Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Janvier 2023 (volume 24, numéro 1)
titre article
Alix Borgomano

Le poème & la matière : incarner le langage, retrouver le temps du vivant

The poem & the material: embodying language, rediscovering the time of life
Elseneur, n°36, Cécile Brochard & Anne Gourio (dir.), Écrit sur l’écorce, la pierre, la neige… Les supports matériels du poème (période moderne et contemporaine), Caen : Presses universitaires de Caen, 2021, 184 p., EAN 9782381851662.

1La revue Elseneur, publiée par le Centre de recherche LASLAR (Lettres, Arts du spectacle, Langues romanes) de l’université de Caen, livre avec Écrit sur l’écorce, la pierre, la neige… un recueil d’articles qui se penchent sur la présence de la matière dans la poésie moderne et contemporaine – et plus précisément sur les pratiques, réelles ou imaginées, d’inscription du poème sur un support matériel. Les corpus étudiés rassemblent presque pour moitié des poètes français ou belges de la deuxième moitié du xxe siècle (Bonnefoy, Char, Dotremont, du Bouchet, Hocquart, Ponge), venant illustrer le constat établi par Michel Collot d’une « réévaluation poétique de la matière » dans l’après-guerre français, où la parole « se nourrit d’épaisseur et d’opacité1 ». À cette concentration, que l’on regrette quelque peu même si elle permet d’aborder les nuances poétiques et philosophiques de la relation de ces poètes français à la matière et à « l’incarnation des signes verbaux » (Gourio, p. 103), répond un heureux élargissement à d’autres écritures de langue française, anglaise (Brathwaite) et espagnole (Sánchez Robayna) et à des corpus comparatistes, notamment de poètes et poétesses autochtones d’Amérique du Nord et d’Australie.

2Les contributions mettent au premier plan les matières brutes, vivantes ou non-vivantes (bois, roche, sable, neige, poussière, galets), mais aussi des objets tels que la table de bois ou la stèle, ainsi que les murs de béton sur lesquels se déploie la poésie in situ. Sortant réellement ou imaginairement de la page (où il ne s’est pas toujours préalablement trouvé), « voici soudain le poème densifié » (Ghëerardyn, p. 43). Ce sont donc d’abord des supports réels : les objets et surfaces de la ville recouverts de poèmes peints, gravés, imprimés, les galets, buvards et écorces de René Char, les étendues lapones qui accueillent les « logoneiges » de Christian Dotremont. Les supports rêvés par le poème rassemblent le bois sculpté chez Kamau Brathwaite, la table d’écriture de Francis Ponge, support au second degré, assise de la page et dernier grand objet vers lequel le poète se tourne pour « déchirer [s]a surface2 », mais aussi les nombreuses « pierre[s] écrite[s] » d’Yves Bonnefoy et les stèles de Victor Segalen, la roche gravée d’une initiale chez Andrés Sánchez Robayna et les pétroglyphes des Guanches des îles Canaries. Cette profusion minérale, qui témoigne de ce que M. Joqueviel-Bourjea appelle une « hantise lapidaire » (p. 17) de la poésie contemporaine, plonge également dans des pratiques d’écriture ancestrales. Celles-ci s’étendent parfois à l’échelle d’un paysage entier avec les songlines aborigènes dont la terre elle-même serait le support, venant élargir considérablement la question du support matériel de ce qui se donne comme le relais de la parole des anciens et du discours non-verbal du cosmos. On trouve, enfin, des surfaces ou substances qui entretiennent un rapport moins explicite à l’acte d’inscription du texte, se donnant davantage comme des points d’appui de la parole. Parmi eux, les « cailloux », « bouts de verre », « fragments colorés de façades », « morceaux de goudron » dont Emmanuel Hocquart se fait le « traducteur3 ». Dans ce dernier cas, s’il n’est pas fait mention d’une action exercée pour produire ou déposer le texte sur un support, mais plutôt d’une poésie en contiguïté ou en contact avec la matière, l’imaginaire matériel renseigne toutefois sur des questions de poétique, opérant un glissement entre le contenu du poème et la pensée de son écriture.

