Pour une écologie de l’imaginaire
« J’arrivais aux frontières du pays panique »
Jean Giono, Les Vraies richesses
1Il faut sans tarder entreprendre une histoire des formes contemporaines de l’essai, tant l’époque se montre inventive en propositions critiques fortes, brouillant les partages admis. Car le geste critique revendique de plus en plus une puissance de création, impliquant malicieusement son lecteur (P. Bayard, M. Decout), combinant théorie et fiction (Marc Escola, Sophie Rabau), articulant la ligne sinueuse de l’essai à des dérives narratives (Lionel Ruffel). Le récent livre de Jean-Christophe Cavallin en est un exemple saisissant tant il échappe à certaines catégories pour inventer une forme, oscillant entre l’essai philosophique, la critique littéraire en éclats, le journal de deuil ou le récit de rencontre : le livre est un pêle-mêle, où alternent aphorismes, extraits de journal, notes de lecture lançant la spéculation, carnet de rêves et bribes de correspondance, mais tout cela admirablement magnétisé dans un souci de rendre un territoire aux mots et aux pensées. Car ce croisement générique a surtout pour ambition de contextualiser ou de situer la pensée, pour montrer les interactions, les perturbations et les relances du lieu d’écriture sur les remous de la théorie. C’est bien là un exemple accompli de ce que l’on appelle la recherche-création, où le désir théorique va de pair avec le récit littéraire qu’explore par ailleurs Jean-Christophe Cavallin dans le Master d’écopoétique d’Aix-Marseille. Voilà qui explique pour une large part pour quelle raison le livre est accueilli dans la belle collection « Biophilia » de José Corti, qui élabore un espace éditorial hospitalier aux aventures entre l’essai, la rêverie, l’écriture intime dès lors qu’elle s’appuie sur une passion du vivant11.
Savoirs situés : une littérature en contexte
2La démarche de Jean-Christophe Cavallin prend son impulsion à partir d’un constat : l’individu moderne est hors sol, sans la conscience patiente des réalités concrètes. Chacun vit dans un espace abstrait, soucieux d’assouvir instantanément désirs et envies, sans prendre la mesure des processus terrestres au long cours ou des dévastations que chaque geste engendre. L’entreprise menée est donc celle d’une recontextualisation de nos pratiques et de nos littératures, à inscrire dans le sillage des récentes réflexions de Bruno Latour2. Contextualiser et situer, c’est d’abord entamer un travail critique qui met en évidence l’abstraction contemporaine de nos fictions, la restriction des champs, l’aveuglement des perspectives. L’essai s’adosse à une analyse très fine de la société capitaliste, non seulement comme une restriction de temporalité, favorisant le temps bref des désirs assouvis, mais aussi comme une abstraction des circuits longs. Cette abstraction traverse le partage entre fictionnel et factuel, tant les littératures documentaires tendent à se substituer au réel qu’elles tentent de saisir. L’essai tourne le dos selon l’expression du critique à la littérature-miroir, captant ou enregistrant le monde, comme à la littérature-mirage, s’enfermant dans un univers de signes autonomes. Le récit mimétique comme l’œuvre textualiste abolissent le monde. Contre ces deux écueils, il s’agit de promouvoir une écologie du récit : non pas des récits écologiques qui prennent en charge le dérèglement climatique, l’anthropocène ou l’extinction des espèces, avec une attention élargie au vivant, mais une mobilisation de l’imaginaire pour entrer en interaction permanente avec le monde. Jean-Christophe Cavallin dessine là une voie alternative aux fictions de la fin du monde analysées par Jean-Paul Engélibert3 : non pas des récits d’imminence (apocalyptiques, catastrophiques ou eschatologiques) mais des récits d’immanence, tout ensemble situés et en interaction avec le vivant. Au lieu du récit comme anticipation et adaptation au désastre qui vient, sur le mode d’un darwinisme littéraire, il plaide pour une force de reliaison narrative au vivant.
