D’un droit imprescriptible à la fabulation ?
1Lire un essai de Pierre Bayard, c’est être assuré d’être surpris, déconcerté et instruit. C’est sans doute ce qui guide chacun de nous, lecteur, lectrice : soit que nous ne connaissions pas certains des textes ou des faits qui seront choisis (car malgré le titre de cet essai précis, ce sont davantage des textes que des « faits » qui fourniront le cœur des chapitres), soit encore que ceux qui nous croyions connaître nous montrent à quel point nous en avions, nous aussi, une connaissance erronée, que nous avions été pris au piège d’un mensonge qui s’est perpétué.
2Ce livre-ci n’échappe pas à la règle. Voire même l’érige-t-elle en principe.
3Le fonctionnement général de Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? est tout à fait exemplaire : après un petit « intertitre » plus ou moins plaisant, à la manière de Don Quichotte et comme c’était déjà le cas depuis Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Minuit, 2007), Pierre Bayard nous présente une histoire, telle qu’elle fut racontée et donnée pour vraie en son temps. Après quoi, le second temps du chapitre, s’appuyant sur les travaux critiques de plus ou moins habiles et valeureux « chicaneurs » comme il les surnomme à partir de la page 34, rétablit la vérité en montrant les erreurs, mensonges, inventions, affabulations, transformations dont est empli le texte premier. Les différents cas de figure envisagés permettent de peindre une gradation de modifications affectant la véridicité du texte, depuis les transpositions ou synthèses (d’un Steinbeck ou d’une Arendt par exemple) en passant par la déformation mensongère de faits qui auraient pu se produire (Chateaubriand) jusqu’au mensonge pur et simple (dont les cas de figure sont variés et se donnent sous les espèces de la fiction, chez Huxley ; de l’article de presse ou de l’autobiographie, comme chez Nin, qui multiplie les écrits en même temps que l’emboîtement de ses mensonges). Enfin, P. Bayard conclut chacun de ses douze chapitres par une analyse conclusive dans laquelle il tente non pas, comme un chicaneur au deuxième degré, de rétablir la vérité ultime de cette affaire, mais bien plutôt de comprendre quelles auront été les motivations, plus encore que les effets, de ces mensonges à des degrés divers.
4Hors de question pour P. Bayard de juger moralement de cette série de fictions qui s’étaient pourtant présentées comme vraies (puisque tel est l’objet de cet essai : non pas un livre qui célèbrerait la fiction quand elle se donne pour telle, mais un livre qui célèbre les éléments fictionnels de récits qui se donnent pourtant pour véridiques : des mémoires, des reportages dans des journaux sérieux, des autobiographies, des essais, des journaux de voyage, etc.), mais en comprendre les motifs. C’est ainsi davantage la question du pourquoi qui aiguise cet essai, lequel s’inscrit apparemment et explicitement dans la lignée pragmatique de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? et de Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? (p. 15). On y entendra également davantage le psychanalyste que le théoricien de la littérature répondre à cette question, en affirmant que le mensonge vient souvent, soit en forme de réparation d’un réel qui a été trop douloureux ou tout simplement pas assez évocateur, soit pour créer une image de soi unie et cohérente, malgré ses éclats disparates1. Le deuxième ordre d’explication qu’apportera P. Bayard au gré de ses chapitres est d’ordre rhétorique : il vise l’efficace du discours. On ment ou déforme ses récits, non dans une intention qui aurait à voir la construction de soi, mais au contraire pour autrui, dans le but de lui servir le discours cohérent qu’il pouvait attendre, une version du réel telle que le public (ou « l’horizon d’attente ») la souhaite, sous les espèces d’un exemplum, faux du strict point de vue des faits, mais juste du point de vue de la démonstration ou de la synthèse que l’on obtient ainsi. À aucun moment le mensonge ou l’affabulation n’apparaîtront négativement à P. Bayard comme une forme de délire égocentrique ou de paresse intellectuelle à aller vérifier les faits : tous les chapitres sont orientés vers le même refus de juger d’une quelconque immoralité du mensonge.
5Voilà pour l’ensemble du dispositif de Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?. Toutefois, contrairement aux autres essais, on ne quittera pas celui-ci sans quelques points d’achoppement dont on essaiera de comprendre les motifs en même temps qu’on entrera le détail du texte.
