Testament littéraire d’Alain Viala
« La constellation des pratiques littéraires offre un scintillement au rebours des anxiétés canoniques » (Viala, 2022, p. 168)
1Le 30 juin 2021, à l’âge de soixante-treize ans, Alain Viala disparaît. Dès lors, son dernier manuscrit, intitulé L’Adhésion littéraire et promis à un éditeur engagé — Le Temps des cerises —, prend une valeur testamentaire. Sa version finale est présentée par Paul Aron et Marine Roussillon. Et le dernier ouvrage dans lequel l’auteur pense la littérature ne cesse de se mettre en abyme, comme en témoigne la citation suivante :
L’art d’établir les textes, la philologie, répond à une nécessité pratique : éditer un texte, le donner à lire exige d’en adopter une version stable. En regard de laquelle d’autres éventuelles versions sont classées comme des « variantes ». Pour fixer une « bonne » version, l’usage académique a longtemps opté pour la dernière édition parue du vivant de l’auteur et sous son contrôle. Cette façon de faire repose sur l’idée d’un perfectionnement, en même temps que sur l’idée juridique de la « dernière volonté ». (p. 110)
2La part de l’autre n’est pas indiquée dans cet ouvrage dont on sent la matière d’abord organisée, puis moins apprêtée, mais néanmoins toujours ferme et solide. Dans L’Adhésion littéraire, Alain Viala, notamment connu en tant que dix-septièmiste et sociologue de la littérature, choisit de développer les quatre exemples hétérogènes que sont la querelle autour de la pièce de Racine intitulée Bérénice, le contexte dans lequel s’écrit, puis paraît, La Recherche du temps perdu, la littérature liée à la première guerre mondiale en particulier les chansons de tranchée que sont Craonne et Lorette ainsi que, pour finir, la leçon inaugurale d’Antoine Compagnon au Collège de France. Pour ce faire, Alain Viala opte pour la démarche suivante :
Envisager une pratique implique d’observer qui s’y adonne. Aussi le propos s’agencera selon un parcours en quatre sites d’observation. Le premier se situe du côté des publics, le deuxième du côté des auteurs et le troisième du côté des médiateurs de littérature. Sans prétendre épuiser la question, mais pour la construire, la poser sur ses pieds. Et à cette fin chaque section prendra appui sur une esquisse d’étude de cas. Le quatrième site qui — en vertu de l’adage que le quatrième mousquetaire n’était pas le moindre — n’est peut-être pas le moins important, regardera vers les débats présents pour essayer de discerner comment la littérature change — car, comme dirait Eugène Pottier, « elle n’est pas morte, elle a du chien et la peau brune » — mais toujours suscite des effets d’adhésions ». (p. 18)
3Ainsi l’ouvrage se compose-t-il de quatre sections respectivement nommées : « Effets d’art », « Empathies, connivences et distances littéraires », « L’adhésion » et « Que fait-on dans les pratiques littéraires ? ». Revisitant une dernière fois la séduisante hypothèse selon laquelle la littérature se définit comme l’ensemble des querelles qu’elle suscite, nous proposons de rendre compte de cet essai en voyant dans la problématique de l’adhésion l’envers de la définition polémique de la littérature. Ainsi proposons-nous un prolégomène qui s’intéresse à l’effet que nous fait la littérature, avant de concevoir cet effet comme négatif — donnant lieu à polémique — puis positif — c’est-à-dire tendant à l’adhésion. Nous en profiterons également pour indiquer la mesure dans laquelle le présent essai d’Alain Viala tend un miroir à la pratique du compte rendu.
La littérature considérée comme ce qui nous fait de l’effet
4Alain Viala nous invite à un voyage littéraire dans lequel son objet est chose vivante, donnant lieu à des débats passionnés comme celui sur la mort de la littérature :
Depuis vingt ans il est de mode de parler de la fin de la littérature. Bien des talents se sont employés à l’annoncer, la déplorer, la conjurer. Qu’ils soient mondains, journalistiques ou académiques, beaucoup ont été brillants et certains très savants, voire subtils. Mais la plupart aussi ont été animés par l’envie d’agripper le micro, d’enflammer les pages des journaux ou de brûler les planches des plateaux de télé pour y dérouler la chronique d’une mort annoncée de la littérature. On pourrait sourire en coin tant ils semblent oublier que c’est une vieille rengaine. (p. 140)
5L’essai s’ouvre et se ferme sur ce thème qui apparaît comme un lieu commun lié à une idéologie nostalgique. Dans un abondant corpus, Alain Viala retient d’abord la notice « Littérature », rédigée par Jaucourt pour L’Encyclopédie, puis, plus récemment, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, xviiie-xxe siècles (2005) de William Marx, La Défaite de la pensée (1987) et La Querelle de l’école (2007) d’Alain Finkelkraut, sans oublier La Littérature en péril (2007) de Tzvetan Todorov. Ce lieu commun permet à celui qui le véhicule d’adopter différentes postures : le prophète qui annonce, le moraliste qui déplore et le magicien qui conjure. Dans cette querelle, le discours est caractérisé d’une façon sociologique qui invite à le soupçonner : le « brillant » n’est-il pas superficiel ? Le « savant » n’est-il pas élitiste ? Le « subtil » n’est-il pas illusoire ? L’auteur suggère peut-être qu’à défaut de réaliser une œuvre qui redéfinisse la littérature, certains entendent profiter d’un certain discours théorique, et leur pratique renvoie à des images véhémentes aux connotations peut-être dangereuses : « agripper », « enflammer » et « brûler ».
