Pluralité romanesque des agents économiques
1Depuis la publication, dans les années 1990, des ouvrages de Nancy Armstrong, Desire and Domestic Fiction : A Political History of tbe Novel (1987), de James Thompson, Models of Value : Eighteenth–Century Political Economy and the Novel (1996), de Patrick Brantlinger, Fictions of State : Culture and Credit in Britain, 1694–1994 (1996), de Liz Bellamy, Commerce, Morality and the Eighteenth–Century Novel (1998) ou de Deirdre Shauna Lynch, The Economy of Character : Novels, Market Culture, and the Business of Inner Meaning (1998), l’étude des relations entre la littérature, l’économie au sens large et l’économie politique a ouvert un champ de recherche fécond qui n’a cessé de se déployer, notamment après la crise bancaire et financière des subprimes en 2008. C’est à la croisée de ces disciplines que s’inscrit justement l’ouvrage de Sarah Comyn, Political Economy and the Novel : A Literary History of “Homo Economicus”, mais contrairement à certains des auteurs cités précédemment, cette « histoire littéraire » ne se limite ni à un pays ni à un siècle, puisqu’elle se propose d’analyser quelques romans britanniques et américains du xviiie au xxie siècle à la lumière de textes emblématiques de la pensée économique.
L’homo œconomicus : initials HE rather than SHE…
2Cette étude prend pour fil conducteur la figure canonique de l’homo œconomicus sous–tendant le modèle néo–classique en économie, mais raillée, comme Sarah Comyn le rappelle dès l’introduction, par un John Maynard Keynes plus sensible aux aléas des marchés boursiers qu’à cette représentation théorique des comportements. Associé à la rationalité, à la recherche de l’intérêt personnel et à la maximisation de sa satisfaction par une utilisation optimale des ressources à sa disposition, l’homo œconomicus est envisagé ici comme un motif récurrent commun aux imaginaires économique et romanesque, que Sarah Comyn confronte pour en explorer les mutations concomitantes en termes de valeur(s), d’éthique et de représentation. L’auteure souligne d’emblée que son choix de l’expression générique « homo œconomicus » plutôt qu’« economic man » relève aussi d’une volonté de privilégier des exemples avant tout liés à des comportements, ainsi qu’à l’émergence de la notion d’individu, conçu comme sujet, acteur et agent économique, même si elle reconnait clairement que les caractéristiques associées à l’agentivité dans cet ouvrage sont majoritairement l’apanage du masculin, et que tous les économistes étudiés sont des hommes.
3Afin de nuancer son propos sur l’« homo economicus » dont les initiales, en anglais, font ironiquement écho à la domination manifeste d’un genre sur l’autre, Comyn rappelle avec pertinence l’importance des écrits de Maria Edgeworth, de Jane Marcet et de Harriet Martineau, à la fois en littérature et en économie politique, bien que ces auteures restent encore trop souvent associées à un travail de simple vulgarisation des concepts et théories économiques. En outre, elle n’ignore pas les ouvrages, tel celui de Lana L. Dalley et Jill Rapporport, Economic Women : Essays on Desire and Dispossession in Nineteenth–Century British Culture (2013), qui contribuent à l’écriture de l’histoire des femmes considérées comme des agents économiques à part entière, et non comme de simples « figures de l’entre–deux ». Les textes littéraires sur lesquels Comyn s’appuie mettent d’ailleurs en scène des personnages masculins et féminins très divers dans leur rapport à l’économie, eu égard à la période couverte, mais bien peu jouissent d’une réelle agentivité. Les romans choisis – Tom Jones : A Foundling (1749) de Henry Fielding, Sanditon (1817) de Jane Austen, Great Expectations (1861) de Charles Dickens, Mrs. Dalloway (1925) de Virginia Woolf, Atlas Shrugged (1957) d’Ayn Rand et Cosmopolis (2003) de Don DeLillo – offrent tout d’abord une porte d’entrée dans un imaginaire littéraire varié, révélateur de multiples tensions économiques, sociales et culturelles, permettant ainsi de suivre les fortunes diverses de l’homo œconomicus dès son émergence dans la pensée économique au xviiie siècle, ainsi que les préoccupations relatives aux divers moments de crise au fil de cette période. Ces romans laissent, par ailleurs, affleurer une image plus complexe, plus nuancée et moins monolithique de l’homo œconomicus, y compris en termes de genre, que la figure traditionnellement étudiée dans les écrits économiques.
