Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Février 2023 (volume 24, numéro 2)
titre article
Andy Serin

De la question « philosophique » d’attribuer le Theophrastus Redivivus

Gianluca Mori, Athéisme et dissimulation au XVIIe siècle. Guy Patin et le Theophrastus Redivivus, Paris, Honoré Champion, coll. Libre pensée et littérature clandestine, 2022, 416p., EAN 9782745357915.

1Le mystère qui nimbait l’identité de l’auteur du Theophrastus Redivivus a contribué à faire sa renommée dans l’histoire intellectuelle de la pensée moderne, et plus précisément du libertinage et de l’athéisme. C’est un tel mystère auctorial que dissipe Gianluca Mori, historien de la philosophie à l’université du Piémont, spécialiste de la philosophie de l’âge classique, en particulier de Pierre Bayle. Véritable summa athée qui fait l’exposé systématique d’un monde sans dieu, ce texte de 1659 était trop sulfureux et disruptif pour être publié à visage découvert. L’auteur a dû s’anonymiser, dissimuler ses traces, c’est-à-dire effacer ou du moins coder tout indice susceptible d’établir sa paternité. Rappelons que, malgré l’éclatement confessionnel de la Réforme, les guerres de religion et l’émergence d’une notion moderne de tolérance, l’athée demeure l’intolérable absolu pour la société occidentale chrétienne au fondement théologico-politique. Ainsi s’agit-il d’un manuscrit clandestin ou privé, écrit en latin, destiné à circuler « sous le manteau » de quelques-uns. Qui a été l’auteur du Theophrastus Redivivus ? Qui est donc ce nouveau Théophraste ? En fait, le titre est éponyme renvoyant à un athée célèbre de l’Antiquité. Comme la décrit Anthony Mckenna dans l’avant-propos, cette enquête policière traite essentiellement d’édition critique et de la question de l’attribution du texte, dont on dispose de quatre copies seulement (appendice 2). Sur la base de la concordance d’indices contextuels (le portrait-robot que l’on peut faire de l’auteur avec la biographie de l’accusé aux ch. 1 et 7), et textuels (la comparaison d’extraits du manuscrit à d’autres écrits officiels et privés de l’accusé aux ch. 2 et 3, ainsi que l’appendice 1), G. Mori établit que le « criminel » n’est autre que Guy Patin, docteur en médecine, grand érudit qui vit à Paris. Mais sa thèse est plus complexe, parce qu’il y a des amis complices, deux libertins érudits bien connus, Gabriel Naudé (ch. 5) et Pierre Gassendi (ch. 4), qui influencent fortement certains passages. Pour G. Mori, une lettre de Guy Patin qui raconte son dîner à Gentilly avec Naudé et Gassendi, sonne même comme un aveu dissimulé : les trois amis se seraient livrés à une « débauche philosophique » qui les aurait amenés fort près du « sanctuaire ». Or, ce qui rend d’autant plus plausible cette thèse d’attribution réside dans son potentiel explicatif et interprétatif du manuscrit : le « travail commun » d’un Naudé initiateur du projet, d’un Gassendi collaborateur et d’un Patin compilateur et coordonnateur du texte final rend mieux compte du poids de l’intertextualité dans le manuscrit — qui cite abondamment des sources anciennes et modernes (ch. 4-5-6) —, des contradictions apparentes du texte, ainsi que d’une stratégie de dissimulation d’autant plus efficace qu’elle casse le régime auctorial habituel du créateur unique et solitaire. Dans cette mesure, l’ouvrage n’est pas toujours facile d’accès, car il ne vise pas à analyser le contenu doctrinal et argumentatif du manuscrit pour lui-même, et toute la réflexion sur l’édition critique pourrait sembler à la longue n’être que du détail. Néanmoins, G. Mori inspecte qui est l’auteur dans et travers ce que dit le manuscrit, resitué dans son contexte intellectuel et culturel. Les divers indices qu’il repère peuvent être regroupés sous trois grands thèmes que nous nous proposons ici d’expliciter.