Des récits qui font fi de leur « pacte de sincérité » ou d’objectivité
6Le premier élément qui frappe concerne un manque, problématique, dans l’essai de P. Bayard : il nie ou oublie le fait que tout récit se donne au sein d’un dispositif qui lie le conteur à son auditoire, quelle que soit la forme que prend le récit. Ce dispositif, sans prendre la forme d’un contrat explicite, repose néanmoins sur une forme de pacte tacite, lié au genre littéraire et garanti par une série d’indices textuels autant que par des institutions, maisons d’édition ou journaux réputés pour leurs sérieux.
7Ainsi, quand je lis un récit qui est donné, encore aujourd’hui, sur le site de son éditeur comme une autobiographie, et que cette maison d’édition, sans faire partie des plus historiques n’en est pas moins connue pour éditer les dires d’un président en exercice, ne mentionne nullement sur la page dédiée à ce récit qu’il est inventé de toutes pièces, il me semble que le problème n’est pas de savoir pourquoi l’autrice (en l’occurrence Mischa Defonseca et son roman Survivre avec les loups, traduit et publié en français en 2008 par les éditions XO) a inventé de toutes pièces ce récit de son enfance juive où elle erra en Europe de l’Est à la recherche de ses parents déportés, ni pourquoi les lecteurs ont cru à la véracité de son histoire, mais plutôt pourquoi l’éditeur ne présente pas le récit tel qu’il est : à savoir, un récit de fiction, une « affabulation littéraire » (p. 24), que le lecteur ne devra pas prendre pour argent comptant. Le pacte de sincérité inhérent à toute entreprise autobiographique est plus que rompu (puisque rien n’est vrai), et il revenait à XO de préciser qu’il s’agit d’une « supercherie » littéraire dont il a eu plus que connaissance. Pourtant, aujourd’hui encore, le résumé du livre de Mischa Defonseca commence ainsi : « 1941. Les parents de Mischa, sept ans, sont déportés… » et le reste à l’avenant des inventions de Mischa, autrice et personnage tout à la fois. XO ne mentionne pas même sur l’existence d’un autre ouvrage, qu’il a également publié, celui de Lionel Duroy, sur lequel s’appuie P. Bayard dans son essai, et qui a pourtant montré que Survivre avec les loups était l’œuvre d’une « mythomane » où tous « les faits relatés se sont avérés faux »2.
8Aussi dès ce premier chapitre, on est en droit de se demander si nous pouvons accorder foi aux analyses de P. Bayard quant à notre supposé désir à nous, lecteurs.trices de « qui avons pris le parti d’avoir foi en l’impossible et sans l’aide desquels la fable de Mischa Defonseca n’aurait pu se constituer comme telle » (p. 27), alors même que, si nous avons pu croire cette histoire, ce n’est peut-être pas tant parce que « cette histoire de loups était une fable rédigée par une enfant qui avait refusé de vieillir » (p. 27) que parce qu’un éditeur s’était porté garant (et continue de le faire) de la véridicité de l’autobiographie.