6Alain Viala s’efforce de rendre à la littérature sa dimension intéressante. Pour ce faire, il distingue « être intéressé par » et « avoir un intérêt à ». Ces deux types d’intérêt diffèrent profondément tant le premier est intrinsèque et le second extrinsèque. Plus concrètement, celui qui est intéressé par la littérature lui consacre son temps libre tandis que celui qui a intérêt à lire pour réussir un examen ne pratique pas cette activité de la même façon ni dans le même but. Enfin, cet intérêt que poursuit Alain Viala s’avère complexe, comme le montre l’analyse des quatre exemples retenus. Lorsque l’abbé de Villars critique la tragédie de Racine intitulée Bérénice en indiquant qu’au lieu de pleurer il a ri, son intérêt est à la fois négatif et de cruauté. Dans le cas de la chanson de Craonne, Alain Viala cherche à montrer un intérêt positif, mais ce dernier, qui exista premièrement, est peut-être dorénavant impossible :
Et si Craonne vous fait quelque chose, si ce texte continue à produire des effets au long d’une temporalité différée, alors on touche à ce qu’on peut appeler une question littéraire par excellence : celle du « reste ». Qu’est-ce qui reste de l’action première d’un texte ? C’est la dialectique entre ce reste et les façons de se l’approprier qui fait l’appartenance à une communauté interprétative. (p. 137)
7Avant de parler d’adhésion, Alain Viala développe les concepts d’intérêt et d’effet pour définir la littérature, non seulement comme ce qui produit des effets, mais comme ce qui doit nous faire de l’effet.
Envers littéraire : l’effet négatif & ses mots (querelle, crise & combat)
8L’un des deux aspects possibles de cet effet de la littérature est négatif, apparaissant dans le vocabulaire littéraire sous les formes de la querelle, de la crise et du combat :
Alors, pour un peu qu’on soit blanchi sous le harnois, devant ce paradoxe, on se prend à songer qu’au fond, tout au long de son histoire, la littérature a toujours fonctionné sur le mode de la crise. Que les parcours de ces pratiques que nous nommons aujourd’hui « littérature » apparaissent comme une succession, voire un enchevêtrement, de crises et de conflits où d’aucuns ont clamé que la « vraie », la belle et bonne littérature était en danger. (p. 16)
9C’est ce qui permet cette surprenante définition sociologique de la littérature, par retournement, comme l’ensemble des conflits pour la définir. La première analyse, celle autour de la Bérénice de Racine, en constitue un exemple significatif. En effet, avec cette pièce, Racine entreprend de redéfinir la tragédie, en fonction de l’air du temps, comme un spectacle qui doit faire pleurer, en raison de sa « tristesse majestueuse ». Mais l’abbé de Villars, en tenant de la tradition, y voit une trahison de la catharsis et une réduction du beau au joli. Alain Viala résume sa position de la façon suivante : dans Bérénice, « la terreur et la pitié qui font la catharsis [sont exclues] au profit d’un pathos efféminé » (p. 26). Aussi indique-t-il l’effet que la pièce a sur lui, à savoir le rire. Et l’auteur de souligner les tenants et les aboutissants d’un tel verdict :
Villars adopte la fiction d’une lettre à un ami pour raconter qu’il est allé voir Bérénice. Il se pose même en spectateur spécialement consciencieux puisqu’il y est retourné à la deuxième représentation. Mais loin de proposer, comme le supposerait le sens premier du mot « critique », une analyse et une discussion méthodique de la pièce, sa critique est une attaque au vitriol. Au fil de son récit, il égrène des reproches jusqu’à conclure « Je suis las de rire ». C’est comme s’il tweetait « J’ai vu Bérénice, mdr ». Publier qu’une tragédie est à pleurer de rire taxe l’auteur d’incapacité et de sottise, dans la plus cinglante des disqualifications littéraires. (p. 23)
