Puissance heuristique & créatrice de la théorisation féministe
1En avril 2018 se tenait le colloque pluridisciplinaire « Théoriser en féministe : philosophie, épistémologie, politique ». Organisé par un collectif de chercheur·se·s lyonnais·es, ce colloque a donné lieu au recueil du même nom, publié le 21 avril dernier aux éditions Hermann. Si le mot de la fin est laissé à la philosophe Michèle Le Dœuff, les contributions qui composent Théoriser en féministe sont, pour la plupart, celles de jeunes chercheur·se·s non‑titulaires de l’université. L’ampleur intellectuelle et l’excellence de leur travail constituent une mise en perspective étonnante de cette situation professionnelle rappelée par les concerné·e·s en introduction. Le statut de ces chercheur·se·s mérite d’être souligné aussi en ce qu’il est l’illustration des « résistances très fortes, propres au monde francophone, [qui] continuent de marginaliser le féminisme comme objet de recherche » (p. 7).
2Les onze contributions de Théoriser en féministe tentent de comprendre les implications du féminisme sur la théorie, compte tenu du fait que ce dernier est « indissociablement une pensée critique et un mouvement social » (p. 5). L’ouvrage se place ainsi sous le signe d’une première difficulté : le féminisme est à la fois une démarche intellectuelle et un engagement politique. Théoriser en féministe, c’est alors inéluctablement se confronter à l’antédiluvienne question de savoir comment s’articulent théorie et pratique. Seconde difficulté à traverser le recueil : une recherche qui se qualifie de féministe est susceptible d’être affectée par ce parti‑pris, dans ses objets, ses méthodes et sa forme. Il est alors nécessaire de comprendre les mécanismes de transformation, autant que de renouveler la volonté d’ « objectivité » qui hante les disciplines théoriques. C’est en se confrontant à ces deux points de résistances que chacune des contributions tente de répondre à la question de savoir « quelles sont les conséquences épistémologiques de la critique féministe sur la théorisation. » (p. 8) Mais cet effort de compréhension des effets épistémologiques du féminisme sur la théorie n’est pas la seule réussite de ce recueil. Chacun·e·s des auteur·trice·s s’emploie ainsi à penser, plus largement, ce que théoriser veut dire. Qu’il s’agisse de philosophie, de sociologie, de science politique ou d’anthropologie, le processus de théorisation se met ainsi lui‑même à l’épreuve, à travers le cas particulier qu’est la théorisation féministe :
Les théories féministes ont certes des conséquences épistémologiques sur la méthode des sciences sociales, mais elles ne font pas que cela : elles contribuent également à réinterroger ce que théoriser veut dire. (p. 8)
La théorie engagée
3Précisément, parce que le féminisme est à la fois démarche intellectuelle et mouvement social, il semble que le fait de théoriser en féministe implique toujours déjà de théoriser en militant·e. Mais qu’entraîne exactement une théorisation militante ? Le simple fait qu’un·e théoricien·ne se déclare appartenir au mouvement féministe n’impacte pas nécessairement la théorisation elle‑même. Au fil des contributions qui composent Théoriser en féministe, les propositions pour comprendre ce qui se joue dans l’acte théorique féministe sont nombreuses. Éléonore Lépinard consacre ainsi son article à l’élaboration d’une « éthique de la responsabilité féministe » (p. 17 à 34). Prenant en compte la dimension morale du projet féministe, qui s’ajoute à ses dimensions politiques et sociales, elle propose ainsi un critère de reconnaissance des théories féministes. Selon l’autrice, une « responsabilité morale » (p. 29) occupe les théoricien·ne·s féministes. Cette responsabilité est inégalement partagée parmi les chercheur·euse·s :
Plus nous occupons des positions de privilèges, plus grande est notre responsabilité de nous soucier des autres qui sont partie prenante de ce projet. Une éthique de la responsabilité féministe doit donc considérer l’ensemble des torts qui sont causés par les asymétries de pouvoir au sein des relations entre sujets féministes, et demeurer critique des épistémologies de l’ignorance qui caractérisent aussi bien la blanchité que le validisme et l’impérialisme. (p. 29)
4L’engagement individuel des chercheur.euse.s féministes se développe et se comprend ainsi bien au‑delà de l’opinion ou de la conviction, pour s’étendre à la prise en compte de sa propre position dans l’échiquier social et politique. L’ensemble des réflexions qui composent Théoriser en féministe prennent en compte – et surtout, revendiquent – le fait que toute pensée théorique est située, déterminée par la personne qui l’élabore. Loin d’amoindrir la qualité de ces théories, loin d’en menacer la pertinence scientifique, cette attention permanente à annoncer et à penser « d’où je pense » apparaît ainsi comme la condition sine qua non d’une théorisation complète – et éthique.
