Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Alexis Junod

Des grille-pains et des hommes

Of Toasters and Men
Gil Bartholeyns et Manuel Charpy, L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent, Paris : Première Parallèle, coll. « carnets parallèles/la vie des choses », 2021, 224 p., EAN 9782850611087.

1Alors que les confinements se multipliaient et se ressemblaient entre 2020 et 2021, industries et consommateurs devaient faire face à une pénurie généralisée d’un composant certes invisible, mais dont chaque individu est porteur en quasi-permanence et en plusieurs exemplaires : le processeur. Qu’ils soient dans nos téléphones, nos écouteurs sans fil ou nos montres connectées, ces petites boîtes noires, dont on sait approximativement qu’elles effectuent des calculs, ont fait savoir par leur manque à quel point les individus étaient devenus parfaitement dépendants d’un objet auquel ils ne peuvent avoir accès ni physiquement — à moins de disposer d’un outillage spécialisé – ni cognitivement — à moins de disposer de solides connaissances en informatique et en ingénierie.

2Ce problème n’est, à en croire Gil Bartholeyns et Manuel Charpy, guère neuf. Ces deux historiens spécialistes de la culture matérielle introduisent leur captivant petit ouvrage L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent en analysant la mutation d’un objet aux airs bien triviaux — le grille-pain — dans le but de montrer que, au même titre que nos processeurs aujourd’hui, il est lui aussi devenu une boîte noire au fil du xxe siècle, exhibant d’abord avec une totale transparence son mécanisme avant de devenir un objet tout à fait hermétique aux regards, à la compréhension, mais aussi à la réparation. Ce livre de poche a donc vocation à explorer les rapports étroits que nous entretenons avec ces objets du quotidien, tout en interrogeant par ailleurs les liens qu’ils créent entre les individus, qu’il s’agisse de logiques de coopération ou de domination, tout en historicisant de façon rapide et précise le développement de ces « machins » et « machines », allant du grille-pain, donc, à la lessiveuse, en passant par le téléphone ou encore la sonnette.

Une ambition éditoriale hybride

3Cette exploration se fait dans un genre hybride, jonglant entre un style tantôt universitaire par sa rigueur et sa méthodologie, tantôt vulgarisateur, en adoptant un style plutôt léger qui tâche d’éviter l’usage d’un vocabulaire trop jargonnant et en réduisant l’appareillage critique dans le corps du texte au strict minimum : hormis quelques exceptions, les notes de bas de page se font rares et discrètes. Tant mieux, il s’agit de l’ambition éditoriale affichée de la collection des Carnets parallèles, laquelle souhaite « voir la pensée circuler » (p. 2). Pour l’occasion, la collection a même décidé de collaborer avec la revue Techniques & Culture, dont Gil Bartholeyns est corédacteur en chef, afin de créer une sous-collection intitulée « La Vie des choses ». L’accessibilité du savoir semble donc être le mot d’ordre pour ce petit ouvrage, et de ce point de vue, le contrat est parfaitement rempli. Par ailleurs, l’expertise des auteurs sur ces questions ne saurait être remise en question : Gil Bartholeyns, Maître de conférences à l’Université de Lille, enseignant-chercheur à l’Institut de recherches historiques du Septentrion (IRHiS) et corédacteur en chef de la revue Techniques & Culture, comme nous le disions, a notamment dirigé un double numéro de ladite revue (no 54 et 55) intitulé Cultures matérielles en 2010. Manuel Charpy, Directeur du laboratoire InVisu du CNRS-INHA, a quant à lui consacré l’entièreté de sa carrière académique à l’étude de la culture matérielle, avec notamment la soutenance de sa colossale thèse en 2010 intitulée Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité sociale. Paris, 1830-1914 (publication en cours chez Flammarion sous le titre Le théâtre des objets. Culture matérielle et identité bourgeoise au xixe siècle) et, plus récemment, par sa participation à un projet de recherche du Fonds National Suisse (FNS) intitulé Littérature et culture matérielle à l’Université de Lausanne, dont il est coresponsable.