3La présence de ces supports engage un retour de la poésie sur elle-même lorsque, par la voie d'un rêve de la matière où se loger et s'inscrire, le texte se désigne lui-même : en témoignent l’abondance de réflexions métapoétiques, l’affleurement de la matière amenant avec lui une méditation sur les rituels, fonctions et possibilités philosophiques de l’écriture poétique. La question du support permet en outre d’identifier deux pensées entrecroisées : l’une de la poésie comme pratique matérielle – comme artisanat, à travers le travail du bois chez Kamau Brathwaite, qui « engage sur le plan anthropologique la relation du poète à la poésie » (Vettorato, p. 115) – l’autre, que l’on pourrait qualifier d’écopoétique, de l’écriture comme surgissement du (et fusion dans le) monde. Palper la surface matérielle sur laquelle s’inscrit le poème, c’est ainsi, plus largement, s’interroger sur une pensée de l’écriture comme « épreuve du réel » (Augais, p. 142), mais aussi sur la reconfiguration de la subjectivité poétique puisque, se décentrant d’un seul je auteur et instigateur de la parole, « l’écriture semble [désormais] surgir de la matière, à moins qu’elle ne se soit déposée en elle depuis toujours » (Brochard, Gourio, p. 9). Il s’agit en tout cas de confronter le geste d’écriture à la densité du réel, de faire du langage un matériau et d’engager le corps – celui des scripteur.ices, celui des lecteur.ices.

Le « corps à corps avec la matière »

4L’introduction de l’ouvrage insiste sur le paradoxe que représente l’envahissement de l’espace poétique par cet imaginaire matériel primordial dans un contexte contemporain, voire ultra-contemporain, marqué par des pratiques d’écriture de plus en plus immatérielles. L’on peut penser à ce titre que les politiques d’art public qui déploient dans la ville une poésie in situ, inscrite sur les murs, les trottoirs ou le mobilier urbain, participent de façon concrète à une réintroduction du texte dans un espace réel, afin de « recomposer à nouveaux frais l’alliance de la poésie et de la vie » (Ghëerardyn, p. 46). La présence de ces supports matériels serait à confronter avec un imaginaire extrême-contemporain marqué par la « mise à distance de l’écriture » à l’ordinateur, désormais « détachée du geste de la main » et « effaçable aussitôt que surgie » (Joqueviel-Bourjea, p. 22). L’accentuation d’un processus physique d’écriture, qu’il soit rituel expérimental ou technique, viendrait « revalorise[r] le labeur lent et patient, l’effort déployé pendant des mois, le travail de la main dont les tremblements ou les erreurs transmettent un sentiment d’humanité » (Ghëerardyn, p. 49). L’exemple de Kamau Brathwaite est à ce titre éclairant, dans la mesure où l’œuvre du poète barbadien associe non seulement « l’apparente âpreté du bois » (Vettorato, p. 123) à la mélodie de la voix lyrique qui s’y niche (« the wood of your wails4 »), mais aussi l’image du poète-artisan (« a craftsperson5 ») et l’expérimentation numérique du « Sycorax video-style » développé à partir de 1992. Ce style, comparé explicitement par le poète au travail du bois, réalisé à l’aide d’un logiciel de traitement de texte, joue sur les contrastes entre différentes typographies personnalisées dont les caractères pixellisés imitent « l’apparence parfaitement obsolète des tirages d’une vieille imprimante à aiguille, comme pour rendre sensible le point de contact des aiguilles […] et du papier, alter ego du ciseau et du bloc de bois » (Vettorato, p. 124). Ce que l’on a tendance à considérer comme un travail désincarné de l’écriture numérique devient ainsi véritable sculpture dans la matière, accentuant le caractère matériel de l’écriture pour troubler la lecture qui aurait tendance à en oublier l’existence physique. La matière, ainsi, s’immisce dans les « gestes de notre modernité » (Brochard, Gourio, p. 7), qui auraient plutôt tendance à la nier.

5C’est peut-être, donc, de la nostalgie d’un rapport serré au monde organique que témoigne la forte présence thématique de la matière dans les corpus choisis par les chercheur.euses : « [a]ussi bien est-ce de tout cela, terre, sable, pierre, qu’on ne cesse de s’éloigner davantage, à travers une abstraction de plus en plus grande, de plus en plus impalpable et froide6 », écrit Philippe Jaccottet (Créac’h, p. 35). Il s’agit de retrouver l’écriture, « brèche à percer dans la compacité du support » chez Francis Ponge et André du Bouchet (Augais, p. 138), comme pratique du corps confronté à l’épaisseur de la matière pour lutter contre l’abstraction ou combler une « perte de l’assise existentielle » (Gourio, p. 103). A. Gourio identifie en effet un recours à la matière comme béquille, comme en témoigne la section « Faute de sommeil, l’écorce… », tirée de La Nuit talismanique de René Char7. Pour un corps qui éprouve sa vulnérabilité, comme celui de Christian Dotremont qui découvre, lors de son séjour au sanatorium en 1951, les premières taches sur ses poumons au même moment que des caractères runiques inscrits sur une pierre, « la béance se retourne en quête d’un support sensible où tenter de s’établir » (Gourio, p. 103).

