Les objets : une histoire française
1Jean-Claude Daumas propose une étude de la révolution matérielle en France avec un canevas temporel qui s’étend du xixe au xxie siècle. Le livre retrace l’histoire de la consommation, à partir de 1840, en s’intéressant à la fois aux changements de mentalité, aux adoptions de nouvelles habitudes, au renouvellement du paysage architectural et à l’amélioration des moyens de distribution en France. L’historien adopte une « perspective globale » (p. 11) pour présenter la diffusion des biens et services qui facilitent le quotidien des français. Dans une telle recherche, l’histoire formelle et sociale de l’objet est un point d’entrée pour l’appréciation des dynamismes des modes de consommation. À ce titre, Daumas démontre que la société française traditionnelle (xixe), moderne (xxe) et postmoderne (xxie) a évolué « en créant un environnement domestique composé d’objets utiles, pratiques, durables et agréables » (p. 25) ; lesquels ont un impact asymétrique sur les styles de vie des français.
Les objets de luxe et de nécessité
2La première dynamique de la diffusion des objets en France est visible entre 1840-1885. Cette période est marquée par un enrichissement général qui a permis une forte croissance de la consommation française. La prospérité est notamment visible à travers le succès des commerces dans les villages, et on peut observer la mue du monde paysan à travers la modification des intérieurs : « les commerces se multiplient dans les villages : les horloges et les miroirs sont de plus en plus présents dans les intérieurs paysans » (p. 20). L’objet devient par là un indicateur du niveau de vie des populations.
3Ainsi, le paysan acquiert « des meubles à petits prix » (p. 20) pour embellir son cadre de vie. Il se lance dans l’acquisition des objets de manière timide en fonction de ses revenus modestes et de l’exemple que représente la bourgeoisie. Cette dernière est citée lorsqu’il s’agit d’évoquer la consommation et la distribution des objets en France. Elle trouve dans ces deux actes le moyen de justifier son élévation sociale et sa prospérité économique. Il faut noter avec Hermann Broch que « la bourgeoisie est entrée dans le xixe siècle comme une classe dominante » ([1966] 2016, p. 16).
4Lorsque la réussite est confirmée chez le bourgeois, il affirme cette posture conquérante par son intérieur : « l’appartement est spacieux et bien meublé » (p. 43). Il utilise « une baignoire » (p. 47) dans ses activités de toilette. Seules les habitations des riches quartiers possèdent les commodités qui font le bonheur de la classe en haut de la pyramide sociale dans la France de l’époque. Un appartement digne du standing de la société montante doit être investi par la présence du « piano qui est comme un symbole d’appartenance à la bourgeoisie » (p. 45). En plus de cela, l’« horloge » (p. 170), « le secrétaire » (p. 69), « le canapé » (p. 69), « le fauteuil » (p. 69) et « la table de jeu » (p. 69) rendent encore plus confortable l’environnement.
5L’ameublement de l’espace ne se fait pas au hasard. Il épouse au contraire un code en vigueur à l’époque. Autrement dit, l’aménagement contribue aussi bien à distinguer une identité individuelle qu’à affirmer une identité de classe. Comme Abraham Moles le souligne, « la volonté de puissance de l’être se situe dans l’augmentation de ses possessions » ([1976] 2016, p. 31). Cela se traduit, à partir de 1885 et pour la classe bourgeoise, par l’acquisition de certains objets, notamment : « la bicyclette et l’automobile, la salle de bain et l’éclairage électrique, la cuisinière à gaz et les premiers appareils électroménagers, le costume tailleur et les vêtements de sport » (p. 99).
6Les objets dans cette liste, fraîchement sortis des industries, sont à la seule portée des personnes dotées d’une aisance financière. Ainsi, « seule l'élite ouvrière, plus nombreuse à Paris qu'en province, est en mesure de faire de l'imitation du mode de consommation de la petite bourgeoisie un objectif réaliste » (p. 92). Le premier pas à poser pour le monde ouvrier est l’acquisition d’objets industriels dont le prix d’achat est marginal par rapport aux dépenses alimentaires.
