Le siècle des objets
« Nous sommes uniquement ce que font de nous les objets qui nous environnent »
– Helvétius, De l’esprit, 1758.
1La revue Lumièresi nous offre dans son numéro 5 un dossier sur « l’esthétique et la poétique de l’objet » qui réunit les contributions à deux journées d’études qui ont eu lieu à Bordeaux, en avril 2004, sous les auspices du CIBEL dont un des axes de recherches porte sur « les objets au XVIIIe siècle ». Le dossier explore la place, les fonctions et les pouvoirs, les significations de l’objet dans la littérature, les arts et la pensée du dix-huitième siècle. En effet, comme Christophe Martin (Rouen) et Catherine Ramond (Bordeaux)ii le soulignent dans leur introduction à ce dossier, la « découverte littéraire de l’objet » ne date pas, comme on a trop souvent tendance à le croire, du dix-neuvième siècle : la promotion philosophique, épistémologique et morale de l’objet que l’on accorde volontiers au dix-huitième siècle s’accompagne bien également de sa promotion littéraire et artistique. Mais quel est donc cet « objet » ? Sans trancher ni exclure les cas limite (l’oiseau vivant, l’oiseau mort, est-il un objet ?), les contributions de ce dossier s’intéressent avant tout, puisque là semble l’enjeu le plus grand pour le dix-huitième siècle empiriste et sensualiste, aux objets concrets (au sens moderne) en tant qu’objets sensibles (au sens du dix-huitième siècle), c’est-à-dire dans leur rapport à l’homme. Une multiplicité d’objets est donc désormais susceptible d’être évoquée par les textes et les images au dix-huitième siècle : objets de luxe, objets scientifiques, objets banals, objets magiques, objets d’écriture, objets mécaniques. Le nombre et l’importance des objets, certes, augmente, mais les objets acquièrent surtout « une certaine opacité » sur fond de laquelle les objets multiplient à l’infini les fonctions narratives, les significations possibles et les pouvoirs dont ils sont susceptibles. Si les objets ont donc un pouvoir sur l’homme, qu’ils l’affectent et l’influencent, qu’ils réveillent le désir et sont eux-mêmes l’objet de désirs, ils sont bien de véritables « moteurs » du récit. Les objets confèrent cependant également un pouvoir à l’homme, pouvoir sur les autres, pouvoir de distinction, pouvoir de transformer le monde. De cette conscience des pouvoirs des objets découlent les multiples détournements de l’objet : les objets sont détournés (volés, voilés, transformés), mais ils causent également des détournements (de sens et de fonctions).
2S’inscrivant dans un contexte critique marqué par un intérêt croissant pour la représentation littéraire et artistique des objets, de l’espace et du décor,iii le dossier se propose donc d’aborder, à travers un large choix de genres littéraires ainsi qu’en peinture, les représentations et les réalisations multiples de ces pouvoirs et détournements de l’objet qui constituent « l’esthétique et la poétique de l’objet » au XVIIIe siècle.
3Fabienne Brugère (Bordeaux) ouvre le dossier dans une perspective philosophique en montrant que David Hume et Adam Smith, penseurs du Scottish Enlightenment et épigones du libéralisme économique, développèrent également une pensée esthétique dans laquelle l’imagination en tant que moteur de la vie psychique jouait un rôle central pour la construction d’un nouveau type de « relation esthétique de l’homme aux objets », ces derniers pouvant être des objets esthétiques ou non. La « revalorisation immédiate de l’univers de l’objet » résultante conduit à son tour à « un mouvement de retour au concret » (p. 19-20) qui serait la marque des Lumières anglaises et, dans une moindre mesure, des Lumières françaises.
