Écrire la Commune
1En cette année de commémoration (150e anniversaire de la Commune de Paris), Éléonore Reverzy nous propose un ouvrage de presque six cents pages qui ne se contente pas d’être une riche anthologie d’écrits sur la Commune, mais qui s’attache à faire émerger l’entreprise proprement littéraire dont témoignent ces écrits, aussi divers soient‑ils. L’autrice de cette anthologie a en effet pris un parti qui peut sembler paradoxal, puisqu’il s’agit d’étudier comme témoignages littéraires ce qui n’est que témoignage, sans visée esthétique. Elle montre en effet que dans ces circonstances exceptionnelles que constituent les événements de la Commune de Paris, nombre de témoins sont amenés à prendre la plume, alors même qu’ils n’appartiennent pas à la sphère des littérateurs :
Une des forces de l’écrit de témoin est sa nature intrinsèquement démocratique, rendue particulièrement sensible au xixe siècle du fait de l’instruction obligatoire et de l’accès massif à l’écriture et à la lecture (p. 13).
2Pour le choix des textes, É. Reverzy privilégie les écrits « à chaud », qui ne comportent pas forcément de volonté initiale de diffusion (journaux intimes, correspondance), tout en constatant le foisonnement des publications de récits de témoins, une fois les événements passés, comme si un besoin de partage du témoignage s’était ensuite fait sentir. L’ouvrage se démarque de la célèbre anthologie de Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune (1970) centrée sur la violence des discours anti‑communards. Le point de vue ici se veut radicalement différent : il ne s'agit pas d’amasser des documents mais d’interroger leur littérarité. S’appuyant sur les récentes analyses portant sur le genre testimonial (Philippe Mesnard, Emmanuel Bouju), elle rappelle la double dimension, juridique et religieuse, du témoignage, un témoignage marqué par l’exigence de vérité et la dimension probatoire, ainsi que son lien avec l’enquête (p. 22). E. Reverzy s’oppose à l’hypothèse de Foucault selon laquelle le xixe siècle aurait basculé de l’ère de l’enquête à celle de l’examen : « L’hypothèse est à l’évidence fausse, et historiquement intenable car on n’a jamais autant enquêté et de façon aussi systématique qu’au xixe siècle. » (p. 27), montrant que le xixe siècle voit ainsi fleurir une constellation d’enquêtes, de reportages, de témoignages qui sont « à la fois des formes journalistiques et des modèles qui informent les genres littéraires émergents » (p. 29).
Le Siège & la Commune
3L’une des originalités de l’ouvrage est de déborder chronologiquement la stricte période de la Commune pour englober ses prémices et ses origines, en évoquant en amont le siège de Paris par les Prussiens. L’anthologie adopte une organisation chronologique, de la proclamation de la république le 4 septembre 1870 à la répression de la Commune en mai 1871 et se divise en douze grandes sections dans lesquelles sont combinés succession des événements et axes thématiques (combats, vie quotidienne, vie politique…). Cette organisation permet au lecteur qui n’aurait pas en tête le détail des événements de la défaite de 70 et de l’insurrection de Paris d’en suivre facilement la progression, d’autant que l’anthologie est suivie d’une chronologie précise des événements du siège et de la Commune. Ce choix d’évoquer les deux sièges (par les Prussiens, puis par les Versaillais) permet de comprendre des évolutions, même si tous les auteurs n’ont pas témoigné sur les deux événements.
4Cette dimension didactique extrêmement utile se retrouve dans l’ensemble de l’ouvrage, puisque les témoignages (dont beaucoup sont le fait de personnages peu connus du grand public) sont assortis de tout un appareil de notes explicatives permettant une lecture aisée (précisions historiques, notes biographiques sur les personnages évoqués dans les témoignages, précieuses indications également sur les lieux et dates de publication des témoignages dont on a des extraits.) Les témoignages sont constamment contextualisés (par exemple celui de Rossel, dont il nous est rappelé que les Papiers posthumes sont publiés par son avocat pour laver sa mémoire (p. 398)).
