécessaire constat que les auteurs peuvent participer à renforcer les frontières racialisées, voire en tirer un certain bénéfice, et le choix d’oblitération intégrale de leur parole, à laquelle l’autrice semble certes avoir été contrainte par les aléas de son enquête25 mais qui relève aussi d’une décision méthodologique marquée par une illusion d’objectivité26.
16Enfin, ce qui doit être retenu de ce travail reste sa réflexion sur le rôle du critique et l’invitation implicite à prendre conscience de ses propres biais interprétatifs. Les analyses révélant l’imaginaire racialisé et culturalisé des critiques et la manière dont celui‑ci affecte la compréhension et l’interprétation des œuvres sont particulièrement convaincantes. La lecture qu’elle propose trace une voie éthique possible, une alternative. Prompte à identifier sans complaisance les traces d’un imaginaire hégémonique dans les textes, elle déconstruit de manière systématique le crédit de subversion accordé d’emblée aux œuvres qualifiées de « postcoloniales ». Cela ne se fait pas néanmoins sans une certaine méfiance a priori à l’égard de certains genres ou de certains procédés stylistiques présentés comme conservateurs per se, ne pouvant servir de levier d’émancipation, de telle sorte que sa théorie produit parfois des valeurs littéraires de manière implicite27. Il en va par exemple de son analyse du procédé de focalisation interne dans Trois femmes puissantes. Elle considère qu’en focalisant le récit sur le personnage de Norah, celui du père, incarnant l’Afrique, apparaît comme méprisable par essence. De manière similaire, elle lit cette technique de focalisation sur la conscience de Rudy comme une exclusion radicale du point de vue de sa femme Fanta. Il me semble que ce jeu de points de vue présente la possibilité de faire entendre, suggérer, imaginer la parole de l’autre et permet au lecteur une mise à distance28. De manière plus générale, à travers ses analyses, le modèle du conte ou du roman réaliste sont parfois implicitement dépréciés. À l’inverse, le roman postmoderne semble crédité d’un potentiel subversif particulièrement fort. Or, cela ne devrait pas aller de soi dans la mesure où le genre romanesque est investi du plus fort capital symbolique et constitue par exemple pour un auteur africain un passage obligé pour accéder au rang de « classique »29. À cet endroit, le rôle du critique risque de subir une réduction, limité à distinguer les bons « contre‑récits » des mauvais30. Aussi une théorie des frontières attentive à tous les procédés d’invisibilisation se doit‑elle de penser ensemble les frontières sexuées, racialisées ainsi que celles reconduisant les oppositions académiques normatives31.
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17L’ouvrage de Sarah Burnautzki, en dévoilant de manière inédite des logiques habituellement niées de l’espace littéraire français, offre une réflexion riche et nécessaire dans un contexte d’exacerbation des tensions autour des questions raciales dans les mondes de l’art32. En combinant approche externaliste et internaliste des œuvres elle rend compte des possibilités et des impossibilités de la littérature à dé‑familiariser un réel normatif. Le choix fait dans cette recension d’en discuter certains points vient souligner également l’ampleur du défi de positionnement qu’elle lance aux acteurs du monde des lettres : écrivains, éditeurs, lecteurs et bien sûr universitaires.