La vie littéraire des objets
Le système du livre
1Il a fallu qu’un double mouvement se produise pour que les études littéraires se saisissent de la représentation des objets et en fassent une de leurs préoccupations constantes. D’une part, la littérature elle-même, depuis Reverdy, Cendrars, Prévert, Ponge, Robbe-Grillet, Perec, n’a cessé de revendiquer un nouveau statut pour les artefacts qui peuplent notre quotidien. D’autre part, le développement de la pensée phénoménologique et psychanalytique ainsi que l’intérêt croissant des sciences sociales pour la culture matérielle ont généré un cadre conceptuel et des outils d’analyse qui ont nourri par contrecoup la lecture des textes littéraires. Une prise de conscience semble ainsi avoir eu lieu, non seulement de la fonction (narrative, symbolique, psychologique, référentielle) que peuvent accomplir les objets dans une œuvre, mais aussi de la nécessité d’étudier leur présence en tant que signe d’un certain rapport au réel et d’une certaine pensée des formes matérielles issues de l’activité humaine.
2Depuis une vingtaine d’années, on voit ainsi se multiplier les travaux consacrés à la vie littéraire des objets. C’est de cette tendance croissante que participe ce numéro de Travaux de littérature (série annuelle publiée par l’Association pour la Diffusion de la Recherche littéraire), numéro qui réunit, sous la direction de Myriam Marrache-Gouraud, vingt-quatre contributions centrées sur l’observation des modalités selon lesquelles les objets et instruments de toutes sortes sont dépeints, évoqués et exploités dans les textes littéraires. Par littéraire, la coordinatrice du volume entend, dans son « Introduction », non pas ce qui appartient stricto sensu à la littérature comme univers des œuvres auxquelles on reconnaît une dimension esthétique, mais la qualité de « tout écrit (litterae) fonctionnant comme une composition qui relie une tradition scripturale et transmet un savoir sur le monde sous la forme d’une représentation » (p. 11). Cette définition du mot littérature s’avère ainsi plus proche de celle qu’ont connue le xvie et le xviie siècles que de l’acception moderne du terme qui l’a supplantée. C’est ce choix stratégique qui explique d’ailleurs la présence dans cet ouvrage collectif de trois textes qui se singularisent en ceci qu’ils portent non pas sur des écrits tenus pour littéraires (dans le sens restreint du terme), mais sur des œuvres à caractère scientifique ou conceptuel : le premier, signé par Violaine Giacomotto-Charra, met en lumière les stratégies textuelles de présentation des « instruments chirurgicaux » dans les traités d’Ambroise Paré ; le deuxième, rédigé par Julien Perrier-Chartrand, examine le symbolisme de l’épée tel qu’il se dégage du Traicté de l’épée françoise (1610) de l’historien et magistrat Jean Savaron et situe la pensée de cet intellectuel dans le contexte politique, idéologique et philosophique de son époque ; enfin, la contribution de Angelos Triantafyllou interroge l’objet surréaliste à partir des définitions et développements théoriques proposés par André Breton. On y trouvera donc moins l’explicitation d’une poétique, c’est-à-dire d’un discours soucieux de sa propre autonomie, qu’une analyse des mécanismes permettant à l’écrit de se mettre au service de la référentialité ou d’une idée.
3C’est le critère chronologique qui a été privilégié par M. Marrache-Gouraud pour organiser cette collection d’articles. De Pyrame et Thisbé (roman anonyme du xiie siècle) aux œuvres les plus récentes d’un Emmanuel Hocquard ou d’un Jean-Philippe Toussaint, en passant par Le Roman comique de Scarron, les Pensées de Pascal, les œuvres de Flaubert, Breton, Giraudoux, Beckett, Sarraute, les créations analysées sont en nombre considérable. Souvent, un même article rend compte des maniements textuels de l’objet chez plusieurs auteurs ou dans plusieurs textes d’un même écrivain. C’est l’étendue de ce corpus qui fait du reste la richesse et l’intérêt de ce volume. Les juxtapositions et les rapprochements entre textes, auteurs et époques favorisent la compréhension des pratiques littéraires, rendant les objets « dicibles, évocatoires et lisibles » (p. 11). Tel semble être le pari implicite de M. Marrache-Gouraud. Si les articles se suivent, du premier au dernier, dans un flux ininterrompu, sans aucune compartimentation, c’est pour éviter de suggérer une grille de lecture, d’orienter, ce qui serait contraire à l’esprit du volume. Car il faut dire que la fluidité qui le caractérise ne cache rien d’autre que le refus de proposer une ligne directrice.
