Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Giulia Scialpi

La longue trajectoire des choses : hypothèses sur le retard français dans la traduction de The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective

The Long Trajectory of Things: Hypothesis on the French Delay in the Traduction of The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective
Arjun Appadurai (dir.), La vie sociale des choses. Les marchandises dans une perspective culturelle. Avant-propos de Nancy Farriss. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nadège Dulot. Dijon : Les Presses du Réel, coll. « Œuvres en sociétés », 2020, 400 p., EAN 978-2378961664

1À la fin de l’année 2020 a paru aux Presses du réel le volume La vie sociale des choses. Les marchandises dans une perspective culturelle. Édité par Nadège Dulot, il s’agit de la première traduction française de The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective (Cambridge University Press, 1986), le volume hétérogène réuni en 1986 par l’anthropologue étatsunien Arjun Appadurai.

2Ce volume a surgi de l’intention d’établir un dialogue entre l’anthropologie et une histoire matérielle centrée sur les différents systèmes de significations sociales qui investissent les choses en tant qu’objets et marchandises. Au cours des années 1980, ce désir de confrontation entre les deux disciplines avait donné lieu aux conférences de l’atelier d’ethno-histoire de l’Université de Pennsylvanie sur le thème « Marchandises et culture », proposé par Lee Cassanelli, ainsi qu’aux communications d’un symposium sur la relation entre les marchandises et la culture, organisé par le programme d’ethno-histoire à Philadelphie.

3Bien qu’il soit toujours difficile d’établir la généalogie d’un ouvrage pluridisciplinaire, comme Appadurai le rappelle dans sa préface du livre, c’est surtout ce dernier symposium qui a donné l’impulsion à la publication de 1986. La nature prolifique des articles et les contributions apportées par des chercheurs de différents horizons intellectuels ont rapidement donné naissance à un volume qui, grâce à un dialogue à travers les frontières disciplinaires, a réussi à accomplir le souhait exprimé par Appadurai : « il était temps de donner un nouvel élan à l’anthropologie des choses » (p. 11).

Une fortune différente dans le monde anglo-saxon et en France

4Dans le monde anglo-saxon, le volume d’Appadurai a été vraiment pionnier pour les études en culture matérielle. Avec une originalité théorique et interprétative sans précédent, qui privilégie l’étude de l’aspect économique et symbolique des objets plutôt que l’aspect technique et matériel, l’ouvrage tente de ramener le monde matériel dans les limites d’une théorie de la socialité. L’objectif était de réaliser ce que l’on a pu appeler « une lecture non matérialiste de la matérialité » (Dei, 2016, p. 444). Ainsi, dans le contexte anglo-saxon, le travail d’Appadurai a tracé un sillon profond dans l’histoire des études historico-anthropologiques sur la culture matérielle, une discipline qui, dès la fin des années 1970, pouvait déjà compter sur des contributions telles que celles proposées par The World of Goods (1979) de Mary Douglas et Byron Isherwood et par Material Culture and Mass Consumption(1987) de Daniel Miller. Ces ouvrages offraient déjà la perspective d’une rencontre fructueuse entre la théorie anthropologique et l’étude de la culture matérielle, dans ses dimensions industrielles et capitalistes. Dans ce contexte, le mérite spécifique du volume d’Appadurai était de clarifier la typologie des contacts entre les approches axées sur les relations sociales et les approches axées en priorité sur la matérialité.

5Par contre, la fortune de l’ouvrage dans le contexte français sera différente. La traduction tardive de ce volume en France comble aujourd’hui une absence de trente ans, et s’inscrit dans le travail complexe de traduction des écrits d’Appadurai, commencé en 2005 avec le volume Après le colonialisme : Les conséquences culturelles de la globalisation (2005) et poursuivi avec Géographie de la colère : La violence à l’âge de la globalisation (2009), ainsi que Condition de l’homme global (2013) et L’âge de la régression (2017). À ces traductions, s’ajoute encore celle de l’introduction d’Appadurai à The Social Life of Things, intitulée « Marchandises et politiques de la valeur » et effectuée par Jean-Pierre Warnier pour la revue Sociétés politiques comparées (2009). La traduction du volume de 1986 peut d’ailleurs également être lue dans le sillage d’un regain d’intérêt européen pour l’œuvre d’Appadurai, comme en témoigne la récente parution de la première traduction italienne de ce même volume, La vita sociale delle cose. Una prospettiva culturale sulle merci di scambio (2021).