10Au fil de l’essai, l’auteur s’efforce d’analyser les racines de ses polémiques. Plus qu’un problème de producteur ou de médiateur, c’est un problème de récepteur, car le lecteur est imprévisible, même lorsqu’il est prévu, raison pour laquelle Alain Viala s’efforce de construire, d’une façon différente de celle de Michel Charles, une rhétorique du lecteur (Charles, 1977). Ainsi, ce qui contribue à expliquer la polémique en littérature, c’est la variété des lecteurs :
Les études littéraires sur la lecture ont le plus souvent pris pour objet le texte lui-même en envisageant ce qu’il attendait ou exigeait de son lecteur : grâce à de telles investigations, on connaît assez bien le lecteur supposé par le texte. Mais elles ne peuvent guère rendre compte de ce qui se passe du côté des lecteurs réels et des effets effectifs. Aussi il semble nécessaire de distinguer trois figures. Celles donc, des destinataires supposés par un texte — tels les poilus d’Artois qui chantaient « Nous sommes les sacrifiés », tel encore celui qui peut saisir la connivence avec la « fausse position de la cuisse de Marcel »… Celles des récepteurs réels, tels Villars riant à Bérénice tandis que les dames et leurs cavaliers pleuraient à qui mieux yeux. Et entre les deux, les destinataires potentiels, c’est-à-dire ceux qui ont les moyens et capacités de recevoir une production — ainsi les gens qui allaient au théâtre dans l’hiver 1670, ainsi ceux qui ont les compétences pour lire La Recherche et les moyens de s’en procurer un exemplaire, ainsi les poilus y compris les « Jésuites », etc. Évidemment, ces destinataires potentiels ne coïncident pas forcément ni avec ceux que le texte suppose, ni avec ceux qui le reçoivent effectivement. Et évidemment aussi, il convient de ne pas confondre les destinataires potentiels tels qu’ils sont au moment de la production initiale et tels qu’ils ont pu et peuvent être ensuite et ailleurs. (p. 122-123)
11Ainsi tout texte suppose-t-il un lecteur bénévole espéré par l’auteur. Mais aux côtés de ce lecteur supposé existent les lecteurs réels et les lecteurs potentiels. Ces derniers sont ceux qui ont des chances de se retrouver en possession du livre. Les précédents sont ceux qui tombent sur le livre et décident d’en faire ou non une lecture positive.
12L’on sait peut-être également — et c’est là que le compte rendu qui produit une lecture se met en abyme — que l’enseignement est également objet d’étude pour Alain Viala, qui publia, avec Paul Aron, un « Que sais-je ? » sur L’Enseignement littéraire (Aron et Viala, 2005). Dans la perspective qui est la nôtre, l’École, en tant qu’institution, apparaît comme un lieu de conditionnement de l’adhésion dont le but est d’écarter le maléfice de la querelle :
Et l’École se charge de donner des compétences littéraires à tous ses élèves. Et si on a vu de nos jours se multiplier les concours d’éloquence et les ateliers d’écriture, à prendre les choses dans leur ensemble il apparaît que, là où les autres arts ont besoin de conservatoires et des écoles spécialisées, l’apprentissage littéraire est commun, du moins très généralisé. (p. 69)
13Alain Viala rappelle les grâces et disgrâces de la poésie d’Aimé Césaire, intégrée au canon scolaire, puis rejetée, en apparence pour sa difficulté, en profondeur pour son anti-colonialisme avant une réintégration post-mortem. Il analyse également le choix des exercices académiques et la récente excommunication de l’écrit d’invention.