4Dans son article sur « l’oiseau et sa cage en peinture », René Démoris (Paris III) revient sur un tableau de Chardin, La Serinette dite aussi L’éducation d’un serin de 1751, et démontre comment fonctionne le traitement pictural d’objets souvent chargés de significations symboliques (chrétiennes, amoureuses, sexuelles) dans un régime pictural qui ne semble pas favoriser une telle lecture (p. 46). Ce type de détournement est habituel chez Chardin, les natures mortes dépourvues d’objets traditionnellement associés au topos de la vanité (papillons, bougies qui s’éteignent, montres) répondant à des scènes de genre montrant des enfants jouant avec des objets qui, eux, appartiennent bien au registre des vanités : bulles de savon, osselets, cartes, mais qui ne semblent pas véhiculer le message des vanités. Dans La Serinette, au lieu d’être symbole de la relation amoureuse, l’oiseau devient lui-même objet d’amour, véritable supplément de la relation amoureuse. Cependant, selon Démoris, un rôle essentiel est également dévolu à la cage : à travers l’ambivalence de la cage comme lieu d’enfermement et lieu de protection « se dessine obscurément la question de la durée de l’amour et de son rapport à l’institution. Peut-on, faut-il enfermer l’amour ? » (p. 47).
5Des objets qui non seulement appartiennent à l’univers bourgeois, comme chez Chardin, mais qui appartiennent, a priori, au quotidien le plus banal, sont l’objet de la contribution de Christophe Martin (Bordeaux). Il part du constat que si les « objets sensibles » au sens large jouent un rôle important dans les traités sensualistes et pédagogiques, ce sont les objets au sens moderne, plus restreint, qui sont au centre d’un ensemble de textes qu’il qualifie de « fictions d’expérimentations pédagogiques » (p. 50)iv. La contribution met en lumière la « triple efficacité (fictionnelle, pédagogique, heuristique) de l’objet » (p. 51) dans ce genre de textes. L’efficacité fictionnelle de l’objet repose sur la réduction opérée sur le nombre d’objets environnant l’enfant dans l’isolement et a pour effet d’augmenter le relief et l’importance des quelques objets restants, souvent des objets humbles. Ces objets, même les plus quotidiens, sont ici décrits, parfois avec une assez grande précision, et se trouvent au centre du dispositif narratif, l’histoire étant celle de leur découverte progressive. L’efficacité pédagogique de l’objet est mise en valeur, soit par la négative — en l’absence de tout « objet sensible », l’enfant n’apprend rien, les « mauvais objets » corrompent l’enfant —, soit par la positive l’emploi stratégique des objets doit donner un maximum d’expériences sensibles à l’enfant. Enfin, l’enjeu de l’efficacité heuristique réside dans la découverte nouvelle, à travers les yeux naïfs de l’enfant, des objets et des usages « dans leur originelle étrangeté » (p. 61) qui se traduit notamment par « ces périphrases descriptives qui ne nomment pas l’objet mais le redéfinissent dans ses qualités sensibles » (p. 61). Christophe Martin révèle donc une promotion insoupçonnée de l’objet « banal » et quotidien dans ce type de récits, mais il souligne bien toute la distance qu’il y a entre l’évocation de ces décors stylisés et objets fonctionnalisés à un quelconque « réalisme » avec ses détails « gratuits » produisant des « effets de réel » (p. 54).
6Aurélia Gaillard (Bordeaux), face au « foisonnement des machines » de tout statut (réel ou imaginaire, romanesque ou théâtral), se propose de rendre compte de la fascination que la machine suscite au dix-huitième siècle. L’exemple de la fontaine de Héron montre à quel point la machine en tant que « structure imaginaire » est liée à un imaginaire de la merveille : dans l’épisode bien connu des Confessions, la fontaine ne fait l’objet d’aucune description un tant soit peu concrète ou technique ; ce sont les circonstances de l’épisode, les avantages qu’on espère tirer de la « merveille » qui sont centraux. L’Encyclopédie, au contraire, contient une description précise du mécanisme de la fontaine et paraît donc bien répondre au projet des « philosophes » : ce n’est pas de la magie, ce sont les lois de la nature et une construction habile qui produisent l’illusion du « miracle ». Cependant, en insistant sur la singularité et l’ingéniosité de la « merveille technique », constate Aurélia Gaillard, le discours technique de l’Encyclopédie a finalement pour effet de « re-mythifier la machine » (p. 73). À travers cet exemple et bien d’autres, Aurélia Gaillard montre donc que la fascination pour la machine repose moins sur l’idée d’un progrès technique que sur ce que les machines « accomplissent dans un univers en perte de divin l’équivalent de la merveille » (p. 78).
