La traduction comme usage du vécu partagé & exercice identitaire : créer, recréer & sentir
1Quelles langues pour notre siècle, une période de la diversité et de la communication1 ? Le volume collectif La tâche poétique du traducteur, né d’un colloque qui a eu lieu les 20 et 21 mars 2017 à l’hôtel de Lauzun et à l’université Paris Diderot‑Paris 7 nous invite à une radiographie du « vouloir‑dire » qui anime chaque langage et qui mobilise, par conséquent, les traducteurs. Cette interrogation s’articule en quatre parties (« Poète traducteur » ? ; « Confrontations, respirations » ; « Itinéraires, expériences » et « Transmissions, utopies ») et comprend dix‑huit articles. Inspiré de l’œuvre de Walter Benjamin, comme le mentionne l’introduction, le titre de cet ouvrage exprime de manière condensée la problématique du colloque, problématique à laquelle les articles essaient d’apporter des réponses : quelle est la place de la traduction dans notre époque si mouvementée et comment peut‑on se rapporter à cette démarche qui dépasse dans la plupart des cas les frontières langagières ? Ou, autrement dit, où commence et où finit la traduction ?
2L’originalité de l’ouvrage réside dans la diversité des perspectives envisagées (on cite l’approche politique, l’approche littéraire et celle de la théorie de la traduction) afin de mettre en relief les différents aspects à prendre en considération quand on traite d’une question aussi épineuse que la traduction. Défi lancé aux définitions stables et universellement valables, le volume semble écrit sous le signe de la différence ; on peut y lire le respect de l’individualité et la quête de l’altérité. En effet, l’introduction nous lance dans un espace de la polyphonie puisqu’elle est intitulée « Introduction à trois voix ». La traduction devient, dès lors, une manière d’habiter le monde, une opération à valeurs identitaires et formatives qui vise la mise en place d’un réseau en dehors de tout rapport de subordination ou de hiérarchie.
Qu’est‑ce qu’un traducteur ?
3La première partie, « Poète traducteur » ?, est composée de cinq articles2. Si on voulait chercher un dénominateur commun aux textes de cette section, on pourrait dire que ceux‑ci traitent du profil du traducteur ou plutôt de ses compétences et de son statut dans le monde littéraire. Delphine Chartier, professeur d’université et traductrice, avait déjà signalé que « [l]e traducteur n’est pas un opérateur neutre, mais un individu, avec à la fois son histoire linguistique et culturelle, sa compétence linguistique et sa propre conception de la traduction3 ».
4André Markowicz affine cette idée dans son texte où il essaie de répondre à la question « qu’est‑ce qu’un traducteur ? » tout en partant de son expérience. Il relate les réactions des éditeurs au moment où il a soumis son œuvre Ombres de Chine ; leurs réponses sont symptomatiques des idées reçues de la société sur l’identité d’un traducteur ; selon celle‑ci, le traducteur est un intermédiaire et occupe une position ancillaire par rapport au texte « originel ». À ce sujet, A. Markowicz n’hésite pas à nous rappeler qu’« alors que le romancier ou le poète propose un manuscrit, le traducteur, lui, accepte une commande » (p. 120). Si l’écrivain est actif, le traducteur est condamné à la passivité ; ce dernier n’a pas de voix mais il suit la courbe mélodique du livre à traduire. En outre, une autre manifestation de ce rapport de subordination de la traduction à ce qu’on appelle « l’original » apparaît si l’on se penche sur les compétences jugées nécessaires du traducteur ; on considère que celui‑ci doit connaître la langue du texte à traduire tandis qu'A. Markowicz, lui, ne connaissait pas le chinois. Toutefois, selon l’écrivain tchèque, « le traducteur littéraire, s’il fait un travail de littérature, ne traduit pas d’une langue. Il traduit une langue spécifique, — celle de l’auteur qu’il traduit » (p. 201). La langue d’un auteur recrée la langue d’un peuple ; il y a, par moments, des recoupements entre les deux, mais pour bien comprendre un auteur il faut être capable d’apprendre sa manière de lire le monde.
5D’ailleurs, le rapport entre le traducteur et l’ouvrage traduit est repris par l’article de Martin Rueff ; celui‑ci présente trois études de cas afin d’illustrer l’idée que la traduction forge dans une certaine mesure les écrivains. Il s’arrête sur trois grands auteurs français, Baudelaire, Mallarmé et Artaud, qui ont renouvelé leur expression poétique par le biais des exercices de traduction : « c’est en traduisant Poe que Baudelaire aura inventé son poème en prose, souple et heurté, précis et rêveur, tendu et ondoyant » (p. 56) ; et plus loin, on apprend que « [c]omme Baudelaire, Mallarmé invente sa prose en traduisant et sa prose est prose de traducteur, sinon de traduction » (p. 66). Si la découverte et la traduction de Poe provoquent des changements dans les discours poétiques de Baudelaire et de Mallarmé, la rencontre littéraire entre Artaud et Lewis Carroll mène à un questionnement identitaire, car traduire signifie pour l’écrivain français « se déprendre » et « se perdre » (p. 72).