Quelques brèves hypothèses sur le retard français d’Appadurai

6Quelques réflexions sur ce retard français s’imposent alors, d’autant plus que la traduction de Nadège Dulot est présentée au public sans préface à la nouvelle édition, ainsi que sans note de la traductrice, ce qui aurait été utile pour comprendre non seulement la genèse du volume, mais aussi  compte tenu de la distance temporelle par rapport à sa première publication  les trajectoires individuelles entreprises par les essais qui composent l’ouvrage, après sa parution anglaise.

7Tout d’abord, il faut considérer la diffusion et l’extension de la discipline de l’anthropologie matérielle dans le contexte français autour des années quatre-vingt, c’est-à-dire au moment de la publication de The Social Life of Things. En France, en effet, la discipline avait déjà une tradition plus longue que celle dont le contexte anglo-saxon pouvait se vanter.

8En France, par exemple, les études sur la culture matérielle avaient déjà été influencées par des chercheurs importants comme l’historien économique Fernand Braudel, dont la pensée avait déjà contribué à la consolidation d’une théorie de la culture matérielle autonome de celle du contexte anglo-saxon. Déjà à la fin des années cinquante, en effet, Braudel s’était lancé dans la rédaction d’une œuvre monumentale Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme xve-xviiie siècle, finalement publiée entre 1960 et 1979. L’œuvre avait pour objectif d’observer, à travers quatre siècles, l’évolution des structures humaines à partir de leurs fondements matériels, c’est-à-dire des objets d’usage commun.

9D’ailleurs, toujours dans les années soixante, s’affirme en France l’approche théorique et méthodologique d’André Leroi-Gourhan, qui combine la philosophie marxiste avec la « technologie culturelle » (Dei, 2016, p. 446). L’intérêt de Leroi-Gourhan ne concerne pas les objets de la production industrielle, mais est dirigé en particulier vers les outils et les objets qui sont le résultat du travail manuel et artisanal « traditionnel », c’est-à-dire l’interaction entre l’homme et la matière en tant que « culture » au sens ethnographique du terme. De cette façon, Leroi-Gourhan favorise en France une direction opposée à celle qui se répandra dans le monde anglo-saxon à partir de la décennie suivante avec les travaux de Douglas, Isherwood et Miller. Leroi-Gourhan laisse de côté l’intérêt pour les objets sériels, fruits de la production industrielle et cherche, au contraire, à placer la culture matérielle dans une vision anthropologique large et au centre d’un projet ethnographique. Son influence a été déterminante en France et a conduit la recherche française à privilégier l’analyse des processus techniques et de production, plutôt que la dynamique de la consommation (Dei, 2011). La figure de Leroi-Gourhan, et son influence de longue durée en France, pourrait expliquer en partie les raisons d’une diffusion tardive (et partielle, comme nous le dirons dans un instant) du volume organisé par Appadurai (Bernardi et al., 2011).

10D’autre part, il faut tenir compte du fait que certaines parties de The Social Life of Things avaient déjà eu une circulation autonome dans le contexte français, grâce à différentes traductions antérieures. Ce n’est pas seulement le cas de l’introduction d’Appadurai, que nous avons déjà mentionnée, mais aussi de l’essai d’Igor Kopytoff, « Pour une biographie culturelle des choses : la marchandisation en tant que processus », paru en France pour la première fois dans la traduction de Jean-Pierre Warnier et Janet Roitman, dans la revue Journal des africanistes (2006).

