Pour un droit à l’exil
1Texte court mais qui n’en est que plus percutant dans son engagement (le sous‑titre ne passe pas par quatre chemins : « Pour une politisation de la question migratoire »), Droit d’exil d’Alexis Nouss met à jour un paradoxe : réalité de la migration et béance du droit ou de son application en la matière. Pour ce faire, une solution : reconnaître au migrant, qui « n’a pas de visage » et « rien comme nation » (p. 87), qu’il est une « figure politique ». À l’heure ou le Prix Nobel de littérature1 est de nouveau attribué à un exilé (le Tanzanien Abdulrazak Gurnah), le lecteur attentif aura noté que contrairement à ce que pourrait suggérer le titre, Droit d’exil n’a pas été rédigé par un juriste, ou même par un économiste ou un sociologue. Alexis Nouss est professeur de littérature comparée, et l’ouvrage invoque régulièrement des figures littéraires majeures aussi bien de l’exil que de l’engagement : Ovide, Victor Hugo, Franz Kafka, Albert Camus, Mahmoud Darwich, Paul Celan, Édouard Glissant... Preuve s’il en est que la littérature héberge plus que jamais l’altérité et constitue un socle majeur de la construction d’un « faire communauté » (p. 109).
Covidexil
2Les faits tout d’abord : si la pandémie occupe le terrain politique et médiatique depuis plus d’un an désormais, la migration n’a pas cessé et s’est vue un peu plus occultée : en ce sens, l’ouvrage tente dès l’introduction à travers un néologisme de « rapprocher dans covidexil les termes covid et exil » afin de « lutter contre l’effacement de la crise migratoire derrière la crise sanitaire » (p. 5). En 2020, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés estimait à plus de 82 millions de déplacés et déplacées forcés dans le monde2, dont 26 millions de réfugiés. Si la moitié des migrations forcées se concentrent au sein du pays même, certains pays ou régions en assument une part essentielle, comme le Pakistan, l’Iran, ou le Liban3, et depuis peu la Colombie. En comparaison, les 27 pays de l’Union européenne ont enregistré 612'700 demandeurs d’asile4, soit — si le statut leur était accordé à tous — 0,13% de sa population totale. Pendant ce temps, la France a accueilli sur son territoire un peu plus de 300'000 réfugiés5, soit … 0,46% de sa population. Qu’elle semble loin la fascination pour les figures exiliques devenues mythes littéraires, du Juif errant à Caspar Hauser ! (p. 70) L’accueil précaire, au compte‑gouttes se double d’un « déni d’humanité » (p. 30) finançant des programmes de surveillance comme Frontex et persécutant les « délinquants solidaires » (Cédric Herrou, Pierre‑Alain Mannoni, Carola Rackete …). Ainsi, la question migratoire est prise en charge par des institutions finalement uniquement chargées de l’ordre (police, garde‑frontières, entreprises privées de sécurité) tandis que sa dimension urgente et ses besoins immédiats reposent en très grande partie sur un instinct citoyen (associations, ONG, initiatives individuelles …). Comparant cette situation actuelle à l’aune de « l’indice Titanic » et de « l’indice Auschwitz » (p. 13), le texte invoque le poème de Voltaire « Poème sur le tremblement de terre de Lisbonne » (1756) pour dénoncer l’inacceptable : « L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré. »
Un vide législatif & linguistique investi par les extrémismes politiques
3Il n’existe pas « à l’échelle internationale, d’instrument juridique complet qui institue un cadre applicable à la gouvernance de la migration6 ». Le principe fondamental de non‑refoulement établi par la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés n’est que ce qu’il est : un principe, issu de l’accord de certaines volontés, et non une obligation émanant d’un contrat. Reprenant la pensée de Michel Foucault, Droit d’exil émet le constat que les États continuent à exercer librement un biopouvoir de rétention et de refoulement (p. 6). Par ailleurs, en dépit de la reconnaissance scientifique des bouleversements climatiques majeurs en cours et à venir, les réfugiés climatiques7, emblématiques de cette société liquide contemporaine8, n’ont aucune réalité législative alors que les causes de leur départ dépendent directement de circonstances politiques et économiques (p. 57).