Inscrire, retrouver la mémoire

6La plupart des articles du recueil abordent d’une façon ou d’une autre la question de la mémoire liée à l’inscription du poème dans la matière – tout à la fois stable et fuyante, inscrite dans le temps long et menacée de dégradation, elle est un lieu paradoxal dans lequel déposer ou chercher les traces d’un passé personnel, collectif ou cosmique.

7Inscrire le poème, ce serait donc d’une part apposer une marque sur le monde extérieur, trace susceptible de persister et d’être trouvée – l'incarnation de l’écriture dans le support semblant accentuer la « vocation mémorielle » (Brochard, Gourio, p. 8) de l’écriture. Celle-ci paraît évidente lorsque l’on considère les formes du « tombeau-poème » ou de la « stèle-poème » (Créac’h, p. 39), et plus généralement l’image de la pierre gravée, support millénaire de l’écriture. La « hantise lapidaire » peut répondre au désir d’une inscription durable dans le temps, « comme si les mots gravés, par contiguïté, s’appropriaient la durée symboliquement contenue dans la dureté minérale » (Joqueviel-Bourjea, p.19) : il s’agit non seulement de les placer sur un support durable mais de leur donner une qualité ontologique minérale, de faire d’eux une durée, afin d’emprisonner le temps et, peut-être, de conjurer la mort. L’on note cependant que les articles évitent pour la plupart la forme stable de la poésie « monumentale » au profit d’une réinterprétation plus souple et plus problématique de l’inscription sur la pierre. Ils distinguent, en tout cas, plusieurs modes d’« écriture lapidaire » (Créac’h, 37), pour toujours, semble-t-il, préférer l’inscription incertaine ou instable sur la roche à la lisibilité nette du monument gravé. En effet, M. Créac’h vient nuancer la fixité et la stabilité apparentes de l’écriture stélaire de Victor Segalen. Si Philippe Jaccottet le place au rang des « princes […] nobles, fiers, lointains ; pleins de respect pour leur propre parole, qui s’élève à l’instar des monuments8 », le support minéral de l’écriture trahissant une « tentation aristocratique » (Créac’h, p. 37), la chercheuse rappelle l’investissement que Victor Segalen fait de la ruine, de la pierre soumise au passage du temps. L’on aura l’occasion de développer plus tard ce contraste récurrent dans les articles entre solide et friable, durable et éphémère, fixe et labile, qui vient non seulement définir le rapport de l’écriture à la mémoire et au temps, mais aussi orienter une poétique.

8D’autre part, la matière engage la question de la mémoire engagée dans une recherche de traces, tournée vers un passé plus ou moins accessible. Chez Emmanuel Hocquart, la présence lexicale et iconographique des bris de matière justifie l’approche « archéologique » qu’engage L. Cariou, dans la mesure où le morcellement évoque une « temporalité intermittente » autant qu’une « poétique du fragment » (p. 146) – fait récurrent dans le recueil d’articles, la question mémorielle est abordée à travers ses aléas, ses accidents ou ses impossibilités. Chez Kamau Brathwaite, l’isotopie du bois notamment sculpté rassemble en effet une mémoire personnelle, un lien avec l’ancêtre menuisier, et une double histoire collective : la « rencontre de la Caraïbe en quête d’elle-même et de l’Afrique ancestrale » (Vettorato, p. 119). La question des supports ainsi permet d’ancrer dans le monde matériel des préoccupations mémorielles d’ordre culturel et politique, la recherche de paroles ancestrales se liant à des revendications territoriales et à « l’engagement des poètes dans la défense de leurs cultures menacées, bafouées ou mises sous silence » (Brochard, p. 64). De la « béance mémorielle » (Laguian, p. 81) due au massacre des autochtones guanches lors de la colonisation des îles Canaries, seuls persistent des pétroglyphes, inscriptions alphabétiques indéchiffrables auxquelles viennent répondre un souvenir d’enfance d’Andrés Sánchez Robayna, celui d’une initiale gravée dans la pierre. Ce geste de gravure convoque à la fois « l’acte poétique fondateur » (p. 92) et « l’histoire assassinée [qui] renaît cycliquement, reprend vie par le geste d’écriture du poète » (p. 94) : « la llama / de lo inextinto, inscrita / sobre una piedra que los tiempos / hacen rodar9 ». De même, les poètes et poétesses autochtones nord-américain.es étudiés par C. Brochard se donnent le rôle d’« exhumer de la terre, du sable, du sol, la mémoire des disparus et [d’]en devenir le conteur » (p. 74), ce que permet un lien étroit avec la matière du territoire.