Littérature et économie : à la confluence des imaginaires
4Dans cette étude des liens entre littérature, économie et économie politique, Sarah Comyn souligne d’emblée que l’émergence concomitante de ces différents champs ne peut être dissociée du concept d’individualité, favorisé par la naissance de la pensée libérale et approfondi dans le roman. En outre, Comyn s’interroge logiquement sur le moment où ces discours et représentations du réel se séparent pour former deux champs distincts, même si l’histoire du roman montre à quel point l’évolution de ce genre littéraire, avec Dickens notamment, a partie liée à l’économie au sens large – qu’il s’agisse des conditions de production, de publication, de commercialisation, voire de consommation des écrits. Et ce n’est pas la moindre des ironies de constater que cette interdépendance entre littérature et économie n’a pas empêché l’émergence, chez Dickens encore, d’un contre–discours virulent visant à dénoncer les abus du système capitaliste et de l’économie de marché, à l’apogée de l’époque victorienne. Or, cette opposition entre les deux champs intéresse particulièrement Comyn dans la mesure où elle favorise une compréhension plus adéquate de l’homo œconomicus.
5Certes, la littérature et l’économie partagent le même intérêt pour le concept de valeur, qu’il soit lié aux domaines esthétique, culturel, économique ou monétaire, ainsi que le même questionnement quant à la problématique de la représentation, à travers l’usage commun de récits fictionnels. Cependant, le genre romanesque se distingue évidemment par sa capacité imaginative à explorer et exploiter des aspects psychologiques, émotionnels, socio–culturels et moraux de l’homo œconomicus, peu ou moins mobilisés dans les écrits plus théoriques privilégiant une perspective purement économique. Par la création de différents personnages aux motivations et aux relations diverses, le genre romanesque apparaît surtout comme le medium le plus utile à la représentation nuancée de l’émergence d’un sujet autonome. Le jeu narratif sur les points de vue conduit par ailleurs les lecteurs à s’interroger en retour sur leurs propres motivations, d’autant que le roman fait appel à l’imagination empathique qui nous permet de nous identifier aux malheurs d’autrui, voire de nous approprier cette expérience.
L’émergence et la construction de la figure de l’homo œconomicus dans les romans britanniques : Tom Jones, Sanditon, Great Expectations et Mrs. Dalloway
6Dans son premier chapitre intitulé « The Contested Birth of Homo Economicus », Comyn examine à la fois le roman de Henry Fielding, Tom Jones, et les deux œuvres phares d’Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments (1759) et An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776) pour mettre en lumière leurs réponses respectives aux interrogations suscitées par la mise en circulation du papier monnaie dans une économie marchande toujours plus liée au crédit. Le choix de Tom Jones est bien justifié par Comyn puisqu’il s’agit, en effet, d’une œuvre majeure dans l’histoire de la construction du genre romanesque et du processus de fictionnalisation. En plus de s’interroger sur la valeur marchande de son roman dans un métadiscours humoristique qui sollicite sans cesse la sagacité du lecteur, Fielding représente les tensions inhérentes à la compétition accrue entre la richesse foncière et les nouvelles fortunes liquides : or, ces transformations conduisent justement, par les questionnements moraux ou herméneutiques qu’elles font naître en termes de conduite, de choix, ou de calcul, à l’émergence de l’homo œconomicus. La thèse de Comyn, convaincante, consiste à expliquer en quoi l’intrigue de Tom Jones préfigure certaines thématiques de l’œuvre de Smith, notamment la tentative de réconcilier capitalisme commercial et vertu civique, motivations économiques et comportements moraux, dans le système émergent du capitalisme marchand, et d’apaiser les inquiétudes soulevées par cette nouvelle organisation de la société.