L’imposture politico-religieuse

2Qu’est-ce qu’être athée à l’âge classique ? D’une part, c’est situer la critique de la religion sur le champ de bataille théologico-politique. La politique est un ars fallendi qui instrumentalise la religion pour mieux gouverner le peuple en proie aux passions de crainte et d’espérance. Le Theophrastus Redivivus reprend là un lieu commun à l’âge classique, notamment chez les philosophes italiens de la Renaissance et les libertins érudits. Mais l’auteur/Patin se nourrit également de sa lecture du De Cive de Thomas Hobbes qu’il a rencontré, et pour partie du machiavélisme de son ami Naudé à qui il doit les citations de Machiavel. La démonstration hobbesienne de l’origine humaine des lois à partir de la fiction de l’état de nature prouve l’imposture des religions qui servent d’instruments de légitimation politique. G. Mori souligne que Patin ne tire pas pour autant les mêmes conséquences à la dénonciation de l’imposture religieuse. 1°) Contre les libertins érudits, le fait de l’imposture n’implique pas le droit de tromper du prince. 2°) Contre Hobbes, la solution ne se trouve pas dans un pouvoir souverain absolu. 3°) Contre Naudé, pour qui toutes les religions sont bonnes en dépit de leur fausseté philosophique, parce qu’elles constituent un frein social et moral nécessaire. Tandis que l’auteur/Patin se plaît à rêver d’un âge d’or où la société humaine n’est plus fondée sur l’imposture religieuse et la tromperie politique, mais sur un principe naturel de conservation de soi, dont la maxime évangélique du Ne pas faire à autrui est pourtant reconnue l’équivalent moral et « loi de nature ». Cette tension du statut conféré à la religion s’accentue dans le Theophrastus Redivivus, entre les passages qui invitent à détruire les religions, pour cause de leur imposture, et le chapitre qui plaide en faveur de leur tolérance parce que toute religion est bonne et que l’athéisme est une peste. Or, G. Mori explique que cette contradiction apparente n’est pas tant un revirement de Patin qu’une compilation de textes provenant de Naudé. Le paradoxe est que la positivité que Naudé accorde à l’utilité politique de la religion vient aussi confirmer, cette fois-ci négativement, l’imposture religieuse. Aussi Patin développe de manière originale une « conception naturaliste de l’homme qui le fait rêver d’un Etat non-tyrannique qui respecte la bonté originelle des hommes » (p. 60). Et en même temps, il y a chez lui un « fatalisme millénariste » (p. 126) d’après lequel toute civilisation avec son légalisme étant vouée à périr, les quelques survivants retombent dans une forme proche de l’état de nature et finissent par reconstruire de nouvelles sociétés qui se donnent des lois.

Une épistémologie sensualiste

3D’autre part, le Theophrastus Redivivus est fondé sur une épistémologie sensualiste qui concorde avec la pensée médicale et physique de Guy Patin. L’expérience sensible est critère de vérité. Or, la foi fait croire à l’existence de choses, notamment de dieux ou du Dieu, que l’on ne voit pas. Il s’ensuit donc que la religion est irréductiblement entachée d’incertitude et dépend des opinions et imaginations des hommes. De qui l’auteur/Patin peut-il tenir cette épistémologie sensualiste ? G. Mori insiste à plusieurs reprises sur l’aristotélisme hétérodoxe qui est propre à Guy Patin, avec des apports de l’épicurisme de Lucrèce (par le biais de Gassendi) et le stoïcisme de Sénèque et Cicéron. Il fait également remarquer que cette épistémologie sensualiste implique un double rejet : tant en amont du scepticisme qui révoque en doute la fiabilité et validité de l’expérience sensible, qu’en aval d’une connaissance irrationnelle ou mystique de Dieu puisqu’il ne faut croire que ce qui tombe sous les sens, en particulier de la vue1. Et pourtant, force est de constater une profession de fidéisme dans le Proemium. G. Mori rouvre ici un débat qu’il connaît bien entre fidéisme et athéisme, entre sincérité et dissimulation, auquel il s’était confronté avec le cas Pierre Bayle (1999). Comment l’auteur/Patin peut-il ainsi soumettre l’entendement à la foi, d’autant plus que cela marque une contradiction apparente entre le Proemium et la Peroratio operis ? Pour le premier, tout ce qui est contraire à la foi est faux et si la raison du philosophe s’y oppose, c’est elle qui est fausse. En revanche, dans la péroraison, est faux tout ce qui est contraire à la raison, elle-même fondée sur les sens. Selon G. Mori, un tel fidéisme qui repose sur la théorie courante de la double vérité n’est en réalité que le « masque » d’un athéisme radical, parce que la dénonciation de l’imposture politico-religieuse annule les conditions qui justifieraient le fidéisme. Mais l’interprétation de G. Mori va plus loin, puisqu’il affirme que « pour le Theophrastus, le fidéisme implique nécessairement l’athéisme [nous soulignons] » (p. 104) : s’il n’est possible de croire dans le christianisme qu’à la condition d’avoir une foi irrationnelle, cela établit encore plus sa fausseté, du fait qu’il n’y a pas de connaissance sans et contre la raison. Le Theophrastus Redivivus n’est donc pas non plus un « traité agnostique » (p. 104). Au-delà du manuscrit, ce débat herméneutique soulève le problème essentiel de savoir ce que peut être un athéisme radical ou véritable. L’athéologie qui résulte d’une critique de la théologie rationnelle peut tout autant mener à l’incroyance athée qu’aux options religieuses du fidéisme et du mysticisme.