Matière & temps : de la solidification à la dissolution

9C’est, de diverses façons mais presque invariablement, sous le signe du temps et de la mémoire que ces réflexions placent leur approche de la matière. Ce lien logique entre matière et temps s’établit de deux façons, qui ne cessent de s’entrecroiser : d’une part, l’inscription sur un support matériel convoque la nécessité d’inscrire une trace pérenne de soi, mais aussi la possibilité de retrouver dans la matière la marque d’un passé enfoui et muet ; d’autre part, la confiance accordée à la matière organique s’accompagne nécessairement d’une conscience de sa possible dégradation. Les articles partagent ainsi une attention soutenue à deux mouvements contradictoires, celle de l’écriture-solidification (Ponge voit « l’écrit comme une solidification de la pensée fugitive et gazeuse10 ») et celle de l’écriture-dissolution, où le minéral gravé se dissout dans le sable, l’eau, la poussière – mouvements que les nombreux extraits en forme d’art poétique ne cessent de définir et que l’article de M. Joqueviel-Bourjea met en tension. Les chercheur.ses viennent ainsi nuancer la seule écriture-inscription vouée à persister, à se prolonger dans le temps en tant que signe apposé sur un objet fixe, comme incision durable de la matière, pour se concentrer plutôt sur les diverses façons dont cette matière se fait support instable, éphémère, dont l’écrit vient investir le caractère passager. Ce caractère transitoire de la matière est d’ailleurs accepté comme un risque inévitable de perte ou de destruction. C. Vettorato note ainsi la conjonction entre la « puissance quasi magique » du bois chez Kamau Brathwaite et sa « fragilité constitutive qui inscrit en elle l’imminence de sa propre annihilation » (p. 116) : « wood / has become so useless. stripped. wet. / fragile. broken. totally uninhabitable11 ».

10Face à l’inévitable destruction, le choix du sujet poétique n’est pas toujours de se réfugier dans le temps immuable d’une matière dure : souvent, la prise en compte de l’éphémère insuffle à la parole une vie qui vient non la préserver de la dégradation mais l’inscrire dans un temps large, dans « le grand jeu du monde12 ». L’un des plus de cent vingt textes peints sur les façades de Leyde (Pays-Bas), entre 1992 et 2017, dans le cadre du projet « Muur Gedichten » qu’étudie C. Ghëerardyn, le poème Verlaine de J. C. Bloem, progressivement recouvert de lierre, s’est émietté lorsque la plante a été arrachée. De même, le projet « Raining Poetry », réalisé entre 2016 et 2018 à Boston et à 2017 à Adélaïde, en Australie, parsème les trottoirs de poèmes écrits au pochoir par pulvérisation d’un produit hydrophobe, qui les fait apparaître en négatif lors des jours de pluie. Ce produit, qui se dissout au bout de six à huit semaines, allie l’imprévisible à l’altérable pour « manifester concrètement la manière dont les poèmes habitent notre mémoire : ils y dorment, à demi oubliés, puis soudain ravivés, ils apparaissent à l’improviste, lancent un éclat, et s’évanouissent à nouveau » (Ghëerardyn, p. 52). Ainsi, les poèmes et pratiques d’écriture acceptent voire recherchent la « fragilité de supports friables, putrescibles, labiles, impalpables, évanescents » (Joqueviel-Barjea, p. 19), comme chez Pierre Dhainaut (« on reprend les quelques mots dont on dispose, / on les inscrit, friables, sur du papier friable13 ») ou chez René Char (« Voici que dans le vent brutal nos signes passagers trouvent, sous l’humus, la réalité de ces poudreuses enjambées qui lèvent un printemps derrière elles14 »). De même, les logogrammes de Christian Dotremont, signes inscrits à l’encre de Chine sur du papier à partir de 1962, se prolongent à partir de 1963 dans des logoneiges, « phrases du bout d’un bâton qui se désagrégeaient vite sous la poussée du gel, du vent, des flocons tombés en rafales15 ». Comme le note A. Gourio, par cette inscription éphémère, « l’écriture sur support se rematérialise, et ainsi se leste et s’efface dans le même mouvement » (p. 105) : inscrire c’est aussi, parfois, volontairement livrer à l’effacement. « Je n’ai rien d’autre que ce bruissement d’une grève où se brise la parole. Rien que la paume nue des galets16 », écrit Lorand Gaspar : dans cet imaginaire du dénuement se déploie une écriture matérielle sans prétention, sans ambition métaphysique autre que d’être prise dans un mouvement naturel d’érosion. Il faudrait ainsi distinguer le désir de conjurer la mort de celui d’embrasser le mouvement du vivant et les considérer comme deux réponses complémentaires à la question de l’éphémère, l’une venant le nier en choisissant des supports fermes, l’autre se l’appropriant pour en faire un signe de vie davantage que de destruction. Il s’agit de « [v]ivre, donc, à même la matière impalpable, l’évanescence des éléments et le foisonnement du vivant, et non plus [de] survivre dans l’inscription gravée pour contrer la finitude » (Joqueviel-Barjea, p. 20).