11Il s’ensuit qu’à partir de 2009, en France, toute la première partie du volume d’Appadurai était disponible, bien que démembrée. Il est également intéressant de noter le parallèle avec l’Italie, où, en 2005, les premières traductions en italien de l’introduction d’Appadurai et de l’essai Kopytoff apparaissent dans le volume d’Emanuela Mora Gli attrezzi per vivere. Forme della produzione culturale tra industria e vita quotidiana.

Vers une anthropologie des choses

12L’introduction d’Appadurai clarifie les intentions du volume, ainsi que son organisation interne et les domaines d’origine des différentes contributions ; parmi les contributeurs, cinq anthropologues (William H. Davenport, Alfred Gell, Igor Kopytoff et Brian Spooner), un archéologue (Colin Renfrew) et quatre historiens (C.A. Bayly, Lee V. Cassanelli, Patrick Geary et William M. Reddy), s’intéressant à différentes régions du monde.

13En outre, Appadurai clarifie certaines des hypothèses sous-jacentes de son essai. Tout d’abord, le fait que la marchandise soit fortement socialisée ; à travers une critique de la vision marxiste des marchandises exposée dans Le Capital, Appadurai soutient que celles-ci sont « dotées d’un type de potentiel social particulier » (p. 19), qui les distingue du reste des biens matériels. Une grande partie de la réflexion d’Appadurai est d’ailleurs consacrée au troc, et à la vision trop réductrice qu’en donne Marx dans ses écrits. La division entre sociétés économiques et sociétés « solidaires » réduit artificiellement la complexité de ces systèmes que ce volume, dans sa diversité, cherche à exposer. Pour illustrer sa thèse, Appadurai se concentre sur le kula, un système d’échange de l’océan Pacifique occidental, préindustriel, non monétisé et translocal.

14L’essai de Kopytoff, en plus de se présenter comme un complément à l’introduction d’Appadurai, constitue un point de référence pour tous les auteurs inclus dans ce volume. Kopytoff, africaniste spécialiste de l’esclavage, se concentre sur la question de la « chosification » des personnes, en partant de l’hypothèse que l’esclavage est la condition qui réunit en soi la personne et la chose. L’anthropologue développe à partir de cette prémisse l’idée que les objets possèdent également une carrière ou une biographie, au cours de laquelle ils peuvent entrer ou sortir du statut de « marchandise » : le processus par lequel un objet quitte son statut de marchandise est décrit par Kopytoff comme une « singularisation ». Kopytoff expose alors une perspective qui sera largement partagée et discutée par les autres auteurs du volume, qui consiste à considérer que le statut de bien ne concerne les objets que de manière transitoire et jamais complètement définitive.

Échange, consommation et exhibition

15La deuxième partie du livre est consacrée à l’analyse des stratégies, individuelles et institutionnelles, qui font de la création marchande de valeur un projet politique.

16À cet égard, en s’appuyant sur la distinction faite par Malinowski entre l’échangeabilité universelle et restreinte, l’essai de William H. Davenport « Deux types de valeurs dans les îles Salomon orientales », vise à décrire comment main-d’œuvre et matériaux sont, dans ces îles, réunis pour produire des biens durables qui ne peuvent plus être échangés, échappant ainsi à la catégorie de « marchandises ». Il s’agit surtout d’analyser les rituels de deuil dans ces communautés, les murina. Les murina, à chaque fois qu’un adulte décède, impliquent des distributions de dons de la part des familles endeuillées à la communauté environnante en guise de remerciement pour avoir exprimé leurs condoléances ou avoir prolongé le deuil ; de cette manière, le réseau de crédits et de dettes personnelles se renouvelle dans la communauté. Les crédits et les débits créés ainsi constitue la base de la réputation et du rang social : plus l’historique des dettes d’une personne est compliqué, plus son rang social est élevé et plus grande est son influence.

17Dans les cultures traditionnelles de l’est des îles Salomon, il existe deux types d’objets qui peuvent être échangés, et donc deux types de valeur : l’une matérielle et économique, l’autre mystique et spirituelle. La valeur économique est dérivée du travail et des matériaux nécessaires pour produire les biens vendus, achetés et échangés, tandis que la valeur spirituelle est propre aux réalisations artistiques et artisanales. Ces derniers objets, bien qu’ils aient également une valeur économique, ne sont pas commercialisables : leur fonction dans les rituels les empêche de devenir des marchandises. Ainsi, ces événements représentent des occasions où les deux types de valeur, l’économique et le spirituel, fusionnent : ce n’est que par cette fusion que les valeurs sociales traditionnelles peuvent se manifester pleinement.