9Le reportage mené par Claas Relotius pour le Spiegel pose un ensemble de problème du même ordre. Parti mener une longue enquête à Fergus Falls, une petite ville du Minnesota qui avait massivement voté pour Trump en 2017, Relotius en a ramené un reportage truffé d’approximations, de déformations et d’inventions de tout genre, au point que le journaliste a dû démissionner, après avoir reconnu avoir falsifié une bonne quinzaine de reportages. Dans la démonstration de Bayard, ce cas de figure (exposé au chap. II « Recomposer le réel » de la troisième partie de l’essai) semble se rapprocher des procédés d’invention, de synthèse et d’omissions qu’il avait déjà répertoriés dans le récit de voyage qu’écrivit Steinbeck en 1962, Mon Caniche, l’Amérique et moi (chap. II « De la Vérité littéraire » de la première partie ») : ce qui importe, pour Steinbeck comme pour Relotius, tels que nous les présente P. Bayard, c’est moins la « vérité factuelle » (p. 38) qu’une vérité supérieure, que ce dernier appelle pour les deux exemples : « vérité littéraire » (p. 38 et p. 139). Ce faisant, les « chicaneurs » (p. 34), à l’instar de Bill Steigerwald pour Steinbeck ou des deux journalistes de Fergus Falls pour Relotius, sont déboutés, et les lecteurs n’ont qu’à se délecter de lire ce qu’ils cherchaient : non pas des faits mais une vision conforme à la synthèse et aux stéréotypes préalablement constitués par le lecteur. Comme pour Mischa Defonseca, P. Bayard n’interroge jamais le pacte tacite de lecture : lorsque je lis un récit de voyage écrit par un romancier et lorsque je lis un reportage du Spiegel, je ne suis pourtant pas du tout dans le même régime de textes. Si je puis admettre que le récit de voyage est d’abord de la littérature (et que tout voyageur depuis Ulysse a toujours mêlé à ses récits ses mensonges fabuleux) et a tout loisir de réélaborer à sa guise le réel (comme c’est le cas de À marche forcée [1956] où Slawomir Rawicz, échappé du goulag, raconte son périple de la Sibérie jusqu’en Inde, dans les pas duquel Sylvain Tesson avait entrepris de marcher et de le raconter dans L’Axe du loup [2004] avec lequel se clôt l’essai de P. Bayard), j’attends par contre du reportage du Spiegel, du fait de son sérieux et de sa notoriété, qu’il ne me mente pas, et qu’il apporte des faits vérifiés.
Égocentrisme & mythomanie
10On poursuivra ce réagencement des douze chapitres de Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, en proposant de relier cette fois les quelques textes qui allient mythomanie et narcissisme. On y trouvera la rencontre qui n’eut jamais lieu entre Chateaubriand et Washington (première partie, chap. III « De la vérité historique »), les lettres antidatées que Saint-John Perse écrit cinquante-cinq ans après son retour de Chine pour compléter l’édition de ses œuvres complètes à la Pléiade (seconde partie, chap. I « Dans la présentation de soi »), et enfin la série des mensonges qu’Anaïs Nin est contrainte de faire, mais raconte dans son Journal. Sans doute ce journal est-il à la fois le plus fascinant (puisque Nin érige le mensonge au rang si ce n’est d’art, du moins de pratique ultra-complexe nécessitant une organisation rigoureuse), et le moins problématique, puisque son Journal est justement là, même si c’est de manière retorse, pour servir de « lieu de la vérité », auquel nous, lecteurs, avons rétrospectivement accès, contrairement à tous ceux à qui elle dut mentir. L’exemple échappe finalement au système de tous les autres récits choisis par P. Bayard, dont les mensonges finissent par être mis en accusation par un discours tiers. Dans le cas de Nin, tout est clair, et le lecteur n’en est jamais la dupe. Elle permet à P. Bayard de mettre en scène la fonction « psychique » du mensonge : « réduire la multiplicité psychique » qui est la sienne (p. 87), « se protéger de l’éparpillement » (p. 89). Elle rejoint là en partie l’hypothèse que P. Bayard émettait quant à Chateaubriand s’inventant rétrospectivement une entrevue avec Washington, quand le premier n’était rien et le second était tout. Ce faisant, pour P. Bayard, le mensonge peut s’expliquer et s’excuser : il est à mettre au compte autant de l’activité de mémorialiste (qui doit raconter son époque, p. 47), que de l’efficace du discours (nous y reviendrons) et de la vue panoramique ainsi offerte au lecteur. Rien par contre de la construction d’un moi narcissique, qui construit cette légende où il était déjà au centre du monde quand bien même il n’était encore rien…
11C’est pourtant ce même processus psychique plus simple et plus misérable qu’on a le sentiment de retrouver avec l’évocation des fausses lettres visionnaires de Saint-John Perse qui, avec trente ans d’avance, peut prédire ce que son regard rétrospectif de cinquante ans sait aussi bien que ses lecteurs. Pour P. Bayard, cela répond à un souci qui est notamment celui de la fabrication d’une « image de soi » qui doit être cohérente (p. 75) et aurait même des effets « thérapeutiques » (p. 76), comme pour la pauvre enfant Mischa, souffrant d’avoir été la fille d’un résistant qui a trahi les siens. Saint-John Perse, outre qu’il témoigne surtout d’une construction narcissique de soi, nous semble aussi témoigner d’une vraie mutation au xxe siècle : pour son volume de la Pléiade, Saint-John Perse avait tout simplement trop peu de matière, contrairement aux maîtres du xixe, aux Sand, Flaubert ou Balzac et leurs infinies correspondances…
Enjeux rhétoriques & démonstratifs du mensonge
12La thèse sous-jacente la plus efficace et régulièrement reconduite par P. Bayard dans tous ses essais est sans doute celle qu’il appelle l’exemplum. Qu’il s’agisse des cas déjà évoqués de Steinbeck, de Maria-Antonietta Macciocchi (dans la note 1 de ce texte, au sujet de son « reportage » sur la Chine de Mao) et de Chateaubriand, ou de ceux que l’on présentera ici, P. Bayard les interprète comme des mensonges qui servent, non pas une vérité objective, factuelle, mais une efficacité rhétorique, et pédagogique qui n’est pas loin, du coup, de la persuasion.