Pourquoi les objets ne sont pas des choses
4Traditionnellement, c’est l’acception anthropologique et sociologique du mot « objet » qui a été retenue dans les études consacrées à la figuration littéraire de la réalité qu’il désigne. C’est ainsi que procèdent, par exemple, Roger Navarri dans Écritures de l’objet1, Laurent Lepaludier dans L’Objet et le récit de fiction2, Christophe Martin dans Esthétique et poétique de l’objet au dix-huitième siècle3, André Topia et Marie-Christine Lemardeley dans L’Empreinte des choses4, Fabienne Pomel dans Lire les objets médiévaux : quand les choses font signe et sens5, Giampiero Marzi dans Gli oggetti di Flaubert6, ou encore John Stout dans Objects Observed : The Poetry of Things in Twentieth-Century France and America7. Et c’est cette même définition que semble privilégier M. Marrache-Gouraud pour qui les choses ne deviennent des objets que lorsqu’elles « entrent en relation avec un individu qui leur reconnaît un intérêt, qui leur donne une existence, une importance […], un sens » (p. 8). À la différence de la chose qui, elle, n’existe que pour soi, l’objet existe toujours pour quelqu’un : « Un objet a donc un sens outre lui-même, quand celui de la chose se limite à ce qu’elle est » (p. 9).
5Résultat de l’intervention humaine, l’objet se signale par sa signification ou sa fonctionnalité ; c’est une chose qui sert. À l’inverse, la chose, comme le constate le chercheur canadien John Stout, « s’avère plus insaisissable8 ». Et ce dernier de citer dans ce sens Bill Brown, auteur en 2001 d’un essai remarqué, Thing Theory : « Nous commençons à nous confronter à la choséité des objets lorsqu’ils cessent de travailler pour nous : quand la perceuse casse, quand la voiture cale9. » Dans cette perspective, l’objet redevient res dès lors que sa matérialité l’emporte sur sa fonctionnalité. Mais il serait sans doute réducteur de ne voir dans les objets que de simples ustensiles ou moyens, et M. Marrache-Gouraud rappelle à juste titre qu’à travers eux s’exprime « un certain rapport au monde » (p. 8), une pensée (philosophique, idéologique). Cette idée, comme on le sait, se trouve au cœur des réflexions menées sur l’objet par des penseurs comme Barthes (dans « Sémiologie de l’objet », conférence de 1964 reprise dans L’Aventure sémiologique, 1985), Baudrillard (dans Le Système des objets, 1968), ou encore F. Dagognet (dans Éloge de l’objet, 1989). Plus récemment, s’inscrivant dans l’essor multidisciplinaire des études sur la culture matérielle, l’ouvrage de Marta Caraion Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle10 met en lumière, à travers l’observation d’un certain nombre d’œuvres romanesques, la relation qu’entretient le xixe siècle avec ses artefacts, instruments et machines. Porteurs d’une signification qui va au-delà de leur matérialité et finalité, les objets fournissent à celui qui les interroge des réponses sur la culture dont ils font partie. Par le biais de leur sélection, de leur disposition, de leur nombre, etc., c’est une intention qui s’exprime, un « message », une vision du monde.
6Il faut préciser néanmoins que cette définition sociologique de l’objet ne s’applique pas à la totalité des réalités dont rendent compte les études réunies dans le volume. Quelques-unes d’entre elles, traitant notamment de la représentation des animaux, du corps humain et des météorites, se distinguent par leur dynamique centrifuge par rapport à la démarche prédominante, sans pour autant que leur présence paraisse incongrue.
L’objet dans le texte
7Comment un écrivain parvient-il à « prendre en charge cet ineffable de la présence des choses » (p. 10), à le « rendre loquace » (p. 12) ? Autrement dit, de quelle manière les objets s’inscrivent-ils dans l’épaisseur du texte, de quelles poétiques participent-ils ? Les réponses formulées dans le cadre du volume, étayées sur un très ample inventaire de modalités, révèlent la richesse prodigieuse des formes que peut revêtir la mise en scène littéraire de l’objet. Le champ des possibles est en effet particulièrement vaste : objets à fonction métonymique, symbolique, métaphorique ou narrative, objets qualifiants, ekphrastiques, mimétiques ou esthétiques, objets burlesques, légendaires ou fétiches, objets qui se multiplient et se répondent, objets absents, corps objets, objets philosophiques, objets à valeur mnésique…
8Si les modes d’inscription de l’objet dans le texte paraissent inépuisables, ils gravitent tous autour d’un de ces quatre invariants que sont l’œuvre elle-même (sa structure, son intrigue, ses personnages, ses artifices), l’univers référentiel (le type de représentation dont il fait l’objet), l’auteur (ses tropismes, sa « philosophie ») et le lecteur (sa posture de narrataire, son interpellation, les intentions de l’auteur à son égard). Aucun de ces quatre axes fondamentaux ne manque à l’appel dans les analyses réunies à l’intérieur du volume. À côté de la forte densité du corpus exploré, cet épluchage compréhensif des paliers sur lesquels se décline la représentation littéraire des objets, rendant ainsi perceptible sa complexité, place ce volume dans la catégorie des incontournables des recherches menées dans ce champ d’études.
