De l’énoncé performatif à l’énoncé passionné : penser (avec, après) Austin
1Étudier le langage comme un domaine à part entière de l’action humaine : telle est l’idée aujourd’hui bien connue, mais révolutionnaire, défendue par John Austin dans sa théorie des « actes de parole », et exposée aussi bien dans son ouvrage de référence Quand dire, c’est faire1 (1955) que dans ses articles « les Excuses », « la Vérité » ou « Feindre ». Critiquant « l’illusion descriptive », qui consiste à voir dans la description de la réalité le principal objectif du langage, le philosophe anglais suggère d’étudier chaque énoncé à partir de trois perspectives différentes : le locutoire (le fait de dire quelque chose), l’illocutoire (ce que l’on fait en disant quelque chose, associé originellement à la dimension « performative » du langage), et le perlocutoire (ce que l’on fait par le fait de dire quelque chose). Ces trois points de vue ne sont pas indépendants les uns des autres, Austin se donnant pour but d’éclairer « l’acte de parole intégral, dans la situation intégrale de discours », mais constituent les différents niveaux d’un même « acte ». Dire : « je viens demain », c’est à la fois produire un énoncé doté d’une signification (dimension locutoire), réaliser une assertion (force illocutoire) et, selon le contexte, réjouir, embarrasser, voire effrayer son interlocuteur (effet(s) perlocutoire(s)).
2Si ces différents concepts peuvent apparaître aujourd’hui comme des lieux communs de l’analyse littéraire et linguistique, l’une des forces de l’ouvrage collectif dirigé par Sandra Laugier et Daniele Lorenzini, Perlocutoire : Normativités et performativités du langage ordinaire, est d’inviter à une relecture critique des catégories forgées par Austin (« perlocutoire », « performativité », « acte de parole », entre autres), et à un nouvel examen de leur postérité dans la philosophie du langage et dans la philosophie morale, politique et juridique. Cette entreprise critique repose sur la mise à distance de l’interprétation dominante d’Austin, telle qu’elle a été construite par la pragmatique, de la théorie des speech acts développée dans les années 60 par John Searle aux « analyses communicationnelles » de Paul Grice. Contre le parti‑pris intentionnaliste de cette tradition critique, qui a eu tendance à réduire la philosophie du langage ordinaire à un examen de ce que « veut dire » le locuteur en produisant des énoncés dans un contexte donné, brouillant ainsi la frontière entre illocutoire et perlocutoire, et reléguant ce dernier au second plan2, les diverses contributions entendent redonner à la catégorie du « perlocutoire » toute son importance et sa spécificité. L’ouvrage s’inscrit ainsi explicitement dans le sillage ouvert par Stanley Cavell dans Dire et vouloir dire (Must We Mean What We Say, 19693), mais surtout dans son essai séminal « Performative and Passionate Utterance4 », où il fait de « l’énoncé passionné » l’une des manifestations majeures de la dimension perlocutoire du langage. Refusant de voir dans cette dernière un sous‑produit accidentel et par là même inanalysable de nos énoncés, S. Cavell y présente notre capacité à affecter autrui par nos paroles comme la raison même pour laquelle nous faisons ce que nous faisons avec les mots, et souligne la nécessité de lui consacrer un travail philosophique spécifique.