18Le deuxième essai de cette partie du volume est celui d’Alfred Gell : « Des nouveaux venus dans le monde des biens : la consommation chez les Muria Gond ». L’essai porte sur la question de la consommation en tant qu’acte symbolique : les biens de consommation, en effet, ne sont pas désirables en soi, mais deviennent désirables en fonction du rôle qu’ils jouent dans un système symbolique. À l’appui de cette thèse, l’auteur présente un rapport sur le comportement de consommation des Muria dans l’État du Madhya Pradesh, en Inde.

19L’auteur se concentre sur deux familles muria particulièrement riches et analyse leur comportement de consommation. Le chef de ces familles est appelé « saukar », ce qui signifie « homme à cent roupies ». Néanmoins, posséder une richesse ostensible, dans cette société, c’est être dans une condition « contre-nature », à tel point que les riches Muria accumulent les richesses sans oser les dépenser, à cause des pressions sociales. Les actes de consommation qui n’entrent pas dans le cadre de célébrations collectives et d’exhibitions requises par la tradition sont vus comme orgueilleux et séditieux, socialement menaçants. Ces familles riches se retrouvent alors dans une impasse matérielle et symbolique, et doivent élaborer un nouveau langage de consommation pour exprimer leur spécificité sociale et économique.

20Ce dilemme est également dû au fait qu’il n’y a pas de symboles de statut associés à l’identité muria, traditionnellement basée sur un ethos égalitaire. Les principaux objectifs économiques d’un groupe familial muria sont de financer la consommation publique, par exemple celle de viande ou d’alcool, et les formes traditionnelles d’hédonisme, ainsi que les fêtes religieuses. Cela revient à dire que, pour les Muria, les objets ne sont désirables que s’ils ont un sens dans le contexte de la convivialité publique. Le modèle de consommation des Muria est donc collectiviste et étroitement lié aux processus de reproduction culturelle (institutions politiques du village, culte des dieux, alliances matrimoniales, etc.).

Prestige, commémoration et valeur

21La troisième partie du livre analyse le fonctionnement du désir et de la demande, dans le but de souligner comment le phénomène de la consommation est toujours soumis à un contrôle social et à une redéfinition politique.

22À partir de la distinction entre sociétés pourvues d’un système économique relativement indifférencié et non spécialisé et les sociétés dans lesquelles la production est spécialisée et basée sur les échanges de marchandises à grande échelle — distinction typique des anthropologues économiques comme Polanyi (1975) — l’essai de Colin Renfrew, « Varna et l’émergence de la richesse dans l’Europe préhistorique », vise précisément à réexaminer ces catégories dualistes et trop antithétiques.

23Pour ce faire, l’auteur analyse certaines découvertes intéressantes faites dans la nécropole de Varna en Bulgarie, à propos de l’évolution de l’utilisation des métaux. Renfrew, en effet, note comment dans plusieurs régions du monde, l’utilisation du bronze et d’autres matériaux à des fins utilitaires a été un phénomène tardif par rapport à leur première utilisation dans des contextes ostentatoires : en tant que matériaux nouveaux, ils présentaient un certain attrait et étaient considérés comme de grande valeur. L’objectif de cet essai est d’examiner la mutabilité du concept de valeur, mais aussi de prouver que l’innovation dans le développement d’une nouvelle marchandise est généralement de nature sociale plutôt que technique.