L’emboîtement des projections
13Le Léonard de Vinci de Freud (première partie, chap. IV « De la vérité scientifique ») et le Eichmann à Jérusalem de Arendt (troisième partie, chap. III « Inventer une théorie ») présentent ainsi pour P. Bayard des phénomènes typiques de « projection » théoriquement très productifs. Qu’il s’agisse de l’hypothèse de la sublimation, reposant sur le fait que Vinci n’aurait pas eu de vie amoureuse selon Freud, ou de celle de la « banalité du mal » représentée selon Arendt par Eichmann, si celle-ci est juste dans ses conclusions, elle repose néanmoins sur une base plus que fragile, puisque l’exposé de P. Bayard montre que les faits l’invalident. N’étaient que ce sont des éléments postérieurs aux théories de Freud et de Arendt qui montreront que Vinci avait eu une vie amoureuse bien remplie et qu’Eichmann était un nazi antisémite militant dès 1938, contrairement à son auto-présentation de lui en petit fonctionnaire obéissant et sans idée. Cela n’empêche pas P. Bayard d’invoquer une forme de « projection » : si « Freud était de bonne foi » (p. 57), il n’en a pas moins produit une théorie qui repose sur du faux, en « se projetant » lui-même dans son objet (p. 57) pour produire un « exemplum », un « modèle de comportement ou de morale » (p. 58). Voilà donc Freud projetant son transfert de libido dans la libido sciendi de Vinci. Quant à Arendt, si elle croit voir en Eichmann l’incarnation du petit fonctionnaire obéissant qu’il n’est pas, c’est qu’elle projette en lui l’image de son ancien amant, héraut de la « banalité du mal », Heidegger (148) ! Comment en vient-on à ce transfert de projection, c’est un mystère que la démonstration de P. Bayard ne cherche pas à résoudre, et qui laissera les lecteurs pour le moins singulièrement étonnés. L’idée de l’exemplum, pour juste qu’elle soit, ne s’embarrasse pas toujours de trop de rigueur.
La rumeur de la rumeur
14Le dernier cas de figure exploré par P. Bayard est celui de la (fausse) rumeur. Deux histoires, sans doute parmi les plus marquantes de l’essai, sont à retenir ici. La première concerne le viol et le meurtre de plusieurs coups de couteau de Kitty Genovese à New York en 1964 (deuxième partie, chap. IV « Dans les sciences humaines »). Au lendemain de sa mort, un article du New York Times signé Martin Gansberg titrait « Les trente-huit témoins qui n’ont pas appelé la police », relatant comment, malgré la durée de l’agression (près de quarante minutes), sa géographie (dans la rue, puis dans le hall de son immeuble), personne n’avait appelé les secours. Un travail mené par deux sociologues, Darley et Latané, et intitulé Le Témoin inactif. Pourquoi ne vient-il pas en aide ? avait suivi deux ans après. L’essai s’ouvrait justement sur le scandale suscité par ce fait divers, qui a donné son nom à un concept : « L’effet Kitty Genovese » ou « effet du témoin », montrant comment plus nous sommes nombreux à assister à un événement problématique ou inquiétant, moins nous y réagissons, comptant toujours sur autrui. Sauf qu’en 2007, trois psychologues anglais, se penchant sur la question, ont remis en cause le fait qu’il y aurait eu des témoins et qu’ils auraient été parfaitement passifs, ainsi que le relate P. Bayard (p. 109 sq.). Tout ceci — non pas le meurtre, mais l’absence de réaction de tant de témoins — n’aurait été qu’une « légende urbaine » (p. 111). Malgré sa fausseté factuelle, c’est toutefois son efficace rhétorico-éthique qui l’emporte : « elle nous interroge sur notre conception générale du bien et du mal » (p. 112), nous obligeant à nous poser la question que P. Bayard s’était posée dans un autre essai : aurions-nous été témoin passif ou héros ? La valeur d’exemplum vient, dans cet exemple, questionner la fausseté de cette légende.