Traduction & politique
6Le jeu identitaire de la traduction se prolonge dans la deuxième partie de l’ouvrage4 et dans la troisième5.
7Cependant, l’identité y est déformée parce qu’elle est créée dans le laboratoire politique. Georges‑Arthur Goldschmidt et Olivier Mannoni questionnent le totalitarisme du point de vue de la langue allemande. Selon eux, la manière biaisée, faussée, des Allemands de se rapporter à leur langue a mené à la catastrophe du xxe siècle ; la transparence de l’allemand offre l’illusion d’une langue pure, érigée en norme : « [l]es ravages que l’Allemagne hitlérienne imposa à l’Europe et le crime absolu et indépassable que constitua la Shoah ne s’expliquent peut‑être pas sans recourir à cette obsession d’”originarité” et de pureté » (p. 162). Il arrive toutefois que, comme le montre O. Mannoni, « le langage nazi est lui‑même une traduction. Ce n’est pas de l’allemand. C’est une autre chose. C’est un allemand utilisé pour recréer un autre langage, une autre réalité passant par le verbe » (p. 172). Par conséquent, on y a affaire aux violences imposées au langage allemand qui se voit subir les épreuves « du lit de Procuste » ; l’allemand est manipulé afin d’obtenir le langage nazi, « une langue qui est à la fois violente, emphatique, exaltée et incohérente » (p. 169). Si, par le biais de la traduction, le nazi devient langue première, langue « majeure » (selon Gilles Deleuze) le yiddish s’éteint faute de traduction ; d’où le signal d’urgence tiré par Carole Ksiazenicer‑Matheron qui exprime la tâche imminente de la future génération, celle de : « faire preuve d’espoir et de transmettre cette langue, marquée par la tragédie historique, comme une langue à l’égal de toutes les autres, en résonance avec le monde actuel et les usages contemporains de la mémoire » (p. 201).
8Si le traducteur ne crée pas une œuvre nouvelle, il participe à la survie de celle écrite par autrui ; de plus, grâce aux traductions, les idées dépassent les frontières du pays où elles sont nées. Hervé Georgelin assume, en tant que traducteur de l’arménien occidental et du grec moderne vers le français, cette responsabilité de « lutter contre l’oubli » qui constitue une des caractéristiques essentielles du travail du traducteur ; il considère son métier comme situé
entre le collectif et le personnel, entre les règles de grammaire et le monde des affects. Les livres que je traduis de l’arménien mais aussi du grec sont de petites protestations contre l’oubli, l’ensevelissement, la réduction au silence des choses importantes de l’existence (p. 216‑217).
9Espace de l’entre‑deux, la traduction met en branle les stabilités et ouvre la voie à la différence et au multiple.
Traduire – un jeu de distances
10Entre éloignement et proximité, l’exercice de rendre un texte dans une autre langue que celle dans laquelle il a été rédigé dépasse la recherche des équivalences. Les études de la quatrième partie6 se penchent sur les enjeux de la traduction. Lucie Campos nous rappelle le syntagme de Derek Walcott selon lequel la traduction représente une « langue qui n’appartient à personne » (p. 271) ; elle serait au croisement de la langue de l’écrivain et de celle du traducteur, sur le terrain de l’imagination. En effet, dans la troisième partie du volume, Marie Vrinat‑Nikolov parle de la réflexion exigée par toute activité de traduction parce que « [t]raduire un texte littéraire, c’est exiger de l’œil non seulement qu’il voie le texte, mais aussi qu’il l’entende » (p. 222). Entendre signifie aller en profondeur, examiner les tréfonds d’une œuvre mais surtout reconnaître la sensibilité qui y habite et entrer en résonance avec l’esprit des lettres.
11Au moment où l’on pense la traduction comme interprétation, comme le fait C. Coquio, on se rend compte
que toute traduction est un miracle qui s’opère dans la lumière des langues et la matière des rêves ; mais tous les rêves suivent la bouche, comme tous les inspirés de Dieu écrivirent le bon texte. La traduction est un immense texte humain (p. 301).
12Transgresser les espaces et les époques nous plonge dans un univers où les lois de la physique ne s’appliquent plus, un espace du miracle situé au‑delà du temps. En effet, pour Camille de Toledo, la traduction devient mode de vie : « Je n’ai jamais traduit, ou peut‑être toujours. […] j’ai commencé, en fait, par me rappeler ce que j’entendais dans les forêts, autour du village où j’ai grandi. J’ai donc très tôt voulu aller plus loin que nos langages humains, nos petites étroitesses de mots » (p. 315). La traduction s’attache aux gestes, aux souvenirs, aux sentiments ; elle nous invite à mettre en doute les certitudes et les points d’origine.
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13La tâche poétique du traducteur est celle d’aller toujours vers l’inconnu afin de donner voix à des horizons nouveaux ; les études réunies dans ce volume ne proposent pas de recettes pour aboutir à la meilleure traduction mais nous invitent dans les laboratoires des traducteurs ; les lecteurs y ont accès aux expériences de divers traducteurs, à leurs peurs et à leurs interrogations. Les réflexions de ces artisans de la « langue de l’imagination » rendent visible la « tension entre les langues » (p. 25) et créent un espace où règne la fascination de la différence.