De la mortalité de l’âme

4L’auteur/Patin accorde enfin une grande importance au chœur du troisième acte des Troyennes de Sénèque. Cet extrait au sujet de la mort, comme destruction finale et totale de la vie, dont G. Mori constate la présence à plusieurs reprises dans le Theophrastus Redivivus et les correspondances privées de Patin, contient le symbole même de l’athéisme des « médecins et des philosophes ». Pour la pensée athée, le rejet de l’immortalité de l’âme est aussi central que la négation de l’existence divine, car il remet en cause la croyance au jugement dernier, et ultimement la conception d’un Dieu vengeur et rémunérateur — autant de dogmes trompeurs qui profitent aux princes pour mieux gouverner le peuple. Le manuscrit est ainsi typique d’un athéisme pré-spinozien, parce qu’à travers le rejet de l’immortalité de l’âme, il puise sa source dans une « pensée anthropologique désenchantée qui ramène l’humain à son rôle d’être vivant et mortel » (p. 81) pour aboutir à une critique de la théologie, et notamment de la notion de Dieu. Néanmoins, pour le Theophrastus Redivivus, cela n’implique pas d’affirmer, tels les épicuriens, que l’âme est matérielle. C’est là seulement un « athéisme mortaliste » (p. 131) qui témoigne, aux yeux de G. Mori, de l’aristotélisme de l’auteur/Patin, parce que la matière ne saurait constituer une substance autonome et distincte de la forme. Précisons encore que la mortalité de l’âme recoupe un ensemble de questions sur l’éternité du monde et des espèces, et sur le processus de génération des êtres vivants dans l’économie que l’on peut faire de postuler un Dieu créateur et laborieux, et qui mêlent opportunément des éléments d’aristotélisme et d’épicurisme.

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5En définitive, tout dans cette enquête minutieuse de G. Mori converge vers Guy Patin, hypothèse la plus probable ou coupable idéal : les 135 analogies textuelles ne peuvent être simplement dues ni au fait du hasard, ni à la reprise de lieux communs. Le Theophrastus Redivivus témoigne ainsi que même une compilation de citations peut être originale par son travail intellectuel de sélection et d’organisation de sources avouées et implicites, de mise en forme de matériaux d’origine diverse. Or, cette intertextualité participe de la stratégie de dis/simulation (Cavaillé, 2002) mûrement réfléchie de l’auteur/Patin et qui requiert d’adopter la méthode straussienne d’une lecture entre les lignes (Strauss, 2009). Pour G. Mori, le fait que le XVIIe siècle ait fondamentalement été celui d’une « scission entre le public et le privé » (p. 278) explique et justifie pourquoi la question de l’attribution est nécessaire et décisive pour l’étude du manuscrit, et plus largement de la philosophie de l’âge classique, du libertinage érudit et de l’athéisme (introduction et conclusion de l’ouvrage, avant-dernier chapitre des objections et réponses de G. Mori à L. Capron et Nathan). En vertu de l’adage Intus ut libet, foris ut moris est, les libertins pratiquaient la lecture entre les lignes. Il convient dès lors de l’appliquer à leurs écrits. Cela amène G. Mori à une interprétation du Theophrastus Redivivus selon laquelle les libertins érudits se dotent d’un moyen d’expression, par la dis/simulation, qui leur permet d’assumer l’athéisme « à la première personne » (p. 279). Traitant la question de l’attribution, G. Mori établit que ce sont bien les libertins érudits qui, « guéris du scrupule des consciences », parlent dans le manuscrit, révisant ainsi l’interprétation du libertinage érudit par René Pintard comme une critique faible ou molle de la religion. Néanmoins, l’interprétation de G. Mori est problématique, car, si la dis/simulation est la condition de possibilité du Theophrastus Redivivus, loin s’en faut qu’un tel athéisme radical y soit « assumé ». Du fait de l’intolérance religieuse et politique que subissait l’athéisme, la dis/simulation de l’auteur/Patin ne manifeste-t-elle pas plutôt qu’il ne peut pas ou n’est pas encore prêt à signer de son nom et assumer la paternité de son œuvre ? Mais, il faut bien aussi constater que l’auteur/Patin a laissé des indices, apparemment plus ou moins délibérés — comme si, par fierté d’auteur, le désir secret d’être reconnu était revenu à la charge, ultime retour du refoulé. Finalement, au-delà du manuscrit athée, l’ouvrage de G. Mori nous aide à mieux saisir en quoi la question de l’attribution dépasse la quête d’un nom et a de véritables enjeux philosophiques.

Cavaillé Jean-Pierre, Dis/simulations, Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2002.

Mori Gianluca, Bayle philosophe, Paris, Honoré Champion, 1999.

Strauss Léo, La Persécution et l’Art d’écrire, Paris, Gallimard, 2009.