7Le lien des objets techniques à la question du progrès moral est également au cœur de la contribution de Florence Boulerie (Bordeaux) qui porte sur « l’objet scientifique » dans Giphantie (1760) de Tiphaigne de la Roche. Dans ce récit de voyage imaginaire s’organisant « comme la visite d’un vaste cabinet de sciences naturelles » (p. 80), les objets deviennent « le signe visible de la pensée scientifique » (p. 80). Ces objets sont souvent dotés de propriétés surprenantes qui annoncent, avant la lettre, les objets de la science fiction, tel le miroir spécial qui permet la « télé-vision ». Les objets scientifiques sont évoqués à la fois à travers une description méthodique (forme géométrique, mesure précise, effet dominant) assumée par le narrateur-voyageur, et à travers une explication scientifique (fonctionnement, finalité) assumée par son inévitable et indispensable guide. Les objets scientifiques décrits sont pris dans une vision de l’histoire dans laquelle les progrès scientifiques qu’à connu la Giphantie s’accompagnent d’un progrès moral, non pas cependant parce que les uns entraînent l’autre, mais parce que les innovations scientifiques – la nourriture qui ne saurait causer de l’indigestion, par exemple – permettent de lutter efficacement contre la tendance à la dégradation qui est l’inéluctable loi de la création.
8C’est à une analyse proprement fonctionnelle des objets que se livre Cécile Cavillac (Bordeaux) dans sa contribution sur le rôle des objets dans l’Histoire de Madame de Montbrillant de Mme d’Épinay (première parution, posthume et incomplète, en 1818). Dans ces volumineux pseudo-mémoires sous forme épistolaire, elle distingue notamment quatre aspects du fonctionnement des objets : dans le cas des « portraits charge » que fait la jeune Émilie, les objets tirent souvent leur force railleuse d’objets cocasses ou incongrus associés aux personnages. Dans la « configuration de l’espace habité », les objets jouent surtout un rôle d’orientation au sens fort, puisque l’espace intérieur n’apparaît qu’en fonction des désirs et des déplacements des personnages. Par ailleurs, les objets sont liés à des « postures du corps signifiantes », les différents sièges donnant lieu à toute une panoplie de postures notées avec précision et qui constituent une « sémiologie du corps »; enfin, les objets fonctionnent comme des « points de mire de scènes complexes », ils sont l’indice des « antagonismes qui existent au sein des groupes » (p. 100). Les objets du quotidien jouent donc bien leur rôle, sans être magnifiés ou « esthétisés ». Quelques exceptions notables montrent que lorsque les descriptions deviennent plus détaillées, elles « sont chargées de suggestions picturales » (p. 104) : que les objets soient au service d’une poétique de la suggestion ou d’une esthétique picturale, le lecteur y trouvera toujours son plaisir.
9Alain Sebbah (Bordeaux), s’interroge sur le « rapport des objets au corps et sur la secrète puissance de séduction qui lie dans la narration objets du décor et personnages du roman libertin » (p. 107). Dans Les Liaisons dangereuses, il discerne une poétique de l’objet et du mobilier qui fonctionne comme une métonymie des personnages, les objets étant révélateurs des personnages auxquels ils sont associés. Mais les objets sont également de véritables actants (adjuvants ou opposants). C’est le principe même de La Petite maison de Bastide, où le décor et les objets sont chargés d’inspirer le désir à une jeune femme, tandis que le séducteur reste, lui, dans la plus grande passivité. La dimension théâtrale de plusieurs scènes de séduction des Liaisons dangereuses ou du Sopha ainsi que l’économie narrative du roman libertin font des intérieurs de roman des espaces fonctionnels où « plus que des objets décoratifs, les meubles sont des signes » et où l’intérieur devient « un espace de significations » (p. 113). Enfin, au-delà de ces fonctions narratives du mobilier, dans le roman libertin, « le mobilier entre dans l’ordre du fantasme » (p. 111) : le secrétaire ouvert de Mme de Tourvel ne devient véritablement « mobilier libertin » que lorsqu’on y voit « l’image singulière du corps désiré » ouvert mais qui pourtant résiste.