Diversité & nuances
5Un autre aspect essentiel, à souligner, est la diversité des points de vue qui s’expriment dans ces témoignages. Contrairement à l’ouvrage de P. Lidsky, qui souligne à quel point la majorité des écrivains se sont positionnés contre la Commune, Témoigner pour Paris donne voix à toutes les sensibilités et permet le croisement des regards. Ainsi, dès la section 2 consacrée à « Paris sous les armes », et donc au siège prussien, on est face à une alternance de témoignages naïfs qui s’enthousiasment du patriotisme parisien et d’une vision beaucoup plus critique (par les Goncourt notamment). Ces visions contrastées, entre éloge du patriotisme parisien et condamnation récurrente d’un manque de discipline et de l’ivresse, se poursuivent tout au long de l’ouvrage.
6Les grandes scènes d’action et d’agitation politique font l’objet d’un traitement tout aussi diversifié. Ainsi, les réunions publiques qui se développent dans Paris assiégé sont évoquées de façon contrastée, entre Manet qui relate sa participation enthousiaste et les Goncourt à la formule assassine : « Où la crapule danse dans les temps calmes, elle légifère dans les temps de révolution. » (p. 263). On balaie de la sorte les grands événements, la reddition de Metz et les troubles à Paris, le refus de l’armistice, les manifestations. L’impression de confusion se trouve restituée dans tous les témoignages, avec des tendances opposées entre ceux qui soulignent l’élan de patriotisme et ceux qui mettent l’accent sur les scènes d’ivrognerie et de vandalisme.
7Certains témoignages présentés vont à l’encontre des idées reçues : pensons par exemple à Alphonse Daudet et à José‑Maria de Heredia qui soulignent le calme de Paris, la sérénité du tableau qui se dégage (p. 404). Et on note toujours le souci de l’équilibre et du contraste, avec des témoignages qui soulignent la bonne humeur et l’ambiance bon enfant, quand d’autres stigmatisent la bêtise et brutalité. Certains, comme Catulle Mendès, font preuve d’un sens aigu de la nuance, par exemple lorsque ce dernier loue l’atmosphère de Paris tout en déplorant l'arrestation des religieuses de Picpus. Il exprime même sa sensibilité face à la démolition de la maison de Thiers :
Je ne songe pas à l’homme politique. Je pense à cette maison où on a travaillé, où on a pensé, où maintenant les livres ne sont plus sur les rayons de la bibliothèque, où le fauteuil cher à la rêverie a été brûlé dans la cheminée même près de laquelle il était demeuré pendant de si longs jours (p. 423)
8La destruction de la colonne Vendôme est l’objet du même type de commentaires contrastés.
Une immersion dans Paris insurgé
9En privilégiant les témoignages d’anonymes, qui côtoient cependant ceux d’écrivains reconnus, cette anthologie donne une dimension très concrète et même corporelle à l’expérience. Les témoins sont au cœur de l’action, ils vivent les restrictions alimentaires, côtoient les morts et les blessés et font ainsi partager au lecteur le quotidien de ces quelques mois de siège et d’insurrection. On trouve par exemple, de manière récurrente, des descriptions précises de ce qu’on mange, de l’étal des boucheries. La section 5, intitulée « Le quotidien des assiégés », accumule les notations sur le froid et la faim, sur les difficultés de communication, sur la désinformation et les rumeurs. Certains témoins évoquent avec horreur le sacrifice d’animaux domestiques (chiens, chats) pour les manger quand d’autres signalent les mêmes phénomènes avec cynisme ou résignation. L’abattage et la consommation des animaux du jardin d’acclimatation marquent aussi les esprits. Les témoignages sont précis, concrets, personnels, évoquant les cartes de rationnement ou les difficultés à nourrir les enfants, certains prenant une distance ironique pour envisager de manière comique une solution à la faim par le cannibalisme…. Comme le résume Jules Claretie « Quel romancier eût prévu ces folles aventures ? » (p. 234)
10De même, en ce qui concerne le premier siège, on trouve beaucoup de récits de combattants et d’extraits de correspondance qui évoquent le quotidien de soldats. L’ouvrage a en effet, entre autres mérites, celui de mettre au jour tout un ensemble d’ouvrages écrits par des gardes mobiles pour attester leur bravoure et dénoncer la faible reconnaissance qu’ils devaient en obtenir.
11La capitulation, la proclamation de Guillaume Ier Empereur dans la grande galerie des glaces à Versailles, sont l’objet de récits et de commentaires furieux ou désespérés. Le titre de l’anthologie prend tout son sens dans certains témoignages qui personnifient Paris et expriment une véritable affection pour la ville blessée, menacée et humiliée. On retrouve également de manière récurrente des plaintes contre Trochu, dont on conspue l’incompétence.