3Contextualiser et situer4, tels sont les impératifs que Jean-Christophe Cavallin confronte au Sartre de Situations. Si la littérature prônée par le philosophe avait pour ambition d’être une réponse à la crise européenne et à l’ébranlement de l’humanisme, il est question ici d’élargir la focale pour embrasser l’ensemble du vivant :
L’écologie du récit se voudrait une réponse à la tragédie du vivant et de la condition terrestre. Elle s’inscrit fonctionnellement, non plus dans le cadre réservé d’une politique culturelle, mais dans le cadre élargi d’une cosmopolitique interspécifique et relationnelle, cad d’un nouveau contrat entre nature et culture. (p. 36)
44Non plus préserver ou refonder l’homme, mais le reconnecter à l’ensemble du vivant. Non plus la condition humaine, mais la condition terrestre.
Ni fait, ni fiction : un éloge de l’imagination
5L’essai contient un vibrant éloge de l’imagination : contre toute attente, alors que l’on aurait envisagé l’urgence écologique sur le mode d’un retour du réel, le livre mobilise l’imagination comme un outil empathique pour entrer au contact des vivants, pour nouer des liens symboliques, pour éprouver par procuration, en puisant dans un fonds archaïque. Si l’imagination a souffert ces dernières décennies d’une discrétion, sinon d’un discrédit critique5, l’auteur mobilise au contraire l’imagination comme un outil heuristique primordial pour appréhender le monde et le saisir : c’est là sans doute un des déports ou décentrements importants mené par un critique fin connaisseur du xixe siècle et de Chateaubriand, pour empoigner le présent depuis ce décalage des facultés. C’est dans cette perspective qu’il dessine un vif éloge de la fantasy, celle de Tolkien ou de Le Guin, l’abordant à rebours des lectures coutumières : au lieu d’y voir une ligne de fuite hors du monde commun, pour se rencogner dans un univers imaginaire, Jean-Christophe Cavallin la considère comme un mode d’exploration archéologique, permettant d’exhumer des civilisations révolues ou des manières d’être archaïques. La fantasy opère décentrement archaïque ou rebours archéologique, pour retrouver la présence contextuelle du monde. Dans ce déplacement, elle régénère ou répare une alliance brisée avec le monde dans sa présence archaïque et terrifiante. « Le travail savant de l’imaginaire » (p. 42) est tout ensemble une manière de se réajointer au monde, un outil pour construire un savoir du réel et une puissance d’empathie : autant de leviers pour répondre à la crise d’immanence qui frappe nos sociétés.
Anthropologie du littéraire : ritualiser le littéraire
6La réflexion de Jean-Christophe Cavallin mobilise des champs de pensée vastes et variés, et il est impressionnant de voir un livre investir avec acuité une telle richesse de sources, de références critiques et littéraires pour donner à penser. La construction fragmentaire du livre, même s’il obéit à une progression maîtrisée, emblématise ces opérations de pensée presque toujours ancrées sur une lecture ou suivant le sillon d’une réflexion critique.