7Tandis que le roman de Fielding valorise la stabilité symbolique et le code de conduite traditionnellement associés à la possession de richesse foncière, il met également en scène la crise des valeurs inhérente à la reconceptualisation de la notion de propriété (property), non plus uniquement liée à la possession de terres, mais à de nouveaux objets de consommation relevant de la sphère marchande : or, au lieu d’incarner le statut social, ces derniers ne peuvent que manifester une position socio–économique coupée du code des valeurs ancestrales, dans une économie tournée vers les liquidités, de plus en plus difficile à déchiffrer. Cette transformation, synonyme de déstabilisation, préoccupe également Smith, d’où le recours dans ses écrits à la figure du spectateur impartial pour incarner une nécessaire conscience, que ce soit sur le plan de la morale ou de l’esthétique, et ainsi permettre au lecteur de participer plus activement à l’évaluation critique du concept de valeur. Fielding et Smith, dont les œuvres respectives explorent minutieusement les motivations qui sous–tendent les choix et les actions humaines, valorisent tous deux l’impératif de prudence et témoignent de la même méfiance envers le paradigme commercial. L’homo œconomicus qui se dessine à travers leurs écrits apparaît non plus simplement comme un individu rationnel mû par l’intérêt personnel, mais comme une figure plus complexe, heureusement dotée d’une imagination empathique lui permettant de s’identifier à ses semblables et d’exercer son esprit critique. Si les œuvres respectives de Fielding et de Smith participent à la séparation générique entre économie politique et littérature romanesque, ces deux auteurs partagent cependant une même volonté de faire appel à l’intelligence de leurs lecteurs pour en faire des agents économiques capables de déchiffrer, pour mieux les affronter, les mutations économiques majeures dont ils sont témoins.
8C’est, logiquement, vers Jane Austen que Comyn se tourne ensuite pour comprendre l’évolution des représentations de l’homo œconomicus dans un contexte de frénésie spéculative, telle qu’elle est ébauchée dans Sanditon, dernier manuscrit de la romancière, laissé inachevé à sa mort en 1817. Dans ce fragment qui se démarque radicalement de ses autres romans, mais qui fait désormais partie intégrante du canon tant il en renouvelle l’interprétation, Austen s’intéresse à la transformation fulgurante du paisible village de pêcheurs de Sanditon en station balnéaire à la dernière mode. Déterminés à investir leur fortune dans une économie fondée sur l’air (marin) et les bains de mer pour soigner toutes les maladies imaginables, voire celles qui ne sont qu’imaginaires, les membres vaniteux de la famille Parker deviennent la cible privilégiée de la satire austenienne. Car c’est bien d’herméneutique, littéraire et économique, mais aussi de fiction, y compris dans le sens de maladie fictive et d’hypocondrie, dont il s’agit également dans ce fragment au sens à jamais en suspens, où circulent ironiquement mélectures et fausses interprétations. Dans le chapitre de son étude intitulé « The Speculative World of Sanditon », Comyn relie ces thématiques au contexte financier de l’époque, marqué par l’instabilité monétaire depuis la suspension de la convertibilité en or des billets de la Banque d’Angleterre, actée en 1797 par le Bank Restriction Act – mais qui devait perdurer jusqu’en 1821 – et par l’inflation galopante pendant les guerres napoléoniennes. Comyn s’appuie sur l’analyse incontournable de Mary Poovey dans Genres of the Credit Economy (2008) pour évoquer les conséquences en chaîne que cette suspension de la convertibilité ne pouvait manquer d’entraîner, en termes de représentation, de dévaluation et de dépréciation générale des promesses et des valeurs, dans une économie tournée vers les séductions destructrices de la spéculation financière. Sanditon, explique Comyn, prend acte de ces mutations économiques qui transformaient l’économie britannique tout en reconfigurant la notion même de valeur, ici coupée de toute considération morale.