24Cela amène Renfrew à commenter l’analyse de la valeur de Marx. L’archéologue rappelle que les concepts de « valeur d’usage » et de « valeur d’échange »1 ne peuvent être appliqués efficacement qu’aux économies capitalistes. D’après une hypothèse d’Appadurai selon laquelle les objets n’auraient pas de valeur « intrinsèque » universelle, Renfrew propose la notion de « valeur primaire » pour décrire des matériaux qui, dans une culture donnée, sont considérés comme ayant une valeur intrinsèque : ce concept peut être appliqué, par exemple, aux biens de consommation ostentatoires et durables qui sont massivement utilisés dans la nécropole de Varna. Il souligne toutefois que la valeur primaire peut être considérée comme une construction symbolique et que, comme toutes les valeurs symboliques, elle reste toujours, dans une certaine mesure, arbitraire.

25L’essai « Marchandises sacrées : la circulation des reliques au Moyen Âge » de Patrick Geary est consacré à une réflexion sur les reliques sacrées : est-il possible de décrire un corps humain, ou une partie de celui-ci, comme un « objet » destiné à la circulation ? Sans aucun doute, il existe des différences considérables entre les reliques des saints et les autres biens. Pourtant, dans toute l’Europe, du viiie au xisiècle, il était possible d’acheter et de vendre des reliques comme n’importe quelle autre marchandise. Geary note donc que les reliques, à l’instar des esclaves, appartiennent simultanément à la catégorie des objets et des personnes (Kopytoff, chapitre 2).

26Partant de cette prémisse, Geary concentre son analyse sur une période couvrant les époques carolingienne et postcarolingienne, de 750 à 1150 environ, dans l’Europe latine. Il s’appuie sur les études réalisées par Philip Grierson, un important numismate médiéval et auteur de l’article « Commerce in the Dark Ages: A Critique of the Evidence » (1959). Ce dernier soutient que la vision d’une économie médiévale largement monétarisée est erronée, car le commerce n’était pas le seul moyen de circulation des marchandises. Par exemple, les réseaux d’échange reliant les monastères du ixe siècle fonctionnaient par le biais du troc. Les deux formes dominantes de circulation de biens de prestige, dont les reliques n’étaient qu’une catégorie, étaient le don et le vol.

27Une grande partie de la circulation des reliques était due à la nécessité d’approvisionner les églises éloignées de leurs « centres de production » (Rome, le Proche-Orient, les régions de Gaule et d’Espagne qui avaient fait partie de l’Empire romain à l’époque classique), ou dans les dernières régions converties au christianisme. De cette façon, le transfert faisait forcément sortir les reliques du contexte culturel qui leur avait donné une valeur. Quand elle passait d’une communauté à l’autre, que ce fût par le don, l’achat ou le vol, il était impossible de transférer simultanément ou de façon complète la fonction ou la signification dont elles avaient joui dans leur contexte d’origine. Les reliques devaient alors subir un processus d’authentification et de valorisation dans leur nouvelle destination. Ce passage avait une importance fondamentale, car le récit du transfert des reliques faisait lui-même partie intégrante du mythe de production — l’histoire de leur présentation à leur nouvelle communauté expliquant leur identité et leur pouvoir. Dans ce contexte, les récits de vol, contrairement aux dons et aux achats, ont donné naissance à un sous-genre littéraire, entre les viie et xiie siècles.

28Le cas des reliques est absolument illustratif de la question de la construction sociale de la valeur et montre, au même temps, l’inadéquation absolue des modèles théoriques des sociétés industrialisées pour décrire un phénomène aussi particulier.

Régimes de production et sociologie de la demande

29La quatrième partie du volume est consacrée à l’analyse de la relation entre valeur et diffusion des connaissances.

30L’essai « Tisserands et marchands : l’authenticité d’un tapis oriental », par Brian Spooner, s’intéresse à un objet entré dans l’arène culturelle européenne en tant que bien étranger rare pour devenir une marchandise commune. Néanmoins, sa marchandisation ne suffit pas à expliquer son succès croissant sur le marché occidental ou l’attention qu’il reçoit des collectionneurs. Spooner se demande alors comment les tapis orientaux ont fini par transcender, en Occident, la fonction purement utilitariste de revêtement de sol qu’ils avaient dans leur contexte d’origine. Le chercheur doit composer avec la disponibilité des informations et des connaissances sur les tapis orientaux. Les informations sur les tapis proviennent en majorité des fournisseurs. Ainsi, elles relèvent principalement du domaine économique et subissent des réinterprétations avec chaque processus de négociation et de transaction.