Poétique du tableau
12Dans la quatrième section « Tableaux de siège », mais aussi dans bien d’autres, on se trouve au cœur d’un des enjeux majeurs de l’ouvrage, à savoir la dimension littéraire et esthétique des témoignages. E. Reverzy précise que les parisiens vont de plus en plus voir par eux‑mêmes, à l’affut de l’événement, et consignent à leur retour leurs impressions, ce qui donne une palette de notations pittoresques, des descriptions de l’animation des rues, des notations sur les changements par rapport aux périodes précédentes. On pense notamment aux extraits de Paris assiégé. Journal (1870‑1871) de Jules Claretie, évoquant par exemple l’aurore boréale du 24 octobre, « vrai ciel de temps de guerre et de tuerie, ciel de boucherie et de massacre » (p. 189). Les témoignages foisonnent ainsi d’anecdotes variées et curieuses, comme celle de ces gardes mobiles bretons pleurant devant une caricature du pape (p. 165). Mais aussi : la vision des ambulances américaines, héritées de l’exposition universelle, quelques touches poétiques dans les Tableaux de siège de Gautier, les promenades autour de Paris par le chemin de fer de ceinture, l’évocation des pillages des maisons abandonnées. On évoque également la multiplication des représentations théâtrales à but de bienfaisance. Nombre de témoignages signalent la lecture des Châtiments sur scène, signe d’un renversement des choses, dont certains témoins prennent conscience : « Quel moraliste que le destin en ses dures et soudaines leçon ! » écrit Jules Claretie (p. 200).
Échos & complémentarité : La Commune des écrivains
13De manière attendue, le 150e anniversaire de la Commune a donné lieu à plusieurs publications. Une autre anthologie, La Commune des écrivains. Paris, 1871 : vivre et écrire l’insurrection, établie par Alice de Charentenay et Jordi Brahamcha‑Marin (Gallimard, Folio, 2021, 800 p.) vient compléter l’entreprise d’ Éléonore Reverzy. La question de la littérarité du témoignage est également au cœur de cet ouvrage. Les auteurs font eux aussi le choix de ne pas se cantonner aux grands écrivains, et d’élargir la notion d’écrivain pour y inclure des figures comme celles d’Alix Payen ou de Malvina Blanchecotte, qui côtoient des auteurs connus comme Hugo ou Zola. Les textes sont choisis pour leur valeur littéraire et non documentaire :
On s’intéresse plutôt aux phénomènes d’échos, aux clichés repris et détournés, aux genres littéraires choisis et retravaillés, aux partis pris d’auteurs ou d’autrice, aux conceptions implicites ou explicites de l’écriture engagée. (p. 14).
14L’ouvrage se structure en quatre grandes parties et on y trouve beaucoup d’extraits de correspondance, de journaux comme le Père Duchêne, de chansons. Comme dans l’ouvrage d’ É. Reverzy, la nuance domine : même Leconte de Lisle, dans une lettre à Heredia, et ce malgré son horreur des communards, évoque leur terrible châtiment avec compassion. Là où l’anthologie se différencie de celle d’E. Reverzy, c’est qu’elle intègre également des récits rétrospectifs, certains d’auteurs attendus (Vallès, Louis Michel, Lissagaray) mais aussi d’autres moins connus (les frères Margueritte) ou étrangers (William Morris, Brecht), ainsi que des récits très contemporains comme un roman de Michèle Audin, 2017. On trouve des extraits de littérature anti‑communarde (Du Camp, France, Daudet) et communarde (Léon Cladel). Une large section est consacrée à la répression de la Commune, aux récits d’exil et de déportation, ainsi qu’à l’amnistie. L’ouvrage se termine par un échantillon de textes qui font le bilan de la Commune, avec quelques auteurs phares et des réflexions moins attendues comme celles de Bernanos, Marx, Lénine ou Maiakovski.
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15On ne peut que se réjouir de cet intérêt renouvelé pour les écrits sur la Commune, un intérêt spécifiquement littéraire qui permet de penser à nouveaux frais la représentation de l’événement historique de la Commune, un événement à la fois traumatisant pour la nation, avec la défaite de 1870 et la guerre civile liée à l’insurrection, et fondateur pour la pensée révolutionnaire. L’ouvrage Témoigner pour Paris vient également, à partir de l’exemple de la Commune, réfléchir sur la nature spécifique du témoignage littéraire.