4Il existe également un vide linguistique : certes, « être migrant n’est pas une maladie ou un accident » (p. 56), tout comme « l’exil n’est pas un crime mais un châtiment immérité » (p. 28‑29). Pour autant, comment désigner celui qui part ou qui fuit sans le dégrader dans son humanité par la massification, la numérotation ou l’objectification, et sans le réduire à sa seule condition de déplacé ? Droit d’exil propose la réponse suivante :
Les nommer « exilés » les sort d’une telle opacité et affirme que le migrant est un sujet, un sujet en exil, avec une histoire, une mémoire, un chemin, un récit, une expérience à partager dont les récits religieux ou littéraires des pays d’accueil ont façonné les cadres et les mémoires familiales recueilli les traces. […] Dire que le migrant est d’abord un exilé, c’est passer de la stricte question migratoire à la condition exilique et initier un changement qui compte stratégiquement car il permet, élargissant considérablement l’angle de vue, de fonder conceptuellement la possibilité d’un droit d’exil inhérent à cette condition. Une condition exilique, de même qu’on a pu traiter d’une condition humaine, d’une condition féminine, d’une condition noire, d’une condition juive […] (p. 62‑64)
5Au milieu de tout cela : des situations urgentes témoignant d’une détresse absolue9, d’évènements irréparables (le petit Aylan Kurdi, « Gavroche d’Orient » dont le nom hante les pages), qui se heurtent au développement ou à la réactivation de préjugés et autres théories extrémistes. L’étranger, et dans une généralisation intellectuellement sans fondement mais habile, l’exilé, l’immigré, sont les bouc‑émissaires utiles et protéiformes endossant la responsabilité de tel désastre économique ou tel échec socio‑politique. L’ouvrage effectue ici un rappel salutaire pragmatique mais malheureusement nécessaire qui met à bas le discours xénophobe largement répandu :
Économistes, sociologues et démographes ont montré que la France intègre annuellement sans remous des migrants autour d’un chiffre de 200’000, qu’elle a besoin d’un renouveau de ses forces de travail et de ses cotisants aux caisses sociales, que sa démographie accuse une baisse des taux de naissance et qu’enfin elle devrait lorgner sur le PNB de pays ayant accueilli des migrants en nombre (Allemagne ou Suède) pour en voir le bénéfice. (p. 42)
6Un léger désaccord apparaît toutefois lors de la lecture : le constat d’un « j’m’en foutisme », expression empruntée à l’écrivain allemand Lion Feuchtwanger, victime malheureuse des camps d’internement au début de la Seconde Guerre mondiale (p. 10), et qui serait spécifiquement français. Oui, ce laisser‑aller égoïste et apathique de la bureaucratie, l’écrivain Alfred Döblin et la philosophe Hannah Arendt s’en sont aussi rendus compte et il n’est pas difficile de concevoir qu’il n’a pas tout à fait disparu. Or, le fait même que les organismes officiels en charge des situations administratives des exilés se soient mis en grève ces dernières années10 pour protester contre les conditions de traitement des demandeurs — ce que rappelle paradoxalement le livre ! — montre bien que l’administration de 2020 n’est plus vraiment celle de 1940. Ce mal du « j’m’en foutisme » serait accompagné d’un autre, la « binarose », c’est‑à‑dire « cette incapacité française à sortir du dualisme (ici action humanitaire ou action politique) (p. 33), qui empêche de percevoir la crise migratoire comme symptomatique d’une crise politique bien plus profonde et le migrant comme autrement qu’une « figure victimaire » enfermé dans un discours humanitaire (p. 35).
Pour un droit d’exil
7La solution proposée par l’ouvrage réside dans le titre. Il s’agit de recréer « un imaginaire politique de l’accueil » (p. 81) reposant à la fois sur un devoir d’hospitalité (p. 80) hérité de la tradition grecque, « un droit du parcours qui se diviserait en droit de destination et droit de retour » (p. 83), mais aussi « un droit au mensonge ou au secret » (p. 84) qui respecterait la part d’intimité et de traumatisme en chaque exilé. À terme, gouvernements et organismes internationaux se doivent de « reconnaître le droit d’exil comme un droit positif, de l’inscrire parmi les droits fondamentaux » (p. 88). Pourrait alors se développer pour les exilés « une politique hors‑sol, non définie par des paramètres strictement territoriaux et étatiques » (p. 108). De Michel de Montaigne à « l’hospitalité inconditionnelle » proposée par Jacques Derrida (p. 31), cet ouvrage propose ainsi des (re)lectures fondamentales en vue de fonder une « Europe amicale » (p. 110).