7Jean Claude Daumas constate que « les ménages [ouvriers] ont diversifié leurs dépenses et acheté davantage de produits industriels, des vêtements bien sûr, mais aussi des meubles, des ustensiles de cuisine, de la vaisselle et des bibelots » (p. 56-57). La cartographie des objets montre, d’une part, les objets fonctionnels comme les « tables, chaises, buffets, lits, armoires, commodes, fourneaux en fonte » (p. 202-203) et de l’autre, les objets décoratifs à l’image des « tableaux, d’estampes, de lithographies, de gravures » (p. 69-70). De l’objet de luxe à l’objet populaire, le bourgeois et l’ouvrier adoptent des attitudes de création et d’imitation d’un art de vivre dans une France en pleine croissance économique.
La belle époque de l’objet de consommation
8La « belle époque de la consommation » (p. 94), selon la chronologie de l’auteur, débute en 1885 et prend fin en 1914. Jean-Claude Daumas montre que l’industrie française est encore fragile jusqu’en 1900. Le marché est timide en comparaison à d’autres pays comme les États-Unis. Pourtant, à cette période commence une évolution qui améliore les conditions de vie de toutes les couches sociales, à la fois les « classes supérieures, [l’]aristocratie et [la] grande bourgeoisie, qui consomment beaucoup de services et de biens de luxe » (p. 98), « [les] classes moyennes qui cherchent à imiter les classes supérieures par l’achat d’objets qui incarnent leur style de vie […] et la masse des ouvriers et des paysans qui, en raison de revenus limités, sont encore faiblement intégrés au marché » (p. 98).
9L’écart entre ces groupes sociaux se réduit en raison du fait que l’imitation permet aux classes moins privilégiées financièrement de se conformer, selon leurs moyens, aux standards de la vie bourgeoise. Ainsi, le luxe est complété par l’apparition d’un demi-luxe destiné à la classe moyenne. Autrement dit, l’année 1885 est marquée par « l’amplification du développement d’un demi-luxe porté par l’expansion de classes moyennes soucieuses de se distinguer du peuple tout en veillant à ne pas déstabiliser leur budget » (p. 120). Le peuple, lui, se contente d’un « luxe pauvre » (p. 172). La multiplication des ersatz montre que la qualité des objets commence à s’effriter pour répondre à la demande des biens toujours en croissance.
10La belle époque de la consommation voit « la domination de marchandises standardisées vendues en grandes quantités, l’introduction incessante de nouveaux produits, une large dépendance vis-à-vis de l’argent et du crédit » (p. 95). Cela dit, l’économie de la Belle Époque présente des disparités qui ont un impact sur la consommation générale. Quand les classes supérieures peuvent acheter comptant leurs objets, les classes moyennes privilégient le crédit, voire l’endettement pour assouvir les besoins d’achats dans les « nombreux magasins de nouveautés » (p. 117) où les clients contemplent divers objets, des plus utiles aux plus superflus (Maffesoli, 1993, p. 108-109).
11La première décennie du xxe siècle et la profusion d’objets qui y apparaissent donnent lieu à une frénésie d’achat : « les inventaires des riches parisiens nous font découvrir des pièces que l’accumulation de meubles, de bibelots, de miroirs, de tapis transforme en véritables boudoirs » (p. 110). Les riches bourgeois étaient les premiers à utiliser la « bouilloire » (p. 114), « le chauffe-eau » (p. 114), l’eau courante dans le logement, « l’énergie » (p. 321), « le téléphone » (p. 347) et, dès 1880, « l’automobile équipée d’un moteur à essence » (p. 139). L’amélioration des conditions de vie des classes supérieures est fortement corrélée à l’acquisition d’objets de fabrication locale et industrielle.
12Au même moment, « la plupart des ménages ouvriers sont à l’étroit et, afin de différencier les usages de l’espace domestique, ils multiplient les rideaux, les paravents et les cloisons » (p. 167). Malgré la difficulté financière, la classe ouvrière de la Belle Époque évite de paraître négligée et témoigne d’un désir d’aménagement esthétique du logement. Elle fait du vêtement de confection le moyen de se vêtir avec élégance.