3Cette enquête sur le concept de « perlocutoire », qui engage une redéfinition peut‑être plus fondamentale encore de la « performativité » et de la « performance » (ce qu’agir avec le langage veut dire), est donc le fil conducteur du recueil, qui s’organise en cinq temps. La première partie propose une relecture critique d’Austin, visant à clarifier les définitions de l’illocutoire et du perlocutoire (contributions de Jocelyn Benoist, Bruno Ambroise, Gilles Gauthier et Sabina Vaccarino Bremner), et approfondie dans un second temps par une interrogation sur « l’agentivité » du perlocutoire (contributions de Jeanne‑Marie Roux, Anaïs Jomat et Gauthier Anselin). La troisième partie explore l’articulation entre la dimension sociale et linguistique de l’acte de parole (contributions de Thomas Boccon‑Gibod, Blandine Le Foll, Olivia Poiatti et Richard Moran), tandis que la quatrième s’efforce de problématiser la question de la « subversion » (contributions de Layla Raïd, Philippe Sabot, Raphaël Ehrsam et Mona Gérardin‑Laverge). L’ouvrage s’achève par un chapitre consacré aux liens entre le perlocutoire et la question de l’expressivité, telle qu’elle a été définie par S. Cavell (contributions de Sandra Laugier, Yves Erard, Daniele Lorenzini et Élise Domenach). Chemin faisant, les contributions se caractérisent par leur grande diversité, aussi bien en ce qui concerne les champs d’application de la notion que les traditions philosophiques mobilisées : à côté d’auteurs dont la filiation austinienne est revendiquée, tels Pierre Bourdieu ou Judith Butler, certains articles proposent une confrontation de la théorie des actes de parole à la pensée de Jacques Lacan (O. Polatti), Michel Foucault (D. Lorenzini) ou Jean‑Paul Sartre (T. Boccon-Gibod). Un certain nombre de points de débat émergent ainsi, riches de conséquences pour l’articulation entre littérature et éthique (ou politique), même quand les articles ne les traduisent par directement en ces termes.
Illocutoire & perlocutoire : les enjeux heuristiques d’une distinction
4La question de savoir ce qui relève de la « force illocutoire » ou des « effets perlocutoires » des actes de parole est un enjeu central de la pensée d’Austin, et ce d’autant plus que le philosophe anglais a volontairement mis de côté la seconde dimension au profit de la première, qu’il percevait comme l’aspect le plus novateur de sa théorie. Si toutes les contributions ne s’accordent pas sur les raisons (et la légitimité) de cette marginalisation du perlocutoire, ni même sur la définition exacte de ce dernier, toutes se rejoignent pour souligner l’importance de la distinction entre les deux concepts, et de leur articulation. Il semblerait que ce soit la question de la « conventionnalité » et du rapport aux normes et aux règles déterminant les « effets » d’un discours qui fonde les diverses tentatives de définition.
Conventionnalité de l’acte illocutoire & de ses effets
5Comme le rappellent notamment les articles de J. Benoist et B. Ambroise, la réalisation d’un acte illocutoire dépend du respect d’une procédure définie. Les exemples les plus célèbres choisis par Austin sont les paroles rituelles prononcées lors d’un mariage ou d’un baptême, à savoir les fameux « performatifs » : dire « je baptise ce bateau Queen Elizabeth » a pour conséquence immédiate de baptiser le bateau, à condition cependant que la procédure ait été correctement appliquée, par les acteurs appropriés, sans quoi l’acte est considéré comme « sans effets » (without effect) ou « vide » (void). Cette conventionnalité de l’acte illocutoire est ce qui le rend historique (il aurait pu ne pas être, et est susceptible de disparaître) et défaisable (on peut débaptiser quelqu’un, ou divorcer). Elle explique le caractère à la fois interne, prévisible et purement normatif ou déontique de ses effets : les actes illocutoires ne changent pas la réalité mais la norment. Le fait que le bateau s’appelle « Queen Elizabeth » veut simplement dire qu’il sera désormais étrange de s’y référer par le nom de « Generalissimo Staline », c’est‑à‑dire que certains actes de parole ultérieurs seront conventionnellement considérés comme illégitimes (J. Benoist, p. 35).