31Spooner s’intéresse en particulier à la question de l’authenticité comme productrice de valeur. L’authenticité d’un tapis est certifiée par son apparence, mais elle découle aussi d’une interprétation (sur ce que l’on considère comme « vrai ») et du désir que ce « vrai » suscite. L’auteur prend l’exemple des tapis turkmènes, fabriqués par des artisans originaires d’une région spécifique du sud-ouest de l’Asie Centrale. Ces tapis sont des produits tribaux, noués surtout par les femmes qui transmettent leur savoir-faire au sein du foyer dans des petites communautés soudées, et non pas par des hommes ou des enfants salariés. Ce dernier point, selon Spooner, peut expliquer la place de favoris qu’occupent les tapis turkmènes parmi les collectionneurs : l’origine tribale contribue à satisfaire la quête occidentale d’authenticité. Par conséquent, les Turkmènes ont assez naturellement commencé à s’intéresser à nos préférences occidentales, afin d’adapter leur production.

32Spooner constate alors que l’histoire des tapis orientaux doit être envisagée par le prisme de l’histoire des sociétés qui les ont produits, mais aussi de l’histoire des sociétés qui les achètent. Ici, à travers l’histoire d’un tapis oriental — le processus et les conditions de sa production — se dessine de plus l’histoire de la relation entre l’Orient et l’Occident.

33L’essai suivant, par Lee V. Cassanelli, est intitulé « Le khat : évolution de la production et la consommation d’une marchandise quasi-légale dans la Corne d’Afrique ». Il étudie la circulation et la consommation du khat dans la société et l’économie politique changeante de la Corne de l’Afrique au cours du xxe siècle, ainsi que l’évolution conséquente de ses significations culturelles.

34Le khat (ou « qat », ou encore « tchat ») est un petit arbuste dont les feuilles peuvent être mastiquées pour obtenir un effet stimulant. Il était utilisé dans un but médicinal dans le monde islamique médiéval et dans la Chine traditionnelle ; récemment, il est devenu une activité de loisir collectif en Somalie, où, depuis 1921, il a été interdit une douzaine de fois par les gouvernements régionaux, sans effet sur le long terme. Ceux qui mastiquent le khat lui prêtent des vertus variées : une plus grande résistance à la fatigue et au sommeil, la capacité de supporter les températures les plus élevées (comme dans le cas des agriculteurs dans les champs). Plus encore, le khat aiderait à maintenir une concentration élevée, encouragent également la sociabilité et une humeur détendue. Dans la légende populaire, le khat a également des propriétés médicinales extraordinaires : il protégerait de la malaria, aiderait à soigner la toux, l’asthme ou encore les problèmes d’estomac et de rhumatismes.

35Pour toutes ces raisons, le khat est reconnu comme ayant une valeur sacrée. On peut constater l’importance religieuse du khat dans les nombreux rituels auxquels il est associé ; par exemple, lors des fêtes musulmanes (naissances, circoncision, mariages, pèlerinages, etc.), des grandes séances collectives de mastication ont lieu.

36Le khat a devancé le café dans la course aux espèces cultivables, son exploitation étant plus rapide et moins coûteuse en travail. L’avènement des transports routiers a augmenté la production à grande échelle et la consommation de khat ; depuis les années 1960, le khat est aussi transporté par avion. De cette façon, la production de khat a établi un système commercial très rentable, tant pour les agriculteurs que pour les commerçants. Son interdiction a ainsi souvent été interprétée par les Somaliens comme une tentative de l’État de prendre le contrôle sur ce secteur de l’économie.

37Jusqu’aux années 1980, le commerce du khat a continué à susciter la controverse. On soupçonne par exemple le khat de soutenir une subculture remettant en question les fondements mêmes de la société somalienne. La valeur culturelle et la signification de ce produit, qui est aussi, à y regarder de plus près, un élément de cohésion sociale, sont au cœur d’un débat culturel et politique.