13À cette époque où la capacité d’acquisition des biens varie considérablement, l’objet vestimentaire n’est pas négligeable. Il est symbole de mise en valeur de soi et de participation à la mode : « grâce au tailleur, la silhouette s’affine et le corps se libère » (p. 130). Jean-Claude Daumas ajoute que « la diffusion du tailleur est associée à l'essor de nouvelles formes de transport en commun (tramway, métro), à l'utilisation de l'automobile, aux voyages, et à la pratique du sport » (p. 129). Les bourgeoises sont les premières à profiter de la « haute couture » (p. 336) et même à porter la « jupe-culotte » (p. 334). Elles proclament une libération vestimentaire sous le signe du confort et affichent leur volonté de s’habiller chic en incarnant l’excellence du bon goût. Les ouvrières quant à elles portent des vêtements cousus à domicile en prenant pour modèles les « robes » classiques visibles dans les « catalogues » (p. 344). Le « complet-veston » (p. 162) tant apprécié par le bourgeois est copié par l’ouvrier qui laisse tomber peu à peu le « paletot » (p. 162), la « redingote » (p. 87) et les « gilets » (p. 87).
14Les possibilités pour les ouvriers d’être propriétaires d’un logement étaient faibles, excepté pour ceux qui travaillaient dans les usines à système paternaliste, où on leur offrait la possibilité d’un payement échelonné de leur appartement. Ces travailleurs, à savoir « les ouvriers des métaux, des tabacs et des poudreries, du gaz et du chemin de fer, des métiers d’art, etc. » (p. 168) avaient la capacité de prendre un crédit immobilier grâce à un emploi relativement stable. Ils pouvaient acheter des objets fabriqués en série lorsque leur situation financière s’améliorait. Ceux de Creusot, de Mulhouse, d’Anzin et de la région parisienne intègrent à l’aménagement de leur logement des mobiliers complets, ou encore de petites bibliothèques. On cherche des solutions à la « promiscuité souvent malsaine » (Fohlen, 1972, p. 40) des maisons des ouvriers du xixe siècle en construisant des cités aux normes architecturales modernes.
L’entre-deux-guerres de l’objet de consommation
15Le xxe siècle est une époque de crise en Europe. Après la Première Guerre, il est aisé de constater une accélération de la diffusion d’objets culturels. Dès 1920, les sociologues annoncent et dénoncent une « américanisation » (p. 285) des habitudes françaises. En effet, les représentations du « rêve américain » (p. 218) en France se concrétisent dans la « consommation de masse » (p. 216) et le « taylorisme » (p. 221). Le train de vie américain est le nouveau modèle à imiter dans une société française en plein « rattrapage ». Hyacinthe Dubreuil, rapporté par Daumas, « explique que l’ouvrier américain bénéficie d’un pouvoir d’achat élevé, travaille moins et vit mieux que son homologue français » (p. 219).
16Si la guerre a conduit la France à importer des objets bon marché, elle a le mérite d’exporter des objets de qualité. L’historien le reconnaît en signalant que « face à l’Angleterre, l’Allemagne ou les États Unis, la France ne peut vaincre sur le terrain du bon marché, mais seulement sur celui de la qualité » (p. 27). Les secteurs de la « porcelaine », de « l’orfèvrerie », de la « parfumerie » (p. 99) de l’industrie française sont particulièrement appréciés dans les cultures voisines.
17Le processus de modernisation est vif entre 1918 et 1939. À l’échelle de la France :
l’électrification progresse jusqu’à englober la quasi-totalité des foyers français à la fin des années 1930 ; de « la voiture pour quelques-uns », on passe à « l’automobile pour les classes moyennes » ; la bicyclette devient un moyen de locomotion réellement populaire ; de la radio pour les sans-filistes on évolue vers la radio que l’on écoute en famille dans près de six foyers sur dix en 1939 ; la cuisinière à gaz entre dans toutes les cuisines (p. 213-214).
18La France progresse alors dans une « uniformisation » des avoirs et des habitudes quotidiennes. Cela n’empêche pas l’existence d’un hiatus entre les classes.