10Le sens ou le pouvoir des objets dans leurs rapports avec les personnages s’établissait jusqu’ici avec un certain ordre, à moins que le fantasme ne vienne le bouleverser. Cet ordre se met sensiblement en mouvement dès que ce ne sont plus les fonctions et les pouvoirs, mais les transformations et détournements des objets et, partant, de leurs fonctions et significations, qui sont en cause. C’est Henri Lafon (Paris III) qui ouvre la seconde partie avec une magistrale exploration de « ce que devient la figuration de l’objet lorsque ce dernier est pris dans le processus du vol » (p. 121). En effet, l’objet volé aussi bien que le vol ne sont jamais neutres, mais sont pris dans des relations valorisées ou dévalorisées : tout d’abord, des liens d’ordre affectif relient l’objet volé aux personnages (désir d’appropriation, douleur de la perte, valorisation de l’objet par le vol même) ; ensuite, les objets du vol et l’acte de voler font l’objet d’une évaluation (le vol de bijoux coûteux est vil, le détournement du portrait de la femme aimée est noble et respectable). La transgression peut être atténuée de manière implicite (vol d’argent volé, vol restitué plus tard) ou bien le vol peut déclencher des discours justificateurs (légitimité du vol dans une société injuste, vol d’un objet pour le (re)mettre à sa juste place) ; l’objet du vol aussi bien que l’action de voler ont une dimension proprement « spectaculaire » : objet volé et voleur disparaissent de manière inexplicable ; la disparition de l’objet peut fonctionner comme le moteur du récit, déclenchant sa recherche et son éventuelle réapparition. Enfin, le vol d’un objet peut déclencher une interrogation sur son identité (vol par substitution avec une copie ; identification de l’objet retrouvé). L’usage détournant (le vol) qu’on fait d’un objet importe pour le sens de l’objet aussi bien que l’objet qu’on détourne (qu’on vole) donne un sens à cet acte.
11Deux contributions s’attachent à l’objet dans le conte merveilleux, celle de Jean-Paul Sermain sur « l’objet-trope » dans le conte de fées de Perrault et de Galland et celle d’Anne Defrance sur l’objet magique chez de Marguerite de Lubert. Jean-Paul Sermain (Paris III) s’intéresse à certains objets du conte de fées qui ont un fonctionnement particulier : ces « objets-trope » conjuguent un sens propre correspondant à leur extérieur sensible et leur fonction ordinaire, d’un côté, et un sens figuré, une fonction ou signification seconde, de l’autre : « le conte annule cette hiérarchie du propre et du figuré en nouant les deux identités [de l’objet] ou en inscrivant dans l’objet sa signature métaphorique » (p. 139) : la citrouille devenue carrosse reste aussi citrouille, c’est un carrosse-citrouille ; la chaussure de Cendrillon porte la « signature » de son pied et aucun autre pied ne peut la porter. L’objet-trope n’est pas seulement transformé ou marqué, il peut également être détourné, et le même jeu de double identité, propre et figuré, s’applique, comme dans le cas du diamant dans l’Histoire de Cogia Hassan Alhabbal : ce conte ne fonctionne que parce que le diamant est pris tour à tour, mais au même titre, comme objet de valeur et comme objet banal.
12Lorsque quelques décennies plus tard, entre 1732 et 1745, paraissent les « contes merveilleux » de Marguerite de Lubert, nous sommes à une époque « où le genre se plaît à exploiter ostensiblement ses virtualités parodiques » (p. 143) et où l’on peut donc s’attendre à une pratique amplifiée des « détournements et leurres » que subit l’objet magique. Anne Defrance (Bordeaux) montre qu’un même objet peut être chargé tour à tour de différentes significations et créer ainsi un « maillage sémiotique » (p. 146) parfois très dense. Un bel exemple en sont les significations multiples de l’objet de la rose dans La Princesse Couleur de Rose et le prince Céladon, où pour les personnages, « entre ces signes récurrents posés tels des pions sur un échiquier, la marge de jeu paraît des plus restreintes » (p. 146). Le principe du détournement et de la multiplication ne vaut cependant pas seulement pour la signification de l’objet, mais également pour ses fonctions narratives. Anne Defrance conclut en disant que « l’objet magique, dans ces contes, est devenu le symbole déceptif et impertinent d’un pouvoir féerique fantaisiste et trompeur » (p. 151).