15Ce souci de l’efficace de l’exemplum permet de comprendre aussi le sort réservé, là encore, à une autre « légende urbaine », laquelle légende ne concerne pas plus les faits en eux-mêmes, qui se sont bien produits, mais la réception de ces faits. P. Bayard propose en effet de revenir sur le vent de panique qu’aurait suscité l’émission d’Orson Welles, lisant des extraits de La Guerre des Mondes d’Huxley, comme s’il s’agissait d’un direct, le 30 septembre 1938 sur la chaîne de Radio CBS. Dans ce chapitre (troisième partie, chap. I « Avoir de l’imagination »), P. Bayard procède comme nous en avons désormais l’habitude. D’abord les faits. Puis l’interprétation qui a suivi. Et enfin le dévoilement de la supercherie. Les faits, c’est-à-dire ici, l’histoire de James Burston, Américain moyen qui rentre dans son appartement new yorkais après une rude journée de travail, entend des bribes de l’émission de Welles à la radio et, pris de panique, décide d’emmener femme (laquelle prépare le dîner) et enfants dans les Appalaches pour fuir les Martiens. Le dévoilement nous apprend très vite que ce James Burston n’a jamais existé. Nous avons une fois encore commencé par une supercherie, mais cette fois, inventée de toutes pièces par P. Bayard, pour nous faire croire à la légende que nous connaissons tous, selon laquelle un vent de panique aurait suivi la diffusion de cette émission, et dont P. Bayard montre bien comme elle s’est transmise de savants (comme Hadley Cartril qui en 1940 fait une étude basée sur une centaine de témoignages ayant écouté l’émission, p. 121 sq.) en écrivains (p. 124-126), et quelle fut la chaîne de la rumeur, transmise intacte jusqu’à nous, qui venons d’être pris au piège.
16Ce dernier cas n’est pas sans poser question : d’abord parce que P. Bayard, ayant sans doute eu du mal à renoncer à la légende à laquelle une bande-dessinée lui avait fait croire quand il était enfant (p. 124), nous livre une absolue fiction, donnée pour point de départ. On pourrait arguer que c’est par souci d’efficacité rhétorique, à l’image des autres fictions. En tant que lecteur.trice, nous lisons l’histoire de James Burston comme si elle était vraie, d’autant plus qu’elle viendra confirmer la légende si nous la connaissions. Puis, nous abordons les études qui ont été faites… et nous découvrons que nous nous sommes faits avoir, par deux fois cette fois (alors que dans les autres chapitres ce n’était qu’une seule fois), puisque le récit a été inventé par P. Bayard pour les besoins de la cause. Cette fois, l’hypothèse scientifique qui en a été tirée, à savoir une théorie des foules, ne repose sur aucun fondement et sera invalidée. Mais en déduire que la morale de cette histoire réside dans la mise en garde contre les dangers de rumeurs enfantines (p. 126-127) est un brin étrange, puisque le récit prononcé par Welles avait bien annoncé qu’il était lecture d’une fiction (il n’y avait donc pas eu de rupture du contrat tacite qui le liait à son auditoire radiophonique), et n’a par conséquent eu aucun retentissement spécifique sur son public. Ce qu’il aurait été plus intéressant d’étudier que la fictive réaction du non moins fictif James Burston, dont P. Bayard aime à imaginer qu’il serait sagement resté chez lui à rassurer sa femme, un cran plus naïve encore que lui (car l’essai n’est pas toujours exempt de petites saillies misogynes involontaires), c’est le pourquoi du succès de cette rumeur jusqu’à aujourd’hui. Nul doute qu’on puisse avancer ici l’hypothèse qu’il formule dans le cas du meurtre de Kitty Genovese, selon laquelle nous trouvons dans ces réceptions fictives une forme de compensation « narcissique » (p. 113), puisque nous pouvons nous donner le beau rôle et nous rire de tous ces soi-disant James Burston et plus encore de leurs épouses, en nous targuant d’être plus intelligents qu’eux, parce que nous serions plus éduqués, plus malins, plus rationnels.