4Cette volonté d’accessibilité se traduit également par l’abondance d’illustrations qui permettent de donner du corps à l’énumération du design de ces objets qui ont tant évolué en quelque 200 ans. Une photographie d’un grille-pain des années 1960 accompagne ainsi la description d’autres modèles de grille-pains ayant peuplé les cuisines et salles à manger du monde entier. On trouvera même des illustrations de modes d’emploi, mettant ainsi en perspective le discours marketing qui accompagne les publicités d’une époque donnée à la réalité pratique de l’utilisation d’un de ces appareils. Cet usage des illustrations facilite donc l’accès au propos et certaines d’entre elles sont en soi divertissantes.

De la normalisation à l’obsolescence

5Passée l’introduction consacrée au grille-pain, le deuxième chapitre de l’ouvrage consiste à montrer que les appareils ménagers ne fonctionnent pas de façon autonome et qu’ils s’accompagnent d’un certain nombre de gestes qui doivent être appris, que cela s’opère par le biais de spécialistes ou de « démonstrateurs », par l’usage ou par l’intermédiaire de modes d’emploi. Les deux auteurs notent à cet égard le rôle prépondérant des différents médias d’une époque donnée pour pallier cet apprentissage parfois tumultueux, qu’il s’agisse, proche de nous, du téléachat, ou, plus loin, de pièces de théâtres mettant en scène l’incontournable téléphone et permettant de démocratiser l’usage voulant qu’il faille y répondre par l’indémodable « Allo ! ».

6Ces nouveaux usages doivent pourtant s’intégrer à des normes culturelles déjà existantes. Passer d’une chandelle à une ampoule électrique ne va pas de soi : c’est l’objet du chapitre suivant consacré aux formes parfois transitoires que certains objets électroménagers doivent adopter pour se frayer un chemin dans les foyers. Ainsi la « chandelle électrique », cette ampoule montée sur un morceau de plastique imitant le visuel d’une bougie en train de fondre, permet-elle de cacher autant que possible cette modernité qui ne plaît guère aux bourgeois du xixsiècle. Une fois la nouvelle mode acceptée toutefois, l’objet transitoire devient alors kitsch, rétro, ou vintage avec un peu de chance : il peut ainsi garder sa place dans l’environnement ménager et « les machines obsolètes qui pourraient s’apparenter à des stigmates deviennent des formes désirables » (p. 44).

7Dans le pire des cas cependant, l’objet peut devenir purement et simplement inutile, dépassé ou impossible à réparer. Ce pire des cas est l’objet d’un passionnant quatrième chapitre, dont l’actualité ne saurait être plus brûlante à l’heure où la société civile s’organise pour tenter d’obliger les constructeurs à rendre possible la réparation des appareils ménagers. On y décrit les efforts économiques, mais aussi politiques visant à favoriser la croissance à tout prix par le biais de la société de consommation, quitte à créer des machines volontairement instables, dans le but de forcer les consommateurs à acheter de nouveaux produits. Ces pratiques ne sont pas neuves : les deux auteurs les font remonter au xviisiècle, où déjà « la qualité [était] devenue une variable de la production, et non plus l’horizon naturel de tout produit » (p. 57). Plus tard, on rendra les produits physiquement inaccessibles (en soudant les composants ou en utilisant des vis spéciales, par exemple) ou en menaçant le consommateur de rendre la garantie caduque s’il se risque malgré tout à tenter de réparer seul son appareil.

Les appareils ménagers comme matrices des corps sociaux

8Si les objets s’accompagnent de pratiques, ils apportent aussi leur lot de conséquences sur les rapports sociaux. C’est l’occasion dans un chapitre intitulé « La montre cassée » d’observer comment certaines populations se réapproprient des objets usés ou laissés à l’abandon par des dominants pour pouvoir les utiliser à leur tour comme des marqueurs sociaux ou, à l’inverse, pour en détourner l’usage. Mais il s’agit aussi de montrer que la logique binaire d’appropriation ou de rejet des appareils techniques ne tient pas vraiment, dans la mesure où ces objets doivent s’intégrer à une culture déjà existante. Ainsi, le rejet de la machine à coudre en Afrique centrale par la population féminine n’est certainement pas dû à la machine en tant que telle, mais sans doute à cause du fait que les colons blancs tentaient d’imposer son usage. Par ailleurs, « [l]es usages réinventent bien souvent les objets » (p. 86). Tel est le cas des bouteilles isothermes en Chine, initialement créée pour la conservation de produits chimiques, mais rapidement adoptées par la population pour garder son thé au chaud. Le créateur a ainsi beau dicter un usage canonique de son invention, rien n’empêchera un autre usage de se développer.