6L’illocutoire cependant ne concerne pas les seuls performatifs explicites (type : baptême, mariage, promesse), mais tout acte de parole. L’ambiguïté du concept de « convention », souvent discutée par la réception critique d’Austin, n’est pas un enjeu majeur du recueil, mais plusieurs contributions rappellent la polysémie du terme. Si celui‑ci renvoie parfois à une « procédure » hautement ritualisée, il relève dans la plupart des cas d’un accord tacite dans la langue, entre des usagers qui ont conscience qu’il aurait pu en être autrement. La possibilité de contester ou de transformer les conventions, et la question des rôles respectifs du locuteur et de l’interlocuteur dans la réalisation des actes de parole, occupent une place centrale dans un certain nombre d’articles de l’ouvrage, qui s’efforcent d’articuler les conditions sociopolitiques et linguistiques de réussite d’un acte illocutoire. Certaines contributions, s’inscrivant parfois de façon critique dans le sillage de Pierre Bourdieu5, proposent une réflexion théorique sur la constitution de l’autorité dans la langue. Ainsi de la notion « d’acte illocutoire révolutionnaire », forgée par Layla Raïd à partir de l’étude historique d’un acte de parole « féministe » réalisé hors procédure (la candidature de Dorothea Erxleben à l’examen de médecine de la faculté de Halle en 1754), et qui « consiste à revendiquer et récupérer le statut de plein locuteur qui a été dénié », formant ainsi « un rappel en acte de ce que personne n’est l’esclave de quelque convention que ce soit » (p. 209).
Non conventionnalité de l’acte perlocutoire & de ses effets
7À la différence de l’acte illocutoire, l’acte perlocutoire (ce que l’on fait par le fait de dire quelque chose) ne repose pas sur le respect d’une convention, ce qui implique que ses effets sont variables (un avertissement peut, par exemple, vous inquiéter, vous alarmer ou vous agacer), extrinsèques et non absolument prévisibles, dépendant du contexte et de la compréhension personnelle de l’interlocuteur. Il s’agit « d’effets cognitifs consécutifs à la compréhension des actes locutoires et illocutoires, et qui n’ont aucune nécessité normative » (B. Ambroise, p. 57).
8Cette distinction pose la difficile question de la délimitation et de l’individuation de l’acte perlocutoire, avec des conséquences majeures pour l’articulation entre philosophie du langage et philosophie de l’action. Comment déterminer ce qui, dans les effets consécutifs à un acte de parole, relève de sa dimension perlocutoire, et est donc imputable à la responsabilité du locuteur ? Dans Quand dire c’est faire, Austin distingue deux types de conséquences perlocutoires : « l’objet » (object) perlocutionnaire (l’objectif qui définit un acte perlocutoire, par exemple « convaincre » ou « persuader ») et les « suites » (sequels) perlocutionnaires, qui entretiennent un rapport plus extérieur aux conséquences en question. L’acte d’« avertir » peut accomplir son objectif perlocutionnaire d’avertir, et avoir pour suite perlocutionnaire d’alarmer ou d’agacer. C’est ce deuxième aspect qui pose question, en faisant ressurgir la question de « l’intentionnalité », que la plupart des contributions s’accordent pour considérer comme un critère non déterminant de « la sphère d’efficacité perlocutionnaire » de l’énoncé (J. Benoist, p. 43). Si les propositions théoriques divergent dans les moyens employés pour définir cette dernière, et dans les limites qui lui sont effectivement assignées, elles semblent partager un postulat méthodologique : « aucune analyse du langage ne pourra jamais permettre de « faire le tour » du perlocutoire, ou de proposer une étude systématique de ses différentes valeurs » (J.‑M. Roux, p. 99). Ce dernier n’étant pas « spécifiquement linguistique », il exige une réflexion plus générale sur le concept « d’action », au croisement d’une pensée du langage et de la morale.
Débats & polémiques
9Au‑delà de ses enjeux épistémologiques, ce travail de distinction conceptuelle a marqué un certain nombre de débats politiques et juridiques majeurs. L’une des forces de l’ouvrage est de mettre en évidence le rôle joué par des usages et des interprétations souvent conflictuels des concepts d’Austin dans des polémiques portant à la fois sur l’agentivité du langage, et sur les stratégies politiques prescrites et adoptées par les acteurs sociaux. Si le débat à distance entre Searle et Derrida, et le dialogue entre philosophie du langage et déconstruction étudié ailleurs par Raoul Moati6, n’est évoqué nulle part, plusieurs contributions accordent une place centrale aux lectures divergentes d’Austin dans le cadre des études de genre et du féminisme. Celles‑ci ont confronté une tradition issue du féminisme analytique (dans le sillage d’Andrea Dworkin ou de Catharine MacKinnon) et des lectures « queer » et postmoderne de la théorie d’Austin (Judith Butler mais aussi Donna Haraway), insistant sur la dimension subversive du perlocutoire. Le débat s’est cristallisé autour de trois sujets, évoqués dans plusieurs contributions : la pornographie (G. Anselin, B. Le Foll, R. Ehrsam), les discours de haine (R. Ehrsam, M. Gérardin‑Laverge), et la photographie d’atrocité (P. Sabot).