9Comyn aurait pu mentionner le fait qu’Austen n’a pas attendu Sanditon pour mettre en scène cette rupture, déjà explorée dès Sense and Sensibility (1811) à travers le comportement vénal et cupide du couple de John et Fanny Dashwood. Dans cette partie, Comyn convoque par ailleurs les théories de David Ricardo sur la valeur et l’économie du savoir, tout en soulignant les différences majeures de représentation de l’homo œconomicus dans les deux œuvres : alors que Ricardo s’employait à définir le champ de l’économie politique par une méthode scientifique et rationnelle, Sanditon représente l’homo œconomicus comme un lecteur incapable d’appréhender correctement la notion de valeur, ce qui se traduit dans ce fragment par un sentiment diffus d’inquiétude mêlée de scepticisme. Même si, comme le souligne Comyn, On The Principles of Political Economy and Taxation fut publié en 1817, l’année où Austen rédigeait Sanditon, cette partie comparative est sans doute plus compliquée à justifier que la précédente, d’autant que la romancière était déjà bien malade en mars 1817, quatre mois avant sa mort. Les deux auteurs se rejoignent cependant dans l’attention portée à la dépréciation de la valeur à cette période, génératrice d’instabilité généralisée. Dans ce dernier manuscrit, Austen cherchait surtout à dénoncer la dangereuse fascination que cette économie soumise à toutes les formes de spéculation était susceptible d’exercer, alors même que la gentry perdait de vue tout sens des responsabilités et tout souci du bien commun en délaissant la stabilité de l’économie foncière pour lui préférer les promesses de profits générés par une bulle spéculative : or, pour Austen, cette rupture ne pouvait conduire qu’à un délitement du tissu social, déjà mis à mal par l’avènement d’une économie marchande fondée sur le crédit. C’est en cela que Sanditon préfigure l’œuvre incontournable de Charles Dickens, annonçant les problématiques caractéristiques des romans victoriens.
10Le chapitre « A Marginal Life in Great Expectations » examine ainsi la critique que Charles Dickens formule à l’encontre de l’économie politique et de l’utilitarisme, dont les représentations apparaissaient de plus en plus déshumanisées, alors même que l’industrialisation massive et le basculement de la Grande–Bretagne dans le capitalisme financier condamnaient les classes les plus fragiles à la marginalisation, à la misère urbaine et à l’asservissement. Dans Great Expectations, l’exclusion sociale progressive des personnages de Joe, Biddy et Magwitch symbolise les paradoxes constitutifs de l’époque victorienne, où de fulgurantes ascensions sociales – sources de fantasmes, de « grandes espérances » et de spéculation dans l’imaginaire collectif – échouaient pourtant à masquer la réalité des faillites et autres basculements brutaux dans la pauvreté – d’où la transformation de l’homo œconomicus en figure spectrale dans ce roman de Dickens, par ailleurs marqué par une hybridité générique, à la croisée du réalisme et du gothique. Comyn convoque ici les théories de John Stuart Mill, de Raymond Williams et d’Andrew Miller pour mieux appréhender la complexité des forces antagonistes et dialectiques à l’œuvre dans le capitalisme industriel de l’époque, et analyser leurs déclinaisons romanesques contrastées dans Great Expectations : par la diversité des trajectoires, des motivations, et des destinées socio–économiques de ses personnages, ce roman se prête en effet particulièrement, pour Comyn, à une exploration contre–factuelle de l’altérité, des crises de l’identité et des doubles fantomatiques qui hantent alors la figure de l’homo œconomicus, nuançant de fait la rationalité et l’agentivité qui continuaient à caractériser celui–ci dans les écrits théoriques. Par ailleurs, le travail romanesque de Dickens permet de révéler des tensions de tous ordres – au niveau économique, social, géographique, psychologique et culturel – voire de représenter la réification des êtres, alors que ces réalités restaient dissimulées, voire niées, dans le champ de l’économie politique, dont les écrits, caractérisés par leur abstraction, étaient plus enclins à souligner la croissance et la prospérité de l’ère victorienne. Ces paradoxes, ainsi que les ambivalences psychologiques et morales qui accompagnent le passage vers une modernité fragmentée, reflétée par le modernisme en littérature, sont abordés dans le chapitre consacré à Virginia Woolf.