17Il n’en reste pas moins qu’il est intéressant que P. Bayard ait eu à cœur de prendre deux exemples bien différents de ce qu’il se proposait de faire. Dans les deux cas, la situation n’est pas problématique et le récit initial est donné dans des conditions idoines de recevabilité : l’agression et l’assassinat de Kitty Genovese ont bel et bien eu lieu ; Welles a lu un texte de fiction radiophonique présenté comme tel lors de sa diffusion. Dans les deux cas, ces deux affaires ont été suivies d’une légende, qui ne concerne ni le contenu ni la forme de ces deux récits, mais qui leur a inventé une réception. Et dans les deux cas, cette réception fictive est pourtant celle qui va avoir la vie longue. Sans doute parce que dans les deux cas, elle ne se prête pas seulement à un exemplum efficace. Mais parce qu’elle met en jeu les ressorts de notre interprétation même de tout récit qu’on nous fait. Nous aimerions n’être jamais la dupe, et nous montrer toujours les fins limiers qui avons su déjouer les pièges fictifs en nous imaginant meilleur que les mauvais interprètes, qui n’ont pas su réagir comme il le fallait (en intervenant dans le cas de Kitty Genovese, en restant à savourer l’histoire contée par Welles). Ici, nous sommes les dupes au second degré, non pas d’un récit, mais d’une réception qui n’a en fait jamais existé.
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18Nous retrouvons ici la question inaugurale que nous adressions à cet essai de Pierre Bayard. Contrairement à ce que celui-ci affirme clairement, la question n’est pas tant de lutter contre ceux qui nous proclament entrés dans le régime de la post-vérité (évoquée p. 15 et p. 166) ; ni non plus celle qui est déployée dans « l’épilogue » et qui s’apparente à une défense et illustration d’un droit imprescriptible à raconter des histoires, un « droit à la fabulation » (p. 168), dont on ne voit pas bien ni où ni par qui il serait attaqué, ni comment l’État (l’Éducation Nationale ?) pourrait le garantir. La question qui nous aura paru plus complexe et trop souvent éludée alors même qu’elle traverse presque tous les chapitres, reste celle du contrat qui unit tout producteur de récit à son auditoire. Non qu’on réclame ici une contractualisation en bonne et due forme libérale de toute communication. Mais puisque tout récit vient toujours assorti de la mention, tacite ou explicite, du lien qu’il entretient avec la fiction, il nous permet de discriminer nos attentes, selon qu’on lit un récit de voyages, une autobiographie, des mémoires, un article du New York Times ou du Spiegel, une page de science-fiction ou encore un essai de sciences humaines. Si l’arrangement des faits, l’exagération, le mensonge, l’amplification, sont autant de moteurs de la fiction et échappent en eux-mêmes à tout discours moral (et qui font qu’à l’encontre de P. Bayard on ne saurait valoriser la fiction au nom de ce qu’elle est fiction, comme il le fait p. 15), on ne peut faire l’économie de leur efficace autant que de leur perversion selon l’usage rhétorique et pragmatique qui en aura été fait. Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? aurait peut-être mérité une pragmatique du discours plus systématique, plutôt que de conclure un peu hâtivement et naïvement dans son « épilogue » à une défense illimitée et sans discrimination de toute forme de fiction. Il fut pourtant assez peu question de fiction dans cet essai (la plupart des récits se présentant comme vrais). Et défendre la fiction, dans son essence, comme « valeur essentielle » constituant de l’être humain, « si nécessaire à l’équilibre des individus comme à la survie des peuples » (p. 168), revient à retrouver une forme de cette morale qui avait pourtant été chassée à l’entrée de l’essai, et qui voudrait que toute fiction et tout mensonge (les deux termes étant réunis comme interchangeables) soient toujours bons en soi.