La pornographie
10Les enjeux à la fois théoriques et politiques du débat sur la pornographie sont résumés et problématisés avec une grande efficacité par la contribution de G. Anselin. Celui‑ci commence par recontextualiser l’article séminal de Rae Langton, « Speech Acts and Unspeakable Acts7 » (1993), qui a tenté de fournir une caution philosophique à la position abolitionniste des féministes favorables à une censure légale de la pornographie. La difficulté qui se pose aux féministes anti‑pornographie étant l’extension maximale que le Premier Amendement de la Constitution américaine garantit à la liberté d’expression, en séparant contenu et acte8, R. Langton se ressaisit dans son texte de la théorie d’Austin pour présenter la pornographie comme un acte illocutoire de subordination des femmes. Celui‑ci jouerait à deux niveaux : en assignant un statut inférieur aux femmes dans l’espace public, et en les privant de la capacité de performer un acte illocutoire de refus des avances sexuelles, les exposant ainsi au risque de viol. La pornographie est ainsi présentée par la philosophe comme un acte de parole complet, au sens où l’entend Austin : elle a le contenu locutoire d’un rapport de police, un effet perlocutoire de provocation à la violence sexuelle, et elle constitue un acte illocutoire de subordination, ce qui la fait potentiellement tomber sous le coup de la loi.
Les discours de haine
11Le même raisonnement a été ensuite appliqué par R. Langton, C. MacKinnon9 et M. J. Matsuda10 (entre autres) à la question des « discours de haine ». Présentées comme des actes illocutoires, les insultes relèveraient de la catégorie des « conduites » plutôt que des discours : « Dire que les injures raciales et les discours de haine blessent », dans cette perspective, « ce n’est donc pas simplement dire qu’ils ont certains effets probables sur la plupart de ceux et celles à qui ils sont adressés (par exemple : attrister, faire honte, indigner). C’est souligner le fait qu’ils sont un élément constitutif de la position de subordonné » (R. Ehrsam, p. 231).
12C’est cependant cette interprétation des violences infligées par et dans le langage, au prisme de la théorie des actes de parole, que conteste J. Butler dans Le Pouvoir des mots11. Refusant de définir les discours de haine ou la pornographie comme des actes illocutoires, c’est sur leur dimension perlocutoire et donc contingente qu’elle insiste, en soulignant la possibilité pour les victimes de subvertir leurs effets par définition non nécessaires. Le différend théorique recouvre évidemment un enjeu politique, puisque J. Butler s’oppose au recours à la censure d’État, préconisant la désactivation et la « resignification » des termes injurieux dans des contextes d’usage collectifs militants (elle évoque notamment la réappropriation de l’adjectif « queer » ou du substantif « négritude »).