13Catherine Ramond (Bordeaux), révèle les significations multiples que les objets d’écriture – tels les plumes, l’encre, le papier ou encore l’écritoire – prennent dans l’œuvre de Marivaux. Partant du constat d’une rareté relative des objets chez Marivaux, elle souligne cependant l’abondance des objets d’écriture, même si leur apparition fréquente n’implique pas pour autant leur description, même sommaire. Chez Marivaux, les objets d’écriture détournés de leur fonctionnalité immédiate, révèlent les « relations interhumaines » (R. Barthes) et deviennent ainsi « un instrument de communication plus expressif que le langage » (H. Coulet). Cet état des choses, Catherine Ramond l’explique et l’exploite de deux manières également passionnantes : d’une part, elle rapproche Marivaux de Chardin, « l’utilisation décalée » des objets dénués aussi bien de leur fonctionnalité première que de leur valeur symbolique chez le premier correspondant à la « distraction » des personnages à l’égard des objets qui les entourent et à l’absence de valeurs symboliques des objets chez le second. D’autre part, elle montre comment le traitement des objets de l’écriture est révélateur de l’esthétique de Marivaux : la valorisation de l’immédiateté de l’écriture au présent et donc le refus du statut d’auteur réfléchi et « mille fois revenant sur son ouvrage » fait que la matérialité de l’acte d’écrire et des objets d’écriture est effacée : « C’est toute l’esthétique de Marivaux qui se trouve engagée dans ce geste » (p. 166-167).
14Reprenant le fil des objets « scientifiques » et des « machines », Caroline Jacot Grapa (Cergy-Pontoise), dans sa contribution aussi suggestive que maîtrisée sur les « objets encyclopédiques », s’intéresse à deux instruments décrits dans l’Encyclopédie, le scalpel et les ciseaux. Les instruments mettant en jeu « un savoir-faire et un désir de savoir » (p. 171), ils engagent une réflexion sur l’expérience et l’observation scientifiques. Caroline Jacot Grapa explore donc les retentissements du scalpel et des ciseaux dans l’œuvre philosophique de Diderot. Dans les Pensées sur l’interprétation de la nature, le scalpel est bien le « symbole du geste expérimental » (p. 179), mais plus qu’à l’acquisition réglée d’un savoir nouveau par la vérification expérimentale d’une hypothèse précise, il renvoie à un geste hasardé, presque sauvage, qui fait « entrer dans l’inconnu » (p. 178) et apparente ce type d’expérimentation au rêve et à la divination. Dans le Rêve de d’Alembert, les ciseaux deviennent « la figure de l’analyse et de son envers mutilant » (p. 183) et de ce fait présupposent une réflexion sur la nature même de la matière vivante, la vision cartésienne du corps vivant comme machine assemblée de pièces contigües mais séparables s’opposant à une vision du vivant comme continuité et comme unité jusque dans la division.
15Selon Jacques Berchtold (Paris III), dont la contribution clôt le dossier, Jacques le fataliste parle, à travers plusieurs objets, notamment les montres et les couteaux, « de la relation d’amitié brisée entre Diderot et Jean-Jacques » (p. 190). La rencontre entre la figure d’auteur du roman et le personnage de Gousse emprisonné serait une transposition avec inversion des rôles de la visite décisive que Rousseau rendit à Diderot emprisonné au château de Vincennes. Sous l’épisode dans laquelle le maître désireux d’approcher d’Agathe se dépare de la montre onéreuse se cacherait l’expérience des débuts de l’amitié entre Diderot avec Rousseau, ce dernier ne s’éloignant et s’esquivant que pour être « rattrapé » par le premier. Dans ce contexte, l’omniprésence et l’importance de deux types d’objets dans Jacques le fataliste, les couteaux et les montres, serait « déterminé [...] par la particularité de l’activité artisanale paternelle » (p. 195) de Diderot, dont le père était coutelier, et de Rousseau, dont le père était horloger, une relation paradoxale entre père et fils, faite d’émulation et de refus à la fois, s’établissant ainsi à travers ces objets-clés du roman. Le détournement se situe donc ici non pas tant au niveau diégétique, mais plutôt à un niveau extradiégétique et peut-être inconscient.