Transformations historiques et codes des marchandises

38Le volume se conclut par un retour sur le terrain politique en tant qu’espace de médiation entre l’échange et la valeur des marchandises.

39L’article de William M. Reddy qui constitue la première partie de cette dernière section est intitulée « Structure d’une crise culturelle : penser le tissu en France avant et après la Révolution » et part de l’hypothèse que la Révolution française a transformé la façon dont les Français pensaient les biens.

40Abandonnant la perspective traditionnelle qui comprend la Révolution française comme un affrontement de classes, Reddy soutient qu’il est plus utile d’essayer de concevoir la rébellion du tiers état comme une crise culturelle (Furet, 1978 ; Sewell, 1980). Quelles que soient les motivations économiques et sociales ayant causé la crise révolutionnaire, Reddy part du principe que ces revendications n’auraient pas pu voir le jour sans un renouveau des formes culturelles.

41L’essai de Reddy a pour objectif d’isoler des indices de la crise culturelle grâce à l’analyse d’une seule dimension de la culture française, le commerce de tissus. Sa principale source est le Dictionnaire universel du commerce de Jacques Savary des Bruslons, publié en 1723 et 1730, puis réédité, contrefait et traduit plusieurs fois entre 1741 et 1784. Il s’agit d’un ouvrage général sur le commerce, dans lequel plusieurs sections sont consacrées aux textiles et aux matières textiles, éléments cruciaux du commerce de l’ère préindustrielle ; les marchands s’en servaient pour leurs transactions quotidiennes. Le travail de Savary est absolument fondamental pour comprendre le commerce textile au xviie siècle, aussi bien sur des aspects techniques liés aux tissus que sur la géographie de leur production.

42Il suffit d’un examen superficiel du dictionnaire de Savary pour constater à quel point le commerce du textile était inextricablement lié à la forme même des institutions d’Ancien Régime. Selon Reddy, sa réédition, à une période aussi tardive de l’Ancien Régime, révèle un attachement in extremis à une tradition à laquelle, en fait, on ne croyait plus. Dans leur introduction à l’édition de 1784, les éditeurs s’excusent de ne pas être en mesure d’offrir un ouvrage plus récent au public.

43Reddy poursuit avec une comparaison avec le Dictionnaire du commerce et des marchandises (1839) de Guillaumin. Celui-ci est rédigé par un groupe de quarante-trois professeurs, marchands et banquiers. Le dictionnaire est beaucoup plus détaillé que celui de Savary et s’intéresse à différents aspects des textiles. Il communique par exemple des informations sur le processus de tissage, les prix et les usages des tissus.

44Selon Reddy, suivre l’évolution des connaissances et des intérêts sur les matériaux textiles, telle qu’elle est enregistrée dans ces dictionnaires fréquemment consultés, permet de retracer une évolution dans la manière dont sont conçues les marchandises. D’un ouvrage adoptant le point de vue du connaisseur, attaché en priorité à la qualité des produits et à leur commerce, le dictionnaire devient un volume à destination de l’entrepreneur, porté sur les coûts et sur la production. Pour Reddy, cette évolution reflète les changements sociaux et économiques survenus avec la Révolution, parmi lesquels l’abolition des corporations (1791) et l’introduction de la liberté d’entreprendre.

45L’essai qui clôture le volume, par C. A. Bayly, est intitulé « Les origines du mouvement swades (production domestique) : le tissu et la société indienne, 1700-1930 ». Cet essai analyse l’un des aspects principaux du mouvement nationaliste indien, le boycottage des produits étrangers et le soutien des industries swadeshi (« du pays »). Le mouvement visait spécifiquement à faire du tissu — qui a toujours été au cœur de l’économie indienne — un symbole d’unité nationale. Bayly présente les rôles joués par le tissu dans la société précoloniale, puis l’évolution de ces rôles pendant la période coloniale.