La photographie d’atrocité
13La réflexion de J. Butler sur les potentialités de subversion du perlocutoire se poursuit enfin dans le dialogue à distance qu’elle tisse avec Susan Sontag, autour de la question de la « photographie d’atrocité », dont P. Sabot propose une analyse approfondie. Dans Devant la souffrance des autres12, S. Sontag s’interroge sur le statut de l’opération photographique, en l’analysant à la fois comme acte matériel et technique, et à partir des effets produits par la prise de vue sur les spectateurs. Cette démarche la conduit à condamner la photographie d’atrocité, dont « l’effet de hantise », parce qu’il ne capitalise que sur le choc émotionnel et empêche toute appréhension cognitive de la violence, maintient selon elle le spectateur dans une passivité compatissante. Cette vision est contestée par J. Butler dans Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil13. S’inscrivant dans le sillage de Derrida et de sa théorie de la « citationnalité », l’auteure présente « l’itérabilité » de l’image, son décrochage et sa circulation en dehors de son cadre d’origine, comme la garantie de sa possible subversion par le spectateur. Cette théorie lui permet de défendre une autre vision de la performativité de l’image, non aliénante ou déshumanisante : la photographie peut être un « acte de parole » (ou d’image), au sens austinien du terme, doté d’une force illocutoire, sans obtenir nécessairement son effet (perlocutoire) voulu. C’est dans l’espace séparant l’illocutoire et le perlocutoire que se déploie alors la puissance d’agir de l’image, sa capacité à générer de nouvelles interprétations et des formes de mobilisation politique inédites.
14Les auteurs font de ces polémiques des usages différents : si certaines contributions prennent parti dans le débat (M. Gérardin‑Laverne), ou proposent une synthèse et un dépassement de l’opposition (R. Ehrsam), d’autres s’appliquent avant tout à réimporter vers la philosophie du langage les analyses et les catégories créées dans un contexte militant (G. Anselin). Le débat n’est donc pas clos au terme de l’ouvrage, mais les diverses contributions permettent de le recontextualiser et de préciser les enjeux d’une série de problèmes dont les implications pour le champ littéraire sont évidemment capitales.
L’énoncé passionné : expressivité & vulnérabilité du langage ordinaire
15Si la distinction entre illocutoire et perlocutoire constitue un enjeu majeur de la discussion, un certain nombre de contributions la mettent cependant à distance, afin de montrer en quoi la philosophie d’Austin, relue par S. Cavell, engage une redéfinition plus fondamentale de la performativité du langage. « Le langage ordinaire ne concerne pas seulement la description de la réalité […] et pas seulement l’action sur le monde — il est le lieu de l’expressivité et de la vulnérabilité humaine à la parole », le perlocutoire se situant dès lors « au carrefour de la description, de l’action et de l’expression » (S. Laugier, p. 257). Cette approche est particulièrement centrale dans la cinquième section, consacrée à la voix et à l’expressivité, mais la réflexion sur l’émotion et la référence cavellienne traversent tout l’ouvrage.
L’énoncé passionné
16Dans cette perspective, l’interprétation du concept « d’énoncé passionné » (ou d’« expression émotionnelle », si l’on choisit la traduction d’Y. Erard), forgé par S. Cavell dans « Performative and Passionate Utterance », constitue un enjeu majeur14. Pour le définir, le philosophe américain s’appuie sur des exemples empruntés à l’Opéra : le « non, tu ne m’aimes pas » que Carmen adresse à Don José, ou les protestations désespérées de Donna Elvira à Don Giovanni. Il les présente comme exemplaires de situations où les effets perlocutoires d’un énoncé (c’est‑à‑dire la façon dont celui‑ci affecte l’interlocuteur et révèlent le locuteur à lui‑même et à autrui) ne peuvent en aucun cas être tenus pour secondaires, mais sont au fondement même de la prise de parole, garantissant « l’intelligibilité » du locuteur. La performativité du langage, sa capacité à agir sur le monde, tient alors autant à sa force illocutoire qu’à ses effets perlocutoires. Ceux‑ci impliquent deux rapports différents aux conventions présidant à la « conversation », à l’échange avec autrui : « Un énoncé performatif (illocutoire) est une “offre de participation à l’ordre de la loi”. Un énoncé passionné (perlocutoire) est “une invitation à l’improvisation dans les troubles du désir”. » (S. Laugier, p. 271) Au‑delà du rapport à la parole, c’est notre condition même d’êtres de langage « condamnés à l’expressivité » qui est ainsi mise en évidence par la pensée de S. Cavell, et notre « forme de vie » (à la fois sociale et biologique, horizontale et verticale) « caractérisée par le désir d’être reconnus par les autres et donc par la nécessité de nous rendre intelligibles à eux » (D. Lorenzini, p. 298).