Du « support » au « milieu » : reconfigurer la subjectivité poétique par le lien avec la matière

11Cette relation avec « l’élan du vivant » (Brochard, Gourio, p. 11) semble fondamentale dans la mesure où elle rassemble à la fois une pensée de la « réciprocité entre l’homme et son milieu » (Joqueviel-Barjea, p. 23) qui irrigue actuellement les arts et les sciences et une continuité organique et spirituelle ancestrale, présente notamment chez les poètes et poétesses autochtones étudié.es par C. Brochard, dont l’exemple montre que la fluidité et la circulation entre les règnes, les espèces et les substances ne sont l’apanage ni de la pensée occidentale ni de la période contemporaine.

12La « béance » (Gourio, p. 103) qui occasionne, semble-t-il, la recherche d’un lien compensatoire avec la matière est aussi celle qui sépare le langage de la matière du réel. Chez plusieurs des poètes portés à l’étude, en effet, la relation au support répond à une tentative d’opérer un rapprochement avec cette matière. Kamau Brathwaite autant qu’Andrés Sánchez Robayna sont ainsi « hanté[s] par la perspective d’une coupure du lien essentiel, vital, entre les choses et la parole poétique (Vettorato, p. 116) et tentent de « suturer [cette] plaie originelle » (Laguian, p. 81). Chez Francis Ponge, par contraste, la « différence entre le mot et la chose [est] une source de joie » (Augais, p. 130) et le travail poétique cherche à provoquer leur « copulation17 », tout en maintenant une distance : « puisque l’esprit doit s’abîmer aux choses, c’est dans cette chute qu’il a son commencement, mais c’est à s’en relever par un saut qu’il connaîtra le fond d’où il a pris son appel18 ». Tout semble alors résider dans la différence entre une poésie qui conserve la séparation entre sujet et objet tout en les faisant « rentrer19 » l’un dans l’autre et une poésie qui tente à divers degrés d’établir une symbiose organique.

13Ainsi, chez Christian Dotremont, la relation entre le logogramme inscrit et le territoire lapon qui lui offre son support (dans le cas des logoneiges) mais aussi ses tons chromatiques n’est pas à penser en termes d’imitation : c’est plutôt que « la nature s’infiltre partout, même dans l’abstraction, même dans les formes abstraites des mots20 ». Dans la poésie in situ, l’éparpillement des poèmes sur les supports parfois « les plus infimes et les plus méprisés », permet au sens de « venir se déposer et fertiliser l’espace » (Ghëerardyn, p. 48), dans une re-signification réciproque du lieu et du poème. L’on peut également citer le projet de poésie in situ « Stanza Stones » (2012), qui déploie six poèmes de Simon Armitage gravés dans la pierre sur plusieurs chemins de randonnée dans la chaîne montagneuse des Pennines, en Angleterre. Les textes qui y déclinent les différents états de l’eau feraient presque émerger « une langue naturelle menant à une forme de cratylisme » (p. 49), dans la mesure où les éléments naturels viennent remplir et moduler le relief des mots gravés, l’averse venant écrire le mot « eau », la neige tracer le mot « neige ». Par ailleurs, M. Joqueviel-Barjea, examinant la « fluidification d’un support désormais labile » chez de nombreux.ses poètes et poétesses francophones, observe que chez certains « le dans a remplacé le sur » (p. 29), comme chez Jeanne Benameur (« le chuintement des mots dans la vase du fleuve21 ») ou Lorand Gaspar (« d’autres mots serrés dans les pierres22 »). La relation au support n’est alors plus ni « ajout » ni « entame », mais « participation », « rencontre avec un support devenu milieu » qui engage le corps entier – et ce corps qui lui-même « tend à disparaître au sein du milieu qui le dissout au sein des signes, poète, poème et support dès lors confondus dans la parole du vivant » (p. 25).