19L’observation minutieuse fait voir que la « densité de voitures [Citroën, Peugeot, Renault] » (p. 242), la « démocratisation de la radio » (p. 246) et « la diffusion de l’électroménager » (p. 325) sont l’apanage des classes bourgeoises supérieures. Les ouvriers renforcent à la fois leurs acquis et ont accès à de plus en plus de nouveautés. Les HBM qu’ils occupent leur confèrent, selon Daumas, le statut d’une « classe ouvrière nouvelle » (p. 249). L’historien lie ce constat à la destruction substantielle des logements pendant la Première Guerre mondiale, suite à laquelle il est revenu au patronat de bâtir des cités nouvelles, celles-ci devant souligner une amélioration des conditions de vie par rapport aux ouvriers d’avant-guerre. Les efforts des pouvoirs publics et du patronat ont modelé une classe ouvrière moderne.
20Installés dans les cités et les HBM, les ouvriers sont « propriétaires d’un vélo » (p. 254), ils accélèrent « la généralisation de la bicyclette » (p. 254) en ville et visent dorénavant « l’acquisition de vêtements et de biens durables » (p. 258). Le monde urbain n’est pas le seul en progression. Les campagnes s’entrouvrent aux modernités puisque « les paysans adoptent peu à peu le modèle de consommation venu de la ville » (p. 209). La modernisation qui touche lentement les campagnes n’a pas empêché les paysans français en activité entre 1918 et 1939 de vivre selon un régime d’« autoproduction » (p. 264) et d’« autosubsistance » (p. 264).
21Claude Mesliand, cité par Jean-Claude Daumas, signale à propos des paysans du Vaucluse que
l’ameublement a suivi le progrès général, le paysan ne se contente plus du mobilier sommaire et rustique des vieux parents, mais se fait livrer des meubles souvent luxueux, dont il lui arrive même de ne pas se servir. Dans combien de fermes ne nous a-t-on pas exhibé, avec une pointe d’orgueil, un superbe piano de marque dont naturellement personne ne jouait (p. 269).
22Au-delà de la possession du piano, l’on remarque que les paysans dorment mieux : « les lits-clos sont remplacés par des lits de fer à boule de cuivre » (p. 269). Ils adoptent également les standards de rangement bourgeois, car, « les armoires à glace se substituent aux armoires à quatre ou cinq portes » (p. 269). Pour les transports, « la moto […] étend le rayon des déplacements » (p. 270) des jeunes paysans qui en reçoivent une lorsqu’ils obtiennent le certificat d’études. Globalement, entre 1920 et 1945, la modernisation des techniques de vie s’installe et semble dessiner un avenir glorieux de la consommation française.
L’objet glorieux de consommation
23L’après-guerre a enregistré un boom économique de 1946 à 1975. La croissance fait entrer les pays de l’Europe en général et la France en particulier dans l’ère de la « société de consommation » (p. 275) qui n’en est plus à ses balbutiements. La France est dorénavant de plain-pied dans l’industrialisation et la professionnalisation de grande envergure. Les indicateurs macroéconomiques de l’époque sont caractérisés par « l’accroissement de la productivité, la baisse des prix et la hausse du pouvoir d’achat des salariés » (p. 313).
24De plus, la consommation est vivifiée dans les classes sociales dont la balance financière reste stable en dépit des contraintes de dépenses régulières et toujours plus exponentielles. L’industrie propulse la consommation bourgeoise, ouvrière et paysanne. Chaque catégorie évolue à son rythme, en fonction de ses moyens, tout en visant le même objectif, celui de l’amélioration du confort, du bien-être. L’homme moderne est épris d’accumulation sans rétention aucune quand les moyens financiers permettent le plaisir de la possession d’objets domestiques.