9Il n’empêche que, parfois, cet usage canonique triomphe, surtout lorsque l’objet est conçu pour répondre à des besoins de domination. Dans un sixième chapitre, les auteurs prennent notamment comme exemples les premiers systèmes de sonnettes au xixsiècle, dont le concept est porteur en lui-même de la volonté de limiter le contact entre domestiques et maîtres. Ainsi, « [l]a machinerie incarne les relations maîtres-domestiques et l’assujettissement de ces derniers » (p. 95). Ces machines ont par ailleurs vocation à être entretenues, que cela soit dans son usage même (il faut par exemple bien remonter une pendule) ou non (la pendule peut tomber en panne). Or, là encore, c’est la tâche des dominés d’entretenir ces objets. Cependant, en ce qui concerne leur utilisation quotidienne, quelques exceptions subsistent : c’est par exemple, en France, la maîtresse de maison qui est invitée à manier le très onéreux grille-pain, parce que son usage relève alors encore d’une forme de distinction sociale. Ainsi, lors d’un apéritif, proposer un toast à l’anglaise à ses invités permet de montrer son statut.

10Toutefois, ces mécanismes de domination sont encore plus flagrants lorsqu’on les envisage sous l’angle du genre, et c’est l’objet du chapitre « Un robot qui s’appelle Marie ». Là encore, même lorsque ces appareils du quotidien ne sont plus supposés être maniés par des domestiques, ils restent presque exclusivement employés par des femmes, comme en atteste l’exemple du grille-pain que nous citions plus haut, et comme en témoignent les publicités, qui représentent systématiquement des femmes, et non des hommes, en train d’utiliser les appareils ménagers, ou lorsqu’un slogan publicitaire assure que son produit participera à l’émancipation des femmes. Pour autant, le temps gagné grâce aux machines ne doit pas permettre aux femmes de flâner : il faut utiliser ces minutes de travail désormais effectuées par une machine pour un autre office dans la maison. « Dans un même mouvement, les machines libèrent et attachent au foyer » (p. 122), concluent les deux auteurs.

Les appareils ménagers comme matrices des corps, tout simplement

11Mais loin de n’affecter que les relations sociales entre les individus, ces appareils ménagers qui peuplent notre quotidien affectent aussi (surtout ?) nos corps : en paraphrasant Marcel Mauss, les auteurs insistent sur le fait « qu’un appareil est toujours lié à un corps technique et qu’un appareil sans corps est une machine célibataire » (p. 127). Dans ce huitième chapitre est analysée notamment l’apparition des vélos d’appartements, qui a une incidence réelle sur la façon de percevoir son corps, tout autant que le parapluie, objet qui semble pourtant bien innocent, mais qui crée une sorte de prolongement du corps permettant à un individu de conquérir les espaces par temps de pluie sans en subir les désagréments. La démocratisation du pèse-personne dans la sphère privée a également un impact évident sur la manière qu’ont les individus de se percevoir dès la fin du xixsiècle. C’est l’occasion pour les auteurs de rappeler que cet effet des machines sur les corps est pourvoyeur de craintes et de superstitions, en prenant pour exemple les aberrantes conclusions d’un médecin autour de 1850 « qui croit voir des couturières épuisées par les orgasmes en cascade que produit le frottement de leurs cuisses » (p. 143) lorsque celles-ci doivent manœuvrer leurs machines à coudre.