11« Woolf, Keynes, and the Compulsion to Consume » met en regard les ambitions respectives et les stratégies narratives de Virginia Woolf dans Mrs. Dalloway (1925) et de John Maynard Keynes dans The General Theory of Employment, Interest and Money (1936). Même si la parution de ce roman de Woolf correspond à une période de fragilité économique pour la Grande–Bretagne, précédant le krach de 1929 et l’avènement de la théorie keynésienne de la consommation, Comyn s’intéresse à la manière dont les deux auteurs réagissent aux répercussions de deux bouleversements majeurs – dissolution de l’empire britannique et première guerre mondiale – et à leurs conséquences pour la figure de l’homo œconomicus. Au–delà de leur intérêt commun pour le fonctionnement de l’économie dans la vie quotidienne et de leurs échanges épistolaires, Woolf et Keynes mettent tous deux en lumière les limitations de la théorie économique classique, notamment pour les individus qui restent en marge de la société, isolés et exclus de la sphère de la consommation. Tout en célébrant les plaisirs de la consommation dans une économie d’après–guerre, Mrs. Dalloway prend ainsi en compte l’angoisse existentielle qui frappe les rescapés des tranchées, comme Septimus Smith, dont le suicide symbolise la fragmentation de la société au sortir du conflit. D’une manière similaire, d’après Comyn, l’approche pragmatique adoptée par Keynes dans sa Théorie générale prônant l’intervention stabilisatrice de l’Etat dans l’économie pour une période déterminée, permet de trouver un équilibre entre un individualisme forcené et une approche socialiste, tout en prenant en compte la diversité des situations individuelles. Dans ce chapitre dense, qui mêle de fines analyses littéraires sur les différents emplois du courant de conscience dans le roman de Woolf à des remarques plus théoriques portant sur l’histoire comparée de la pensée économique, Comyn conclut en expliquant que les deux œuvres laissent affleurer les failles politiques et sociales d’une époque qui oscille entre désir de célébration, désillusion et inquiétude face aux incertitudes de l’avenir.
L’influence de la pensée néolibérale et l’amoralité du marché dans les romans américains : Atlas Shrugged et Cosmopolis
12Si la partie consacrée à la littérature britannique comprend l’étude de quatre romans, deux chapitres seulement portent sur la littérature américaine, toujours dans une démarche comparative et transhistorique. Dans « The Neoliberal Ideologue », Comyn s’interroge sur les fortunes contrastées du roman d’Ayn Rand, Atlas Shrugged (1957), qui a profondément influencé l’économiste Alan Greenspan, mais qui a également fait l’objet d’une récupération par le mouvement politique conservateur du Tea Party en 2008 afin de dénoncer l’ingérence du gouvernement dans la vie privée, alors que cet ouvrage est pénétré par l’athéisme et le désespoir. Autre publication majeure, The Road to Serfdom (1944), de Friedrich Hayek, est emblématique de la posture néolibérale, également hostile à toute intrusion gouvernementale en économie. Comyn entend ici étudier les visions parfois similaires et parfois opposées de l’homo œconomicus qui émergent de ces différents écrits – d’autant, précise–t–elle, qu’Ayn Rand méprisait Friedrich Hayek –, mais qui continuent à façonner nos représentations des débats politiques et économiques contemporains.
13Comyn se propose de démontrer que le néolibéralisme envisage le marché comme un système supérieur d’un point de vue éthique au socialisme, et elle concentre sa réflexion sur la dénonciation par Hayek de l’action économique de l’État, susceptible de conduire au collectivisme, au fascisme et au totalitarisme – d’où l’abandon progressif du keynésianisme. Par ailleurs, Hayek et Rand avaient tous deux pour objectif, à travers des procédés différents, de proposer une nouvelle représentation de l’homo œconomicus et du capitalisme à une période marquée par une séparation radicale de l’économie et de l’éthique – l’efficacité du marché opérant un rééquilibrage mécanique entre les forces en présence. Hayek rompt ainsi non seulement avec les idées de justice sociale de Cobden et de Bright, ou les théories d’Adam Smith et de Hume, mais aussi avec la tradition chrétienne. Comyn rappelle la définition « amorale » du néolibéralisme par Paul Treanor : « une philosophie dans laquelle le fonctionnement des marchés est considéré comme une éthique en soi, capable de se substituer à tous les principes éthiques préexistants ». C’est pourtant cette capacité du marché à s’autoréguler que Rand célèbre dans son roman, valorisant « l’ingéniosité morale du capitalisme » alors érigé en système indépassable, gage d’équilibre, mais au prix du sacrifice des individus improductifs... Cette vision d’un marché sous–tendu par l’efficacité et par une forme de rationalité a cependant été remise en cause, notamment à travers le concept d’asymétrie de l’information, synonyme d'incertitude et d’altération de la rationalité des agents.