46Dans l’Inde préindustrielle, le vêtement symbolise le statut social ou peut le modifier. Le tissu est considéré comme un véhicule d’esprit et de substance sur lesquels il possède également un pouvoir de transformation. Par exemple, dans le centre de l’Inde, les femmes infertiles avaient pour coutume de se procurer le sari d’une autre femme enceinte, pensant ainsi pouvoir s’approprier sa fertilité. Les fileurs, lavandiers et tisserands ont un statut social ambigu. Même si le travail manuel était largement considéré comme dégradant, l’acte de tisser est lui-même un acte de création, un geste presque rituel, qui avait une importance différente selon le type de tissu créé (ceux qui confectionnaient des étoffes en coton grossier occupaient toujours une position inférieure). De cette façon, les tisserands pouvaient améliorer leur position en créant des articles plus élégants et plus purs.

47Les premiers draps fins anglais et autres produits en coton ont commencé à être importés en Inde après 1740. Les biens européens se diffusent grâce à l’appétit insatiable des chefs d’état indiens pour les « gadgets » : la profusion d’objets nouveaux et originaux était considérée comme marque de prestige et signe d’un royaume vaste et diversifié. En même temps, le tissu anglais s’impose parce qu’il est compatible avec les préférences des consommateurs locaux.

48En parallèle, le mouvement swadeshi se renforce et rejette les produits ou les cultures européennes considérés comme symboles d’une oppression locale ou nationale, tout en réaffirmant les dimensions de pureté, de légitimité et de magie associés aux textiles dans les cultures indiennes traditionnelles. Les écrits de Gandhi, qui fut l’un des promoteurs de ce mouvement, soulignent cependant l’instrumentalisation politique de ces concepts par les chefs nationalistes. De son côté, Gandhi revalorise leur caractère spirituel : il considère par exemple le tissu produit localement comme un talisman et compare la création d’un tissu à une prière.

49Le cas étudié par Bayly nous apprend plusieurs choses sur l’histoire et le destin de ces marchandises spécifiques, dans lesquelles on retrouve, une fois de plus, un écho des thèses de Kopytoff. Ces biens avaient en effet des biographies complexes. Selon le système de croyance indien, les tissus s’imprégnaient de l’esprit de leur fabricant : leur valeur dépendait ainsi du statut social de leur producteur. En tant que dons, ils liaient le destin du donneur à celui du receveur, et vice versa. En tant que possessions, ils pouvaient absorber et conserver le bien et le mal. La vie d’une marchandise sur le marché était de courte durée, mais, même dans ce contexte, la valeur que lui attribuait le marché n’annulait pas la valeur que lui attribuaient les hommes. Enfin, cet exemple montre que l’existence d’un marché économique pour les tissus n’était pas incompatible avec la persistance de mentalités précapitalistes.

Le début d’un nouvel itinéraire en France

50Comme cette synthèse a pu le souligner, les essais du recueil n’hésitent pas à citer la théorie de Kopytoff et en proposent en effet différents exemples et déclinations provenant de lieux géographiques et de contextes socio-culturels internationaux. Ce constat fait, il n’est peut-être pas trop risqué d’avancer l’idée que le texte de Kopytoff — en conjonction avec l’introduction d’Appadurai — a pu fonctionner, au moins pendant une décennie, comme un résumé conceptuel du volume. Assumant seul le poids symbolique et théorique de l’ensemble de l’ouvrage, ces deux textes importants du volume ont pu ralentir le besoin d’une traduction complète en contexte francophone.

51Cela ne signifie pas que la récente parution du volume d’Appadurai dans sa traduction française manque d’intérêt ; celle-ci permet sans aucun doute de clarifier et de compléter le panorama des études sur l’anthropologie des choses, et ouvre encore des pistes de réflexion qui dépassent les frontières de l’anthropologie.

Silvia Bernardi, Fabio Dei et Pietro Meloni (dir.), La materia del quotidiano. Oggetti ordinari nell’universo domestico, Pisa, Pacini Editore, 2011.

Fabio Dei, « La vita sociale delle cose, trent’anni dopo: quale svolta negli studi di cultura materiale ? », Contemporanea, vol. 19, n° 3, 2016, p. 441-449. https://www.jstor.org/stable/44809753