Avers littéraire : l’adhésion comme effet positif
14Mais l’objet central de l’essai est celui de l’adhésion littéraire que nous proposons de considérer comme l’envers de la définition polémique de la littérature. Cette problématique, qui est celle qui achève et couronne la pensée d’Alain Viala, est un objet de questionnement dès 2009, notamment dans La Culture littéraire :
« Comme le mot « adhésion » peut être mal entendu, quelques précisions logiques s’imposent. Les adhésions peuvent être réalisées (« je crois à ceci ou à cela, je soutiens ceci ou cela ») ou proposées (« telle chose n’est pas admirable, désirable ? — ou au contraire regrettable voire méprisable ? »). Il en est de mûrement réfléchies, et d’autres spontanées ; il en est qui se font par raison, d’autres par nécessité ; il en est qui s’accomplissent dans le plaisir et d’autres bon gré mal gré… Il y en a d’enthousiastes, il y en a de tièdes, il y en a de forcées. Parfois l’adhésion est très publique ; s’inscrire dans un parti politique, recevoir le baptême, se marier à l’Église… Et parfois elle est intime, voire secrète. Parfois l’intime et le publiquement déclaré divergent, l’adhésion affichée n’est pas sincère, on s’épouse devant le curé sans croire en dieu : mais comme elle a été déclarée, elle existe au moins à ce titre. Enfin, une adhésion, c’est toujours une rupture avec d’autres propositions : soutenir un candidat, c’est en rejeter d’autres, un baptême catholique s’oppose à l’athéisme et aux autres religions, etc. Ce processus instaure donc un jeu d’échanges : des idées, des croyances, des goûts en commun, mais aussi des différences, voire des oppositions avec d’autres, fondent les communautés auxquelles chacun de nous appartient. (Viala, 2009, p. 40).
15Les éléments du présent essai sont ici à fleur de texte. L’adhésion est un phénomène verbal et sensible dont les formes premières sont la croyance, le soutien, l’admiration, le mépris ou le désir. Le terme de « gré » est déjà présent. Alain Viala reprend d’abord le verbe « adhérer » dans son sens le plus courant, qui consiste à « verser une cotisation pour faire partie de ». Il en envisage ensuite des acceptions de plus en plus abstraites et intellectuelles jusqu’à penser les rapports à l’œuvre littéraire, qu’ils soient conscients ou inconscients. Mais ici, la problématique de l’adhésion est embrassée de façon plus large dans son rapport au pouvoir et à la domination, ce qui ouvre l’espace à l’officieux et à l’officiel, l’adhésion pouvant n’être que de façade. C’est enfin une question de degré et d’intensité. L’adhésion positive comprend son envers négatif, le rejet. Dans l’ouvrage éponyme, Alain Viala revient d’abord sur le choix du mot « adhésion » :
D’ailleurs ces différents degrés et formes d’adhésion se disent dans une gamme de quasi-synonymes : concéder, accepter, accorder, consentir, agréer, aimer, adhérer. Dans ce nuancier, adhérer me semble le mieux apte à désigner l’ensemble du processus en ce qu’il en dénote l’objectif même, où la persuasion et le sensible accomplissent l’intégration subjective, où adhérer implique « fixer ». D’ailleurs les locutions usuelles soulignent souvent ce besoin et son incertain quand elles précisent « une adhésion complète », ou « sans réserve », ou « pleine et entière » : bref de plein gré et de vrai bon vouloir — les rois de jadis auraient dit « de bon plaisir ». (p. 175)
16Ainsi la problématique de l’adhésion est-elle une question de degré et renvoie-t-elle à un réseau lexical qui rapproche d’elle : la concession, l’acceptation, l’accord, le consentement, l’agrément ou encore l’amour. Dans un style sociologique qui rappelle celui de Pierre Bourdieu, Alain Viala s’arrête notamment sur le mot « gré » qu’il fait coïncider avec l’adhésion :
Les œuvres d’art ne peuvent trouver leur condition première d’existence que si des récepteurs les agréent dans une relation toute subjective et dans la mesure où elles offrent quelque chose à agréer. Si vous aimez la littérature, vous aimez les mots, alors j’espère que le mot gré vous agréera.