14« The Asymmetric Prostate : Symptoms of a Failed Technocrat in Cosmopolis » remet en perspective le contexte économique présent au cœur du roman de Don DeLillo pour mieux dévoiler l’angoisse existentielle qu’il ne manque pas d’engendrer, alors que l’homo œconomicus pénètre dans le monde toujours plus incertain et illisible, en termes de conception et de représentation de la valeur, de la haute finance à l’ère du numérique. Dans sa figuration du capitalisme et de la mondialisation, Cosmopolis ne se contente pas d’exposer, selon Comyn, les tendances autodestructrices du système économique et financier, car ces dernières peuvent également être interprétées comme des mécanismes de mutation, voire de réinvention permettant justement au capitalisme de rester le moteur dominant de notre époque. Les deux personnages principaux, Eric Packer et Benno Levin, incarnent la figure double de l’homo œconomicus née de la fracture, à l’ère de la révolution informationnelle et du capital virtuel, entre un passé associé à la matérialité tactile et authentique de l’argent réel, et un présent essentiellement tourné vers un futur aliénant, dans la mesure où il est médié par des écrans faisant inlassablement défiler flux financiers et transactions virtuelles. Dans un monde où les réalités socio–économiques converties en données (data) insaisissables défient toute tentative d’interprétation, complexifiant ainsi la production d’informations intelligibles, ni l’un, ni l’autre ne sortira vainqueur de cette lutte, contrairement au capitalisme technologique.
15Au motif de l’asymétrie qui caractérise le système financier capitaliste fait écho dans le roman la « prostate asymétrique » de Packer, maladie qui touche également Levin, symbolisant ainsi leur échec à maîtriser les flux financiers dans un contexte économique où règnent désordre, confusion et déséquilibre. Alors que cette nouvelle économie étayée par des modèles de prévisions mathématiques promettait un accès fulgurant à la richesse, satisfaisant ainsi les pulsions les plus égocentriques, elle conduit à une fuite en avant, faite d’impostures et de mystification, aux conséquences psychologiques délétères. L’esthétisation de cette économie techno–capitaliste virtuelle, associée à la catégorie d’un « sublime financier » dans le roman, plonge des individus devenus égomaniaques dans un univers parallèle, privé de sens, qui nie la matérialité du passé, mais qui détermine leurs destinées et les plonge dans les affres de l’angoisse existentielle. Cosmopolis donne à voir l’inanité des manifestations antimondialistes à l’ère du cyber–capital et d’une « bankerisation de nos existences », désormais soumises au pouvoir totalitaire des effets conjugués de la finance et l’informatique. Comyn souligne que l’absence de corrélation entre les prix et la valeur conduit irrémédiablement à une perte de sens généralisée, au cœur d’un marché devenu résolument imprévisible et immaîtrisable.
16Dans Political Economy and the Novel, Sarah Comyn nous convie par conséquent à une exploration fascinante des multiples évolutions, transformations et adaptations de l’homo œconomicus à travers les époques et les genres. Il s’agit là d’une histoire littéraire très dense, aux propos parfois touffus tant l’auteure multiplie les approches théoriques dans les deux champs, et les interactions entre différentes visions critiques. Par la pertinence de ses analyses et de ses intuitions, cet ouvrage offre cependant une réflexion d’envergure, extrêmement riche et documentée, sur les problématiques liées à la valeur, à la représentation et à l’imagination qui infusent les discours économique et romanesque, donnant parfois lieu à une vertigineuse hybridation.