Échecs & excuses
17Cette relecture critique de la théorie des actes de parole est donc traversée par la question du « scepticisme » et de la « vulnérabilité », c’est‑à‑dire par notre dépendance radicale à l’égard d’autrui dans l’échange. Si S. Cavell reproche à Austin d’avoir tenté de fuir les vertiges du scepticisme en privilégiant la conventionnalité rassurante de l’illocutoire aux dépens du perlocutoire, plusieurs contributions s’appliquent plutôt à démontrer la centralité de la question de l’échec dans la théorie originelle des actes de parole. C’est ce qui explique l’importance conférée à la question des « excuses » dans plusieurs contributions (J. M. Roux, A. Jomat, S. Laugier), comme révélatrice d’une pensée de l’action et du langage hantée par ses limites. Comme le rappelle notamment S. Laugier, c’est à partir de la question de « l’insuccès » (infelicities) qu’Austin élabore en effet sa pensée de la performativité. Un acte illocutoire peut « mal tourner » (go wrong) de multiples manières, si les conventions ne sont pas respectées. Il en va de même pour le perlocutoire, même si son caractère non conventionnel implique un autre rapport aux « règles » et donc à la question de l’échec : prononcer un énoncé passionné, c’est s’exposer aux risques du désaveu et de l’inintelligibilité, c’est‑à‑dire d’une absence de reconnaissance et de réactivité (responsiveness) de son interlocuteur.
La vulnérabilité de la voix humaine […] s’enracine dans le fait qu’il est toujours possible de nier que mon expression m’exprime réellement, de ne pas vouloir dire (mean) ce que je dis, aussi bien dans le fait que vouloir dire ce que je dis m’expose au risque d’être démenti, de découvrir qu’en fait je ne compte pas pour l’autre, ou que je suis incapable de me rendre intelligible à ses yeux. (D. Lorenzini, p. 299)
Critères du perlocutoire
18Le caractère non conventionnel du perlocutoire explique selon Cavell l’importance de l’improvisation dans le langage : réaliser un acte illocutoire (promettre, se marier…) serait moins difficile que convaincre, séduire, intimider, qui exigent davantage d’imagination. Cette part d’imprévisibilité n’implique pas cependant un renoncement complet aux règles et aux possibilités de conceptualisation et de classement, mais une redéfinition de la normativité. Loin de tout subjectivisme ou d’un contextualisme réducteur, plusieurs contributions s’efforcent de penser les critères d’analyse de l’énoncé passionné. La contribution de D. Lorenzini propose sur ce point un rapprochement très fécond entre la théorie d’Austin et les concepts de « parrêsia » et de « discours », que M. Foucault15 définit comme un « champ stratégique » ou un ensemble de tactiques par lesquelles un individu s’efforce de structurer le champ d’action éventuel de son interlocuteur. Il insiste sur la nécessité de passer d’une pragmatique à une « dramatique » (p. 306) du discours, élargissant les frontières de ce qu’Austin appelle « la situation intégrale du discours » pour penser le contexte global dans lequel un échange prend place :
la conversation doit être décrite dans sa totalité. […] S’il n’y a pas de procédure conventionnellement établie capable d’assurer la production d’un certain effet perlocutoire, et si à propos des perlocutions il est crucial d’insister sur des éléments tels que la liberté ou la capacité d’improviser, ces dernières doivent toujours être évaluées en contexte : tout comme les effets illocutoires, les effets perlocutoires sont eux aussi inscrits à l’intérieur d’une situation sociale spécifique, ils sont donc « normés » de plusieurs manières, mais ils ne le sont pas (ou pas entièrement) a priori. (p. 307)
19Dans une perspective plus directement éthique, c’est aussi un « contextualisme radical » que défend S. Laugier dans sa relecture de Cavell, en empruntant aux philosophies du care le concept de « microphénoménologie de l’attention ». Ce n’est qu’au prix d’une attention approfondie et d’une description adéquate (dans la langue) que le locuteur pourra, selon elle, trouver la « réponse appropriée » à la situation, et donc le mot ou l’expression « juste » (p. 274).