25Lors des Trente Glorieuses, une minorité bourgeoise refuse comme elle le peut la forte américanisation de la société française provoquée par le « Plan Marshall » (p. 282) et l’envahissement des produits culturels américains qu’il a suscité. Dans une volonté de se distinguer, les nouveaux riches promeuvent la pratique du salon-musée. Ils s’évertuent à meubler l’intérieur des appartements et des villas d’objets rares. Ils cherchent des meubles anciens et originaux pour en faire des objets décoratifs, alors exposés dans le salon, où les « meubles anciens authentiques » (p. 124) sont entassés. L’auteur donne l’exemple de Michel R., un cadre de l’administration privée qui « mélange meubles xviiie trouvés chez un antiquaire et mobilier contemporain acheté chez Roche Bobois, et [dont le salon] est décoré de tableaux du grand-père et d’œuvres originales de peintres contemporains connus » (p. 330).
26La publicité accélère, au sein des classes, la « mécanisation du foyer » (p. 323), leur permettant l’économie d’efforts physiques. Grâce à la « machine à laver » (p. 323), les femmes gagnent en temps et en productivité dans la gestion des tâches ménagères. Dans la « cuisine-laboratoire » (p. 325) qu’elle gère, la ménagère de l’après-guerre se crée un environnement mécanique et électrique pour se faciliter la vie au quotidien. Avec le « réfrigérateur » (p. 323), la conservation des produits périssables dure plus longtemps. La « télévision » (p. 318), arrivée en grande pompe dans les ménages, permet la distraction et l’évasion à domicile. Les sorties se font de plus en plus avec l’automobile.
27Diverses technologies et produits culturels font irruption dans les maisons, à savoir le « magnétoscope » (p. 341), les « postes portables » (p. 341), la « Hi-fi » (p. 341), la « chaîne stéréo » (p. 341), « le livre de poche » (p. 403) et le « stylo-bille » (p. 277). Dans les styles vestimentaires à la mode, le « prêt-à-porter » (p. 436) se diffuse rapidement. En clair, le pull-over, le blouson, et le vêtement de sport remplacent essentiellement le costume, le manteau, l’imperméable et le tailleur. Dans les territoires ouvriers, on vit généralement dans des HLM et on cherche à bénéficier des avantages d’une vie moderne calibrée par l’eau courante, le gaz, l’électricité, le frigo, le lave-linge, le VéloSolex, la voiture, le transistor, la télévision, etc.
28Le rythme de progression de la consommation des paysans reste engourdi par les pressions économiques. En mentionnant un village du Vaucluse, Jean-Claude Daumas signale que « dans ce village où la plupart des habitants ne joignent les deux bouts que grâce aux allocations familiales, la nourriture, les vêtements, le combustible coûtent cher » (p. 396). Les paysans apparaissent comme « les oubliés de la prospérité » (p. 402) et leurs difficultés accentuent un sentiment de retard face à l’enrichissement général lors des Trente Glorieuses.
La consommation de l’objet aujourd’hui
29Dans une dernière partie, Jean-Claude Daumas revient sur les transformations de la vie matérielle de la fin des Trente Glorieuses à 2018, année de publication de l’ouvrage. La période en question montre une chute de la consommation de masse. En effet, l’« effritement de la société salariale » provoqué par le « chômage » et les « inégalités » (p. 411) conduit la population française à baisser son rythme de consommation. Les classes moyennes, les classes populaires et les classes les plus pauvres vivent une restriction économique qui touche en particulier les plus fragiles, que l’« augmentation du prix des articles » (p. 439) force à consommer avec une extrême modération. Les difficultés d’« accès à la propriété » (p. 464) en ville amènent les cadres à se retrancher dans les zones périphériques pour profiter au mieux des biens et services alimentés par le développement de la technologie.
30En France, les technologies nouvelles atteignent à partir des années 1980-1990 une maturité suffisante pour permettre la création de nouveaux objets dont la liste ne cesse de s’allonger :
magnétoscope, caméscope, téléphone sans fil, baladeur, téléphone mobile, micro-ordinateur, console de jeux, lecteur de DVD, appareil photo numérique, tablette, four à micro-ondes, plaque vitrocéramique, écran plat, GPS, smartphone, objets connectés, robots domestiques, monoroue et bicyclette électriques, voiture hybride ou électrique, etc. (p. 415).