5Un processus de pensée engagé pose aussi la question des références théoriques convoquées pour élaborer sa propre position. Dans le champ disciplinaire spécifique qu’est la philosophie, cette question est particulièrement délicate. Non seulement l’exercice philosophique dépend largement d’un corpus millénaire – ce qui rend inévitable la fréquentation et l’usage des textes canoniques – mais surtout ce corpus est indéniablement phallocentré. C’est le paradoxe auquel s’intéresse Diane Lamoureux dans sa contribution (p. 57 à 72). Comment philosopher en féministe quand la tradition philosophique et son enseignement scolaire et universitaire ne retiennent que les auteurs ? Dans ces conditions, la tradition philosophique phallocentrée que nous connaissons semble alors devenir obstacle au développement d’une pensée féministe. Pourtant le corpus « autorisé » de la philosophie semble susceptible de s’enrichir au contact des pensées féministes – et d’enrichir ces dernières en retour ; c’est précisément la proposition de Clara Chaffardon, dans son article intitulé « Qu’est‑ce que le féminisme fait à la méthode phénoménologique ? De l’inventaire descriptif à la pratique normative » (p. 181 à 204). Loin de Théoriser en féministe l’idée de refuser les textes canoniques et la tradition philosophique. Diane Lamoureux préfère ainsi ouvrir une voie alternative – celle du pluriversalisme :
Dans le pluriversalisme, puisqu’il n’y a pas unisson, il doit y avoir traduction et transposition. Ceci ne correspond pas à un culte de la diversité qui se subsisterait à une unité homogénéisante, mais plutôt à une prise de risque, celui de se tenir à distance tant de l’homogénéisation que des particularismes essentialisants. (p. 70)
6Le pluriversalisme semble présenter deux avantages théoriques aptes à servir le développement d’une philosophie féministe. Il ne s’agit ainsi nullement de se défaire de la tradition philosophique, mais de la considérer comme une partie de la théorie existante. La notion de pluriversalisme proposée par Diane Lamoureux suggère aussi que philosopher en féministe implique des actes de théorisation précis – la « traduction » et la « transposition ». Précisément, ces actes théoriques sont pensés par Vanina Mozziconacci, dans sa contribution intitulée « Faire féministement de la philosophie. D’une traduction entre théorie et pratique » (p. 73 à 91).
De la pratique à la pratique en passant par la théorie
7La question de l’articulation entre la théorie et la pratique est particulièrement délicate et urgente pour penser la théorisation féministe. La pensée féministe s’ancre en effet dans l’expérience ordinaire des femmes ; c’est de cette expérience – de ces expériences, aussi singulières que multiples – que nait la nécessité de la théorisation. Mais cet attachement historique du féminisme aux savoirs concrets ne constitue pas seulement un point de départ à la théorisation. L’aspect pratique semble en effet consister aussi bien le commencement que le but annoncé, la fin, des pensées féministes. La théorisation féministe ne peut ainsi perdre de vue son objectif de servir les mouvements politiques et sociaux qu’elle accompagne et auxquels, en ce sens, elle participe. C’est la raison pour laquelle Vanina Mozziconacci propose de comprendre l’articulation entre théorie et pratique dans le féminisme en termes de « traduction » de l’une vers l’autre. Elle distingue ainsi la notion d’application, qui implique une univocité au sein de laquelle les concepts appliqués ne varient pas en fonction de leurs domaines d’application, de celle de traduction. C’est en travaillant cette notion de traduction qu’elle parvient à s’éloigner de la question stérile de savoir ce qui serait premier dans le féminisme, la théorie ou la pratique.