7Pourtant, parmi la vaste panoplie théorique et le large empan de bibliothèque traversé, le livre a son point de convergence dans un souci anthropologique. Lucien Lévy-Bruhl, André Leroi-Gouran, Maurice Leenhardt, Charles Stépanoff, Claude Lévi-Strauss entre autres sont les interlocuteurs à parts égales avec George Sand, Philip K. Dick, J. R. R. Tolkien ou Ursula K. Le Guine. C’est dire que la perspective convoquée est de réinscrire la littérature dans le temps long des mythes et des rites. Cette écologie du récit est donc aussi une anthropologie du récit qui invite à considérer la littérature dans une perspective élargie, faite de rituels et de croyances magiques. Se joue là un des paradoxes particulièrement stimulants du livre, c’est qu’il réinscrit la littérature dans le temps longs de pratiques archaïques, qu’il procède à un déplacement à rebours du temps, mais précisément pour s’affronter au désastre qui vient : le geste anthropologique consistant à enchanter ou charmer les figures effrayantes du vivant, il faudra en effet savoir le remobiliser pour s’affronter à un monde, dont les dérèglements vont dépasser tout ensemble nos capacités techniques de maîtrise et nos modes de représentation rationnelle. Mais loin d’être des techniques d’appropriation ou d’apprivoisement du monde, le geste littéraire puise aux récits mythiques cet affrontement à la virulence archaïque du monde : à rebours des fictions de la fin du monde qui apprivoisent l’anthropocène, le livre maintient l’exigence d’une panique face à l’archaïque. Se dessine là un tragique de la condition planétaire, fait de terreur et de pitié. L’ambition de l’essai est en somme de remythifier la littérature : non pas lui redonner l’ampleur légendaire des mythes, mais la réinscrire dans les pratiques anthropologiques du mythe. Ritualiser la littérature, c’est la rendre en quelque sorte à un rythme itératif et à une fonction d’instauration du lieu.
Relocaliser le récit
8La force du texte tient à ce qu’il met en pratique cela même qu’il théorise : pratique et théorie se relancent en permanence. L’exigence de contextualisation se retrouve ainsi dans la place du narrateur, toujours présent, et fortement situé : tout un été, dans un moulin de Gascogne, au bord de la Gélise, le narrateur écrit portes battantes sur le monde. Au milieu des charmilles de bois, près d’un lézard qui se chauffe au soleil sur une meule, entre deux bûches à fendre, le narrateur rencontre un chien perdu, au pelage noir, qu’il recueille : le nom qu’il lui donne sera le titre du volume. Le texte entrelace ainsi en permanence échappées critiques et écriture diariste, notant au jour le jour la cohabitation de l’homme et du chien. Non plus le récit tendu par un suspens, mais un rythme inchoatif. Un tel rythme fait de reprises et de ressassement, de creusements et de relances tourne résolument le dos au suspens romanesque comme à l’avancée argumentative, pour composer un dispositif itératif, obéissant à une logique périodique : cette rythmique-là est un véritable creusement du rapport au monde, dans une matérialité retrouvée du geste critique : « L’idée s’éclipse, l’idée retourne. Elle s’absente sous une forme et revient sous un jour nouveau. J’essaie d’écarter l’habitude d’une pensée qui avance, qui progresse en dépassant. Je m’exerce à une pensée qui retourne périodiquement, comme le soc dans le sillon, et approfondit son rapport au monde. » (p. 67) La page est un pays (pagus), et le geste d’écriture reconduit le geste agricole. Inversement parcourir les chemins forestiers et y déchiffrer des traces de chevreuil, de sanglier ou d’un vieux avec son bâton instaure une scène de lecture à ciel ouvert.
9Le livre montre en action des techniques d’habiter, en livrant le mode d’emploi d’une existence retirée et pourtant faite de cohabitations discrètes avec le vivant. S’il reprend bien sûr le célèbre vers d’Hölderlin, c’est pour souligner que la rêverie critique, le compagnonnage au long cours, les arpentages du lieu, mais aussi l’imagination sont autant de moyens pour la littérature d’instituer un lieu :
N’est réel, en fin de compte, que ce que notre imaginaire est capable d’habiter. Il faut produire des images – des images et des récits – de ce qui nous épouvante et de ce qui nous afflige. Non pas inventer, mais imaginer, - c’est-à-dire sympathiser avec le monde qui arrive. (p. 288)
10Tout l’enjeu du livre est de recomposer un espace vivant, d’habiter par le travail de l’imagination un morceau de territoire sans pour autant le domestiquer. La relation sensible avec le chien tout ensemble faite de proximité et de distance est l’emblème d’une éthique d’une présence au monde sans accaparement. Cette éthique de la distance va de pair avec une belle réflexion sur l’empathie, la reconnaissance et l’identification : loin de prôner un anthropomorphisme du vivant, Jean-Christophe Cavallin réfute « l’épineuse bonne intention de parler à la place de l’autre » (p. 260), refusant la possibilité même de s’accaparer la perspective d’autrui, voire d’un fleuve. Dans le sillage des « savoirs situés », il tourne le dos à cet impérialisme de l’identification, au désir de donner une voix à ceux et celles qui n’en ont pas, reconduisant implicitement des dominations qu’il s’agissait de lever, pour penser le mouvement d’imagination comme une relation depuis une réflexivité singulière.