17Nous y voyons une transposition des analyses de Pierre Bourdieu sur la distinction ou encore le goût (Bourdieu, 1979). Dans cette citation en outre, l’essai se met en abyme car l’auteur y propose quelque chose de son gré, dont il espère qu’il rejoindra le gré du lecteur, en un agrément. Et ce n’est pas un hasard qu’un dix-septièmiste intéressé par la galanterie choisisse un mot si important pour ce siècle, rappelant le « don d’agréer » mis en scène par La Fontaine dans « L’Âne et le petit Chien ». Plaçant le concept d’adhésion au centre de son propos, Alain Viala cherche à en préciser les modalités :
Ainsi en va-t-il pour tout lecteur, ainsi va « ce qui se passe » dans les pratiques littéraires : incorporation, inclusion, projection, chacune de ces configurations d’adhésion peut s’y réaliser ou se dégrader en une autre et réciproquement. (p. 108)
18Trois nouveaux concepts apparaissent alors : « incorporation », « inclusion » et « projection » auquel s’ajoute bientôt « fusion » — et son double dégradé : « empathie ». L’essayiste envisage ce nuancier sous l’aspect historique. Seul le récepteur bénévole premier peut fusionner tandis que les récepteurs ultérieurs tendront de plus en plus en plus vers la projection. Mais cette vision diachronique de l’adhésion peut aussi être envisagée de façon synchronique. Dès lors, l’adhésion fusionnelle est celle du lecteur bénévole — l’auditeur de Craonne pendant la Première guerre mondiale — tandis que l’adhésion projetée est le fait du lecteur malévole, ou jugé tel — tel Villars selon Racine. En d’autres termes, l’adhésion est certes historique comme l’admiration selon Ernest Renan, mais elle est aussi et surtout idéologique, mot récurrent dans le texte et aspect non négligeable de la littérature comme esthétique. Ainsi pensons-nous que l’adhésion est d’abord la reconnaissance implicite d’affinités entre un auteur et son lecteur. L’analyse de l’adhésion permet alors de comprendre, par la réflexion et à travers les siècles, ce qui fait esthétiquement et idéologiquement connivence. C’est pour cette raison que l’essai d’Alain Viala aboutit à une rhétorique du lecteur qui réoriente les catégories latines suivantes : inventio, dispositio, elocutio, memoria et actio. Approfondissons la première d’entre elles :
La première, homologue de l’inventio rhétorique, cette phase où l’on choisit ce que l’on va dire, consiste à choisir ce que l’on va lire : on peut l’appeler l’« élection » de l’objet à lire. Ce choix initial, celui où se joue le premier degré du gré des lecteurs, n’est jamais tout à fait hasardeux ni innocent : l’entourage, les médias, les besoins, les usages et les obligations, bref toutes les formes de l’intérêt social l’influencent. En matière littéraire, les programmes scolaires jouent à cet égard un rôle clef de sélection des textes par la constitution d’un canon, de ce qu’il faut lire — première étape dans la formation des habitus de lecture. (p. 124)
19L’invention du lecteur est l’élection du livre qu’il va lire. Et ce qui intéresse Alain Viala, ce sont les différents facteurs du choix qu’il énumère dans la citation et qui tendent à montrer qu’on ne tombe jamais sur un livre par hasard, à tout le moins par un hasard inexplicable alors qu’il est réductible au temps, au lieu, à l’humeur. La disposition est ensuite définie comme l’ensemble de ce qui oriente la lecture, l’élocution comme la perception des codes d’un texte, la mémoire comme l’ensemble des traces que laisse la lecture, et l’action est logiquement le fait de lire.
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20Nous avons essayé de rendre compte des enjeux du concept d’adhésion en littérature dans le parcours intellectuel d’Alain Viala, raison pour laquelle nous avons choisi de cheminer de l’effet vers l’adhésion en passant par la crise, la polémique et la querelle. En effet, le concept d’adhésion nous paraît l’envers de celui de conflit. En d’autres termes, on peut définir négativement la littérature par ses haines, à la suite d’un titre d’Émile Zola, ou par ses adhésions, et tenter d’en comprendre les raisons. Le concept d’adhésion littéraire invite également à repenser la forme du compte rendu étant donné qu’il s’agit de choisir un livre puis de sélectionner ce qui, dans ce livre, va être donné à lire à autrui. Enfin, dans ce dernier ouvrage, qui apparaît rétrospectivement comme un testament littéraire possible d’Alain Viala, il nous a semblé que l’auteur souhaitait, selon un terme bourdieusien, nous faire hériter autant du fond que de la forme. Aussi le style de ce dernier essai se veut-il plus naturel et prend-il l’aspect d’une causerie familière dans laquelle des mots et des tournures auxquels nous ne sommes pas habitués dans un écrit apparaissent sur la page. Et nous terminerons en laissant le dernier mot à l’auteur, lorsqu’il nous signale l’importance du littéraire pour les sciences humaines et sociales :
En matière de recherche, la question de l’adhésion littéraire apparaît comme un excellent point d’observation pour solliciter les autres sciences de l’homme et de la société. Voir comment se composent dans les textes et leurs variations des qualifications et des adhésions offre un site privilégié pour analyser la construction des valeurs et leurs appropriations. Loin de se réduire à un réservoir d’exemples et de documents, le littéraire constitue un espace à partir duquel interroger tous les ordres de savoir — que d’ailleurs naguère les Lettres englobaient. Poste à partir duquel scruter les pratiques, la littérature peut être une vigie au cœur de l’intelligence culturelle. (p. 176)
21.
Aron Paul et Viala Alain, L’Enseignement littéraire, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005.
Bourdieu Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le Sens commun », 1979.
Charles Michel, Rhétorique de la lecture, Paris, Éditions du Seuil, 1977.
Viala Alain, La Culture littéraire, Paris, PUF, 2009, p. 40.