9Quand la fonction de l’objet représenté se définit par rapport à une finalité d’ordre interne, elle peut être :
- narrative ou bien dramatique (dans le sens étymologique d’« action ») : c’est le cas du voile blanc taché de sang qui entraîne le suicide de Pyrame dans le roman médiéval anonyme Pyrame et Thisbé analysé par Aurélie Barre, c’est le cas également du soulier qui révèle à Électre dans la pièce éponyme de Giraudoux l’assassinat d’Agamemnon, ainsi que le montre Françoise Bombard, ou encore de cet « engin narratif » (p. 279), pour reprendre le syntagme de Claire Olivier, qu’est le support de stockage dans le roman La Clé USB de Jean-Philippe Toussaint ;
- psychologique : la « casquette ridicule » (p. 179) de Charles dans Madame Bovary connote, comme l’explique Giampiero Marzi, son esprit conservateur, tandis que les chaises en velours de la jeune Agnès dans L’Apollon de Bellac de Giraudoux vont de pair son « aménité » (p. 245) ;
- symbolique : un second niveau de lecture fait apparaître le voile ensanglanté de Thisbé comme représentation d’une « défloration violente » (p. 16) et le moule à gaufre, ainsi que le suggère Fabienne Pomel dans son analyse de L’Advision Cristine de Christine de Pizan, comme image de l’utérus remettant en question « la dichotomie entre masculin et féminin » (p. 40) ;
- ludique ou bien esthétique : dans Supplément au voyage de Cook de Giraudoux par exemple, « la dérision subvertit la valeur utilitaire » (249) de la bêche, tandis que dans Sortie d’usine de François Bon, le transpalette, selon Trevor Donovan, se métamorphose par moments d’« objet technique en objet esthétique » (p. 274).
10Lorsque, par le biais de l’objet, c’est la capacité de la littérature à reproduire le réel qui est problématisée, deux postures font surface. La première consiste à demander à l’objet d’entretenir l’« illusion référentielle », pour reprendre la formule de Riffaterre. Ainsi, ekphrasis aidant, « un casque semble véritablement prendre vie » (p. 97) dans un des poèmes maniéristes sur lesquels se penche la contribution de Pierre-Élie Pichot. Pour faire un grand bond jusqu’à la littérature contemporaine, le premier roman de François Bon, auteur dont l’écriture témoigne du retour d’un certain réalisme, conscient désormais de sa part de fiction, « nous fait approcher » (p. 273) par ses machines et outils de la vérité de la vie à l’usine. De même, la poésie d’un Emmanuel Hocquard, comme le rappelle Marie Kondrat, s’inscrit dans une tendance avide d’objectivité qui s’obstine à « réduire l’écart entre l’objet et sa représentation » (p. 333). À l’opposé de cette posture, la seconde consiste à ôter à l’objet le masque de la transitivité. On apprend ainsi que dans le théâtre de Giraudoux « [l]es objets appartenant au cadre de vie des personnages ne sauraient être tenus pour une concession au réalisme : ils nous les font connaître indirectement » (p. 247). De manière analogue, la clé USB dans le roman de Toussaint, malgré le rôle central qui semble lui réserver le titre, ne fait son apparition qu’au bout d’une cinquantaine de pages, et on s’aperçoit au fil de la lecture que son poids à l’intérieur de l’intrigue est somme toute assez dérisoire : « De son insignifiance, Detrez [le narrateur] s’empare pour créer une fiction » (p. 288), stratégie qui permet à Toussaint de se prémunir contre l’illusion réaliste.
11Dans quelques études l’accent est mis sur le fonctionnement d’une représentation des objets orientée vers l’auteur. Voici Pascal dénoncer, dans la lecture de Pierre Lyraud, la vanité des objets, celle du luth par exemple, instrument de musique « qui n’est pas condamnable en soi », mais qui, moralement, en incitant l’homme au divertissement, risque de l’« éloigner de sa fin » (p. 117). Il apparaît ainsi que la pensée de l’objet chez Pascal est consubstantielle à sa vision théologique. En interrogeant les objets sous l’aspect non pas de ce qu’ils dénotent, mais de ce qu’ils révèlent, Patrick Mathieu propose quant à lui une « psychocritique » de l’œuvre de Flaubert centrée sur les « fétiches » qui l’habitent.
12Le lecteur enfin, lorsque la figuration de l’objet s’adresse avant tout à ses facultés perceptives, devient, comme dans Sortie d’usine, ce narrataire « “guidé” à travers l’usine-récit par un narrateur-ouvrier expérimenté » (p. 271) ou bien cet observateur réclamé par la poésie de Hocquard auquel est proposé le pacte d’une parfaite transitivité.
13Ce qu’il faut retenir des considérations qui précèdent, c’est que le volume dirigé par Myriam Marrache-Gouraud se présente comme un signe qui invite à se représenter, à partir des innombrables échantillons analysés, le paradigme des formes que peut revêtir l’expression littéraire des éléments constitutifs de la culture matérielle. Son principal mérite consiste donc à faire entrevoir la riche potentialité mais aussi les frontières d’une lecture des œuvres littéraires attentive à l’usage qu’elles font des artefacts, instruments et dispositifs qui parsèment notre environnement.