11Par ces frôlements avec Valet noir, ces paysages que l’on devine, le livre reterritorialise en permanence sa pensée et son cheminement critique. Cette reterritorialisation tourne résolument le dos au modèle urbain : le livre propose en effet une véritable géographie différenciée des genres littéraires, et en puisant chez Walter Benjamin comme George Sand, il invite à délaisser une littérature citadine, dont le roman est l’emblème, pour retrouver la force orale des contes. « La culture moderne est urbaine et a grandi dans les villes. Autant les traditions orales sont des espèces rurales, autant la littérature est une espèce citadine. » (p. 51) Revendiquer l’oralité du conte contre le roman, c’est tout autant retrouver la teneur collective et rituelle de la littérature, contre la solitude du lecteur : Jean-Christophe Cavallin refuse là le grand partage entre les producteurs et les récepteurs des récits, pour promouvoir les relances et les relations des récits, de bouche à oreille, et de l’oreille à la main. Ce geste d’extension et de démocratisation des acteurs du littéraire, au-delà de ses producteurs en titre, s’inscrit tout à la fois dans une logique institutionnelle, celle des Master de création littéraire, comme dans une logique politique d’analyse du capitalisme, comme confiscation des forces individuelles de création :
On nous confisque nos rêves et on nous vend des fictions (romans, films, JT, fake news). Le capitalisme commercialise les productions de spécialistes appointés pour rêver pour tous. Le succès de ces produits synchronise nos imaginaires à ses rythmes de production. (p. 255)
12Ritualiser à nouveaux frais la littérature consiste donc à opérer un élargissement et un décloisonnement des acteurs du littéraire, en brisant la dissymétrie structurelle sur laquelle est fondée la relation littéraire entre producteurs et récepteurs.
Réengagement littéraire : pouvoirs & impouvoirs littéraires
13Un tel livre, entre l’essai et le récit, s’inscrit dans un large mouvement d’investigation sur les pouvoirs de la littérature et sa manière d’avoir prise sur le monde. Il y a là une forme de réarmement de la littérature, pour anticiper les bouleversements planétaires en cours et à venir. Réengagement de la littérature, renouvellement des formes d’implication, nouvelles radicalités : l’époque contemporaine marque bien une exigence intensifiée d’un agir politique, d’une action plus directe sur le monde. Jean-Christophe Cavallin esquisse des propositions plus indirectes, où l’imagination est un levier puissant pour réengager un rapport avec le monde.
14« Que peut la littérature ? L’ordre du monde, elle n’y peut rien. Cet impouvoir est sa promesse. » (p. 101) C’est parce qu’il renonce aux pouvoirs ou aux puissances de la littérature que sont à la fois écartées la force réparatrice de la littérature6 et la littérature comme praxis : « Écrire ne peut rien au monde » (p. 208). Une telle proposition s’inscrit dans une longue histoire de la littérature, lui déniant toute efficace directe mais pour lui attribuer une puissance symbolique et indirecte hors du commun. Cette représentation bat sans doute en brèche les nouveaux imaginaires d’une littérature d’intervention7. Sans doute est-ce un point de discussion avec ce magnifique essai que de se demander si la littérature ne doit pas devant l’urgence de notre temps de désastre délaisser sa seule fonction symbolique de renouage avec un monde en bascule ou de restauration de la panique devant le vivant, pour s’armer et chercher une efficace pragmatique et politique.