12C’est l’occasion pour les auteurs d’analyser dans un neuvième chapitre une autre crainte, plus récente, et venue s’ajouter aux anciennes : celle du surplus. Face aux innombrables offres auxquelles les consommateurs sont soumis (qu’il s’agisse de matériel neuf par le biais d’offres comme le Black Friday et autres déstockages, ou d’occasion par l’intermédiaire de sites de revente désormais intégrés à certains réseaux sociaux), la surabondance d’appareils ménagers est, en elle-même, vécue comme une angoisse et peut provoquer un sentiment de malaise. Il faut alors chercher à se débarrasser de ses appareils, comme l’illustre le succès de la série L’Art du rangement sur Netflix en 2019. C’est ainsi la preuve, s’il en fallait encore une, que les appareils électroménagers ne se développent pas hors de l’humanité, mais en lien avec elle. Dans un détour historiographique, les deux auteurs expliquent qu’il n’est ainsi pas anodin de voir poindre autour des années 1970 plusieurs théories visant à expliciter ces liens, notamment celle de « l’acteur-réseau », qui « considère que la société est un agencement d’humains et de non-humains dont les artefacts font partie » (p. 152). Les auteurs font prendre du relief à cette théorie en observant que ce qu’ils qualifient d’« objets à fonctions » ont perdu de leur superbe face aux « objets à contenus », comme la télévision : ces appareils ménagers gagnent alors une puissance singulière sur l’intimité, en ce qu’ils permettent « [au] monde […] d’entrer et de manifester sa présence dans l’espace domestique » (p. 155). Il est donc finalement peu étonnant que les individus puissent se sentir acculés par la présence de ces appareils au quotidien et commencent à exprimer le besoin de s’en débarrasser.

Congélateurs, territoires, et promenade historiographique

13Les deux auteurs en profitent également pour tordre le cou à quelques idées reçues, notamment en ce qui concerne la supposée disparité des appareils ménagers entre ville et province ou encore entre différentes générations. Dans un antépénultième chapitre intitulé « Une gazinière à la campagne », ils expliquent, ainsi qu’ils l’avaient fait plus haut, que les différences se situent encore une fois davantage dans l’usage. Ainsi, si les cuisinières au gaz rencontrent à la campagne un succès moins fulgurant qu’en ville, ce n’est pas tant par refus de la modernité, mais parce que l’appareil ne répond pas aux besoins de la population, qui préfère encore cuisiner au bois ou au charbon afin d’avoir le luxe de laisser mijoter le repas plus longtemps pour pouvoir en parallèle continuer à effectuer les tâches agricoles, par exemple. En revanche, les congélateurs s’imposent plus vite dans les exploitations agricoles qu’ailleurs, car ils permettent de conserver les produits d’origine animale de façon beaucoup plus efficace, alors que cet usage n’est pas encore nécessaire en ville.

14Enfin, avant de conclure, les auteurs proposent un avant-dernier chapitre plus historiographique et épistémologique, intitulé « Le livre des usages », expliquant notamment comment le sujet même de la culture matérielle a d’abord eu du mal à être saisi par les historiens, qui rencontraient des difficultés à accéder aux répercussions de certaines innovations techniques sur la sphère intime des populations. Le choix de placer ce chapitre en fin d’ouvrage pourrait paraître curieux dans un cadre académique, dans lequel on a généralement l’habitude de placer ces considérations en introduction, mais il prend ici tout son sens au vu de la nature vulgarisante de l’ouvrage : le lecteur non spécialiste a, à ce stade, une meilleure connaissance des enjeux du sujet que traitent les deux auteurs, et peut ainsi mieux comprendre les enjeux épistémologiques qui y sont relatifs.

***

15C’est donc un parcours passionnant que nous propose ce petit ouvrage, que l’on lit très facilement. On regrette parfois un nécessaire survol de certaines thématiques, qu’on aimerait voir développées plus en détail (on pense notamment au chapitre sur la question de l’obsolescence) : certaines conclusions de chapitre sont en effet quelquefois abruptes et gagneraient à être prolongées. C’est sans aucun doute un défaut dû à l’ambition d’un projet si colossal pour une édition (véritablement) de poche. Les auteurs ont toutefois tenté de remédier à ce problème en intégrant une imposante bibliographie en fin d’ouvrage à laquelle les lecteurs les plus exigeants pourront se référer pour satisfaire leurs curiosités ou poursuivre leurs recherches. Quoi qu’il en soit, l’exercice périlleux de la vulgarisation scientifique est ici parfaitement réussi : L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent est un livre qui s’adresse avec succès à tous les publics, qu’ils soient issus du monde académique ou non.