Pour parler d’une traduction féministe, des théories en pratique, mais aussi plus généralement, il serait donc nécessaire d’adopter une conception de la traduction qui en fasse un processus itératif, fait d’échanges et de réciprocité. […] Cela signifie également que comprendre une théorisation féministe, ce n’est pas seulement étudier son architecture idéelle, mais aussi prendre en considération des ‘appropriations ordinaires’ dont elle fait l’objet. (p. 90)
8L’inextricable lien entre théorie et pratique dans le féminisme se voit aussi renforcé par la remarque de Diane Lamoureux à partir du livre de Michèle Le Doeuff, Le Sexe du savoir1. Il apparaît en effet que l’accès des femmes au savoir ne constitue pas seulement une maîtrise des outils dominants, comme le suggère Michel Foucault, mais aussi et surtout « une résistance à la domination » (p. 61) :
Connaître les structures qui font souffrir a donc partie liée avec le projet de s’émanciper. […] La connaissance n’est pas pouvoir mais résistance à la domination exercée par autrui, en tant que cette domination s’accroche à l’ignorance des dominé·e·s. (p. 61)
9Cette dimension pratique du savoir lui‑même et du processus de théorisation qui l’accompagne est aussi bien pensée que racontée telle qu’elle a été vécue par Noémie Aulombard dans sa contribution (p. 115 à 126). Elle y fait le récit de la porosité entre son travail de recherche et ses expériences personnelles et intime. Plutôt que de considérer que la référence à l’expérience personnelle « annulerait tout mouvement de sortie de soi pour aller vers le général, ne permettant la construction d’aucun discours rationnel » (p. 116), l’autrice choisit ainsi d’élaborer cette porosité comme une « puissance heuristique et créatrice. » (p. 116)
Le système ouvert
10Par les questionnements spécifiques que soulève le cas particulier de la théorisation féministe, les contributions qui composent l’ouvrage interrogent en réalité des dimensions théoriques qui excèdent le féminisme. L’attention portée à un type précis de théorisation permet ainsi d’examiner la question de savoir, plus généralement, ce que théoriser veut dire. La pensée féministe, par les méthodes qu’elle met en œuvre et les objets qu’elle se donne, est susceptible d’apporter des réponses nouvelles et de faire de véritables découvertesM-Jeanne Zenetti2021-06-25T11:45:00MZ2. De la même façon, le fait de s’intéresser à la théorisation féministe en tant que telle permet de faire apparaître des réalités sur la théorisation elle‑même.
11Dans sa contribution qui s’intéresse à la tension millénaire entre théorie et pratique que réactive la pensée féministe (p. 73 à 91), Vanina Mozziconacci cherche ainsi à redéfinir la notion de traduction pour proposer une nouvelle articulation entre ces deux pôles. L’autrice remarque dès le début de sa réflexion que cette ambition intellectuelle excède le domaine du féminisme :
Ces questionnements mêmes engagent à penser la théorie d’une certaine façon. Il me semble notamment que du fait de cette bipolarité du féminisme, il est plus juste de parler de théorisation – qui est quelque chose de processuel, toujours en train de se faire, inachevé, non clos – que de théorie. Je voudrais également défendre l’idée que s’intéresser aux phénomènes de circulations féministes entre théorisation et action lorsqu’on est philosophe conduit à défendre une pratique de la philosophie qui ne va pas de soi. (p. 74)
12Théoriser en féministe, c’est ainsi se défaire de l’objectif d’élaboration d’une théorie fixe, d’un système clos, pour se consacrer, justement, à une pratique. Une pratique théorique, un processus toujours en train de se faire, et susceptible par là même de donner naissance à des théorisations pratiques.
13Diane Lamoureux, quant à elle, rappelle à partir du travail de Patricia Hill Collins sur la pensée féministe noire que le féminisme permet de faire apparaître que « l’institution universitaire n’a pas le monopole du savoir » (p. 66). La documentation mise à profit par Collins pour construire sa réflexion est en effet d’un rare éclectisme – un éclectisme souvent obligatoire pour les pensées féministes par l’exclusion de la culture universitaire dont elles ont été victimes. Collins étudie ainsi des journaux intimes, des témoignages, des textes littéraires, des chansons. Le développement récent, et leur intégration à l’université, des cultural studies M-Jeanne Zenetti2021-06-25T11:44:00MZ– et même des porn studies – confirme cette intuition : les sources dans lesquelles puise la pensée pour se construire n’ont nul besoin d’appartenir aux « savoirs constitués » (p. 61) de la culture canonique. La diversité des sources rend précisément possible le pluriversalisme théorique que Diane Lamoureux considère comme un marqueur de la théorisation en féministe, ou engagée.
Ainsi, intellectuellement et politiquement, comme féministes nous devons nous engager dans un processus d’expansion plutôt que de réduction et remplacer le binaire par le multiple. Dans cette activité, les intellectuelles doivent pratiquer une certaine humilité. Ne pas se mettre sous les feux des projecteurs et parler ‘au nom de’, mais aussi et surtout apprendre à écouter. Ce que je propose c’est une pratique d’accompagnement/aiguillonnage citoyen qui refuse le confort, l’indifférence et le cynisme et qui reconnaît que toute vérité est au mieux provisoire et locale. (p. 71)
14Si le paragraphe prescriptif qui clôt l’article de Diane Lamoureux s’adresse aux féministes, sa portée semble pourtant bien plus large. De tout·e intellectuel·le, en effet, nous sommes en droit d’attendre une posture humble qui protège de la croyance en des vérités absolues et universelles, autant qu’une capacité d’écoute et d’ouverture à l’altérité.