Le perlocutoire : un outil pour l’analyse esthétique ?
20La question qui reste ouverte au terme de cette réactualisation critique de la théorie austinienne est peut‑être celle de la fécondité du concept de « perlocutoire », redéfini par Cavell, comme outil d’analyse esthétique, et plus précisément comme outil d’analyse littéraire. Il s’agit moins ici d’une potentielle « limite » de l’ouvrage16, qui revendique explicitement une approche philosophique de la théorie des actes de parole, qu’un questionnement concernant les modalités de son usage et de son déplacement vers le champ littéraire.
21L’article qui propose le travail d’adaptation et d’exemplification le plus explicite est sans doute celui de E. Domenach, « Perlocutoire, cinéma et expressivité humaine : pour le meilleur et pour le pire ». L’auteure commence par rendre raison de l’intérêt porté par Cavell à la question du cinéma, qui tient selon elle à l’importance que cet art confère aux effets passionnels des mots sur les corps et sur le langage : « le cinéma se trouve au cœur de la pensée cavellienne du perlocutoire dans la mesure où ses grands sujets (au sens de sujets qui sont liés à ses pouvoirs d’expression) sont la manifestation des inflexions passionnée de la conversation (grand sujet du parlant) et l’expression de la souffrance (des larmes aux cris, en passant par la plainte, la blessure, etc.) — ou son apaisement (consolation) » (p. 322) Mais elle va plus loin en rappelant ensuite le rôle conféré par le philosophe américain à l’étude critique d’œuvres d’art, parfois seules susceptibles de fournir une description de la dimension passionnelle du langage, négligée par les textes philosophiques. Elle propose alors une analyse du cinéma de Jean‑Pierre et Luc Dardenne, centrée sur la construction de personnages présentés comme des « figures de la répression de la voix » (p. 325), condamnés à un isolement social et expressif radical, et à partir duquel elle fait retour sur la théorie du perlocutoire pour suggérer que « le sens moral ne se déploie que là où une conversation est possible ».
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22Cette riche réflexion laisse ouvertes un certain nombre de questions, parmi lesquelles on peut évoquer, sans prétention à l’exhaustivité :
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le problème du passage des mots à l’image, d’ailleurs explicitement évoqué par P. Sabot, pour qui il s’agit d’un point aveugle dans le débat à distance entre S. Sontag et J. Butler. L’agentivité et la force de hantise des mots et des images sont‑elles de la même nature ? Faut‑il distinguer acte de parole et « acte d’image17 » à partir du problème du perlocutoire, et comment penser le passage de l’un à l’autre ?
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E. Domenach, qui s’interroge sur la spécificité du pouvoir expressif du médium cinématographique, insiste par ailleurs sur l’importance des choix d’échelle de plan et de points de vue (p. 326). Faisant retour de l’image vers le texte, il pourrait être intéressant de déplacer et de mettre à l’épreuve cette suggestion, en s’interrogeant sur le rôle de la focalisation ou des points de vue dans une réflexion sur « l’expressivité » et le perlocutoire empruntée à Cavell et appliquée aux textes littéraires.
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enfin, les contributions articulant philosophie du langage et philosophie de l’action soulèvent une série de questions essentielles, et qui touchent en particulier à la responsabilité du locuteur. Jusqu’où pouvons‑nous être tenus pour responsables des effets perlocutoires de nos actes de parole, a fortiori lorsque ceux‑ci échappent à nos intentions originelles ? Les débats concernant les discours de haine et la pornographie permettent déjà d’envisager les implications de ce questionnement pour l’articulation entre littérature et philosophie éthique ou politique. Ces derniers mériteraient sans doute d’être prolongés ou étendus à d’autres champs, en prenant notamment en compte la circulation désormais globale des textes littéraires, dans le contexte d’émergence de la « littérature mondiale », et ses conséquences pour la dimension perlocutoire de la littérature.