14Ce rapport d’équivalence, cette pensée symbiotique, évoque le fantasme du « corps collectif, cosmique » chez Kamau Brathwaite (Vettorato, p. 116), mais aussi les pensées traditionnelles de la relation entre sujet, chant et territoire chez les poètes et poétesses aborigènes du continent australien. L’article de C. Brochard mentionne en effet la tradition ancestrale des songlines, selon laquelle le territoire serait traversé d’une « piste de mots et de notes musicales » (p. 67) déposées par les ancêtres totémiques au fil de leurs voyages :

Preuve du lien consubstantiel entre chant et matérialité : dans l’Alcheringa [le temps de la création] le pays n’existait pas jusqu’à ce que les Ancêtres le chantent. La terre est le chant et le chant est la terre, dans une identité vertigineuse. (p. 67-68)

15Chez ces poètes et poétesses autochtones, les « supports matériels sont les véritables poèmes » (p. 78), dans un processus d’effacement de l’individualité auctoriale dont témoigne Joy Harjo, poétesse native américaine d’origine mvskoke :

This land is a poem of ochre and burnt sand I could never write, unless paper were the sacrament of sky, and ink the broken line of wild horses staggering the horizon several miles away. Even then, does anything written ever matter to the earth, wind, and sky23 ?

16La matière, les éléments du territoire sont mêmes les « véritables poètes » (p. 78) – le sujet poétique adopte ainsi une posture d’humilité, se retranchant non seulement derrière la communauté, responsable des œuvres anonymes et collectives que sont les chants-poèmes de la création, mais aussi derrière les éléments du monde tangible et intangible, comme la poétesse innue Joséphine Bacon qui affirme qu’elle « sai[t] entendre les feuilles24 ». De même, Philippe Jaccottet opère une transfiguration de ce qu’est le « signe » poétique : « Puissent-ils s’y inscrire encore nombreux, les signes fidèles : ne serait-ce qu’une feuille sèche ornée de givre, à défaut d’un pas humain, ou ces traces d’oiseaux qui prouvent le ciel25 ». De « lecteur épigraphiste », l’on devient un « lecteur pisteur, que la valeur mémorielle des textes intéresse moins que les traces en eux du vivant invitant à “reconstituer […] des chemins de sensibilité26” » (Joqueviel-Bourjea, p. 20). La parole poétique émerge du matériau, alors que le sujet écrivant se décentre pour laisser la place à d’autres forces venant provoquer le poème, chez Philippe Jaccottet encore :

Détrompez-vous
ce n’est pas moi qui ai tracé toutes ces lignes
mais, tel jour, une aigrette ou une pluie,
tel autre un tremble,
pour peu qu’une ombre aimée les éclairât27.

17La pétrification de l’écriture monumentale laisse place à une « économie du vivant et du mouvement », où « le support désormais n’oppose rien » : passé de « surface » à « milieu », voire à « monde », il engage l’écriture dans une communication symbiotique avec la matière vivante (Joqueviel-Barjea, p. 30-31). Ainsi, « [e]lle pénétrera l’écorce ou la pierre comme la vague, la main qui se tend inséparable du poème28 », écrit Pierre Dhainaut.