16Au terme du parcours, quelques problématiques pour ainsi dire transversales semblent mériter que l’on s’y arrête : tout d’abord, il convient de s’interroger sur les conditions de possibilité même d’une « esthétique et poétique de l’objet » : selon Jean-Paul Sermain, cette condition n’est remplie qu’au moment où l’objet acquiert une propriété ou une fonction spécifique au discours dans lequel il se trouve, qui se distingue des propriétés de l’objet en lui-même, tel qu’il apparaît dans le monde fictionnel. C’est bien le cas pour les objets qui acquièrent une signification ou une fonction par le contexte dans lequel ils se trouvent pris, et c’est vrai a fortiori pour les objets détournés, puisque ceux-ci sortent entièrement de la logique habituelle de l’objet pour entrer dans la logique discursive. D’autre part, il semble qu’il y ait un enjeu considérable dans la question de la place qu’un texte, au dix-huitième siècle, se permet d’accorder à l’objet et à sa description. On a ainsi pu voir qu’au dix-huitième siècle, l’objet trivial peut entrer en littérature à condition d’être fortement fonctionnalisé narrativement. Cependant, même un objet extraordinaire et fonctionnalisé comme la fontaine de Héron chez Rousseau n’est pas forcément décrit dans un texte narratif, tandis que ce même objet mérite, bien sûr, de longs détails dans l’Encyclopédie ; l’objet de science fiction (avant la lettre) dans le récit de voyage imaginaire nécessite la description par sa nouveauté même ; inversement, le roman épistolaire en tant que genre ne semble guère se prêter à la description d’objets ou d’intérieurs ; enfin c’est l’esthétique de la fugitivité de l’écrit même qui, chez Marivaux, s’oppose à une fixation écrite trop appuyée des objets d’écriture. C’est donc un ensemble complexe de facteurs (propriétés de l’objet, fonctions, genre, esthétique, etc.) qui déterminent la place qu’un texte accorde à la description des objets, du décor et de l’espace. Enfin, l’objet se révèle souvent être pris dans une logique de l’imagination, du rêve et du spectacle : les scènes de séduction et de vol ou de détournement de l’objet insistent sur la théâtralisation de l’espace et de l’action à travers l’objet qui, du même coup, voit s’accroître sa visibilité ; non seulement l’apparition littéraire même de l’objet est-elle liée, en partie du moins, au nouveau rôle accordée à l’imagination, mais l’exemple des machines mécaniques ou hydrauliques et celui des ciseaux et du scalpel chez Diderot montrent comment l’objet représente le point où l’on quitte la réalité manifeste et s’appuie sur l’imagination pour se lancer dans le rêve.
17Il s’agit donc d’un dossier d’une grande cohérence dans lequel toutes les contributions sont solides, éclairantes et suggestives et beaucoup même parfaitement admirables et passionnantes. Le dossier fait le tour de la question, tant au niveau des genres littéraires retenus qu’au niveau des diverses fonctions, significations et pouvoirs des objets dans leurs rapports aux personnages. Dans l’éventail des genres littéraires, on déplore seulement l’absence de contributions sur la poésie descriptive ou sur le théâtre, genres qui auraient pu représenter des champs d’investigation fructueux. On aurait aimé voir accorder, enfin, mais c’est peut-être trop demander, une plus large place à la peinture et la gravure, parce que les conclusions que le dossier permet quant à la poétique de « l’objet littéraire » auraient pu trouver des prolongements et des élargissements plus prononcés vers « l’objet représenté » au dix-huitième siècle. Cela n’empêche cependant pas qu’à travers ce beau dossier, le dix-huitième siècle nous démontre non seulement la pertinence de ce que Helvétius dit de l’influence capitale des « objets qui nous environnent » sur ce que « nous sommes », mais nous apprend également que les objets ne sont que ce que les hommes en font : dialectique dont on n’a pas fini d’explorer ni les virtualités théoriques ni les réalisations littéraires et artistiques.