31La liste, non exhaustive, donne une idée du type d’objets concernés. Ces objets électroniques, pour la plupart, intègrent le quotidien de « l’individu hypermoderne » (Lipovetsky et Serroy, 2013, p. 420) désormais connecté et de plus en plus dépendant d’objets techniques facilitant le déplacement, la communication, la transmission de l’information. Ainsi, les objets portatifs deviennent les nouveaux étalons de mesure de la vie quotidienne du français.
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32L’ouvrage de Jean Claude Daumas fait, en somme, un tableau de la consommation comme phénomène triangulaire : les bourgeois, les ouvriers et les paysans constituent les principales classes de consommateurs dont les pouvoirs d’achat sont variables. Le livre pourrait déjà avoir une nouvelle édition revue et augmentée, de laquelle on pourrait, d’ailleurs, éponger quelques répétitions, notamment au sujet du rattrapage de la consommation, toujours illusoire et différé, des classes inférieures sur les classes supérieures.
33Le parcours de l’historien fait voir comment ces trois catégories sociales manifestent chacune à son tour un rapport hétéronomique à l’objet. Toutes, avec le temps et l’augmentation des revenus, succombent à la tentation des objets décoratifs, voire kitsch, dont l’achat excessif semble conduire, comme Abraham Moles le dénonçait, à une « aliénation possessive faisant de l’être le prisonnier de la coquille d’objets qu’il passe sa vie à sécréter autour de lui, dans l’intimité de son espace personnel » ([1976] 2016, p. 16). D’un point de vue historique, et malgré la logique plurielle de ses usages possibles, l’objet demeure un bon indicateur du niveau de vie des français depuis 1840.
34Dans cette hypothétique nouvelle édition, le livre de Jean Claude Daumas pourrait, en second lieu, mettre en avant les recherches portant sur les consommateurs de la société française postmoderne. Il aurait été en effet intéressant d’en savoir plus sur les goûts et les choix de ce que l’on appelle « la Génération Z »1. La société française postmoderne esquissée par Daumas est déterminée par l’« individualisme hédoniste » (p. 417), le développement de formes de commerces comme l’« hypermarché » (p. 417) ou la « livraison à domicile » (p. 420), phénomènes qu’étudient en profondeur Gilles Lipovetsky et Jean Serroy dans leurs travaux sur l’Esthétisation du monde (2013). Ces derniers définissent la postmodernité par la présence massive au quotidien des « outils de communication virtuelle », des « écrans high-tech » (2013, p. 420-421), du zapping, du « regard touristique » (p. 30) et de la « starmania » (p. 287). Nous pouvons ajouter que la consommation d’objets, en Europe au sens large et en France, s’y effectue dans une atmosphère décomplexée.
35Au plus proche de 2023, l’importance des réseaux sociaux est également à prendre en compte. L’usage de ces réseaux participe à la construction d’une identité numérique pour une génération en quête constante d’impact social. Dans le monde du pixel ultra fin, les influenceurs sont des modèles à suivre régulièrement et souvent à imiter ponctuellement. De la sorte, la société actuelle est un terrain fertile pour les objets psychoactifs, en particulier les objets de marque, qui jouent sur le désir de visibilité et de reconnaissance pour s’imposer dans les achats quotidiens. En somme, le champ d’investigation de l’objet et de l’histoire de la consommation lancé par Jean-Claude Daumas dans La Révolution matérielle pourra bénéficier de nombreux prolongements et compléments.
Batat Wided (dir.), Comprendre et séduire la Génération Z, Paris, Ellipses, 2017.
Broch Hermann, Quelques remarques à propos du kitsch (1966), Paris, Allia, 2016.
Daumas Jean-Claude, La Révolution matérielle. Une histoire de la consommation. France xixe-xxie siècle, Paris, Flammarion, 2018.
Fohlen Claude, Le travail au xixe siècle, Paris, PUF, 1972.
Lipovetsky Gilles et Serroy Jean, Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artistique, Paris, Gallimard, 2013.
Maffesoli Michel, La Contemplation du monde, Paris, Grasset, 1993.
Moles Abraham, Psychologie du kitsch. L’Art du bonheur (1976), Paris, Pocket, 2016.