L’abandon du langage articulé

18Au cours de ce processus d’incarnation du verbe dans la matière se développe le caractère plastique de la parole poétique, qui établit un nouveau rapport avec le visuel mais aussi, pour certains cas, consacre le recul du primat accordé au langage articulé. Dans l’accentuation du support matériel l'exigence de lisibilité semble se défaire ; l'expérience qui ne fait plus directement équivaloir lecture et compréhension se décale et réinvente les formes de la transmission. L’on peut alors évoquer le désir de « désécriture » qu’exprime Marie-Claire Bancquart (« Dans les nervures d’un chêne / dans l’odeur profonde des truffes / je m’en vais faire un atelier de désécriture29 »), où « le dé-faire l’emporte sur le bâtir » (Joqueviel-Barjea, p. 19). « Tant mieux, au carrefour, / si l’inscription est illisible, / elle incite à toucher la stèle30 », écrit Pierre Dhainaut : le rapport à l’écriture poétique se transforme en faveur d’une pratique tactile, accentuant l’importance du geste de contact plutôt que la fixité du résultat lisible. Chez Christian Dotremont, le geste performatif du logogramme n’est pas orienté vers un résultat, mais vers son propre effacement et sa propre répétition : « il faut que le logogramme puisse s’effacer pour que le geste soit relancé, et le support de nouveau appelé en soutien de l’existence » (Gourio, p. 111), pris dans une temporalité cyclique où « tout recommence-commence, longuement31 ».

19Par ailleurs, la fonction qu’a le « chant-poésie » aborigène de « conserver le pays et de relier les créatures vivantes, humaines et non humaines, entre elles32 », sert non seulement à convoquer les voix disparues des ancêtres, mais aussi, comme chez Andrés Sánchez Robayna, à « faire advenir la parole sacrée et inintelligible contenue par les matières non vivantes, par le minéral » (Laguian, p. 88). À ce titre, l’on rappelle que l’expérimentation calligraphique des logogrammes de Christian Dotremont naît d’une rencontre avec les « signes à demi-effacés et illisibles creusés dans la pierre nue », les runes « surgi[e]s de la matière brute » (Gourio, p. 99). Il y aurait un rapport réciproque entre une poésie qui aurait quelque chose à dire du mystère de la matière et une matière inscrite qui aurait quelque chose à dire du langage en le détachant des conditions ordinaires de la lecture, en parasitant sa valeur conventionnelle de communication. Plus encore, il semble s’établir dans cette découverte de la pierre gravée de runes comme une communication mystérieuse, née de la matière elle-même, qui vient appeler le poète dans son corps. Selon A. Gourio, « [é]crire sur la pierre, l’écorce, la neige, c’est entrer dans la nuit de la matière pour mieux se mettre à l’écoute de cette dernière » : il s’agit pour le sujet poétique, qui s’efface dans l’obscurité et l’opacité du support matériel, de « faire l’expérience d’une forme d’occultation de lui-même, prélude à une nouvelle perception du sensible » (p. 108).

20Au décentrement du sujet, qui n’est plus l’origine unique et évidente de la parole poétique, répond un décentrement du sens qui, en se logeant dans la sensorialité non articulée de la matière, permet d’opérer un « trajet initiatique vers un surcroît d’existence » (Gourio, p. 110). Il s’agit d’abandonner le langage à une force non articulée de la nature, à la seule trace de la vie : « [j]e pense à l’herbe d’avant l’humanité, d’avant le langage. À un espace d’herbe où aurait dormi une bête, et qui en garda alors, insue de toute conscience, la forme, pour un instant33 », écrit Yves Bonnefoy. Cet idéal implicite d’une écriture poétique qui serait empreinte éphémère, non verbale, non signifiante, mais simple creusement dans la matière du monde, rappelle les propos de C. Brochard :

À l’origine ou à l’horizon du poème écrit, le bois, la neige, l’eau, la terre, la pierre sont bien plus que les thèmes d’une poésie tournée vers le monde : ils en sont au sens profond les supports car ils constituent le véritable poème, celui qu’aucun mot ne peut exprimer. (p. 77)

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21En guise de brève conclusion, l’on pourra noter la conjonction dans ce recueil d’une forte cohérence thématique et d’une grande diversité. Au fil d’un jeu d’échos entre articles, s’articulent les nombreuses ramifications surgies de la notion de « support », où l’étude de différentes modalités d’incarnation plastique de la parole s’entrecroise avec celle de méditations poétiques sur le problème fondamental de la matière. Le corpus ainsi dessiné permet de cheminer d’une réflexion sur le texte comme expérience physique à une reconfiguration de la « fragilité ontologique et existentielle du sujet poétique moderne[, qui] se confronte à la matière non pour être sublimée, annulée, résolue, mais bien pour être éprouvée » (Gourio, p. 112). En résulte une somme riche et stimulante, qui réussit à mettre en relief la grande beauté des textes poétiques choisis.