Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Marc Escola et Nathalie Kremer

Le syndrome de Diogène ou le génie (de Picasso) est dans la lampe

The Diogenes Syndrome or the Genius (of Picasso) is in the Lamp
Diana Widmaier-Ruiz-Picasso & Philippe Charlier, Picasso sorcier, Paris : Gallimard, 2022. 160 p. & 66 fig. EAN 9782072982507.

« Picasso était [le] roi des chiffonniers […], ramassant tout dans la rue et le haussant à la dignité de servir. C’est un Orphée. Il charme les objets, et les objets le charme, il les emmène où il veut. »
Jean Cocteau.

1On s’en doutait un peu depuis l’inventaire improvisé par André Malraux dans La Tête d’obsidienne (1974), mais aussi les confidences de Françoise Gilot qui partagea la vie de l’artiste (Vivre avec Picasso, 1965), et les déclarations de l’intéressé dans ses Conversations avec Brassaï (1964) : Picasso ne jetait rien. Mais on était (très) loin de soupçonner la profondeur des tiroirs, le volume des malles, la surface des caves et greniers — ou plutôt des entrepôts : au lendemain du décès de l’artiste en 1973, ce ne sont pas seulement des milliers d’œuvres (1885 peintures, 7089 dessins, 1228 sculptures, 6112 lithographies, 18095 gravures…) qui ont pu être répertoriées, au terme d’un patient travail de catalogage qui aura occupé Maurice Rheims trois années durant, mais plus de deux cent mille pièces d’archives personnelles (dont vingt mille manuscrits de correspondance, dix-huit mille photographies…) et, plus surprenant, des objets du quotidien conservés par centaines, ou collectionnés de façon compulsive.

Sous le signe de Diogène

2Car Picasso gardait tout : de la poussière à la note de tailleur, de la boîte d’allumettes aux pièces de monnaies, des pelotes de fil aux capsules de bouteilles, en passant par les rognures d’ongle, les lambeaux de peau et les cheveux coupés — les relations du peintre avec son merlan, Eugenio Arias, un compatriote rencontré à Vallauris et attaché ensuite au service de l’artiste, ont pu au demeurant occuper tout un livre (Czernin & Müller, 2003). Picasso aura vécu toute sa vie sous la menace du syndrome de Diogène : il a constitué de manière obsessionnelle, sinon pathologique, une étrange collection d’objets du quotidien, de toute nature et de toute provenance, laquelle forme aujourd’hui un étonnant fonds d’archives qui permet de mieux comprendre l’élaboration de son œuvre, et invite à penser autrement sa personnalité.

3Tel est le propos de l’essai inattendu qui paraît en marge de l’exposition « Maya Ruiz-Picasso, fille de Pablo » (16 avril — 31 décembre 2022) au musée national Picasso-Paris, tenue sous le commissariat d’Emilia Philippot, conservatrice du musée, et de Diana Widmaier-Ruiz-Picasso1. La petite-fille de l’artiste, historienne de l’art, cosigne ce Picasso sorcier avec Philippe Charlier, auquel on doit une rassurante Histoire du surnaturel publiée sous le titre plus inquiétant d’Autopsie des fantômes2 (2021). Car la question mérite d’être posée : qu’est-ce qui distingue la simple difficulté à se débarrasser d’objets superflus de la passion du collectionneur, la folie conservatrice de la superstition maladive, le souci scrupuleux de l’archive de la crainte magique attachée aux fétiches ?

4L’essai ne se contente pas de rappeler que l’artiste a multiplié les œuvres — collages, sculptures, assemblages — dans lesquelles il recourt à des matériaux ou objets (clous, capsules, tessons, feuilles ou branches glanés dans les poubelles, par les rues, les grèves et les champs), si bien que Cocteau avait très tôt affublé le peintre espagnol du surnom de « roi des chiffonniers »3. Le propos du livre est de distinguer les différentes traditions relatives aux objets dont Picasso se trouve être le dépositaire, et d’identifier ses convictions les plus intimes quant au pouvoir des choses matérielles : au surréalisme avec lequel il a frayé lors de sa jeunesse, il doit la croyance à de mystérieuses correspondances entre le visible et l’invisible, et à André Breton nommément la conscience qu’un même objet peut être catalogué « souvenir », « objet ethnographique » ou « objet d’art » selon le cadre dans lequel il est exposé, partant un goût constant de collectionneur pour les arts premiers — masques, statuettes et fétiches (Le Fur, 2017, p. 309-210). Mais l’artiste espagnol hérite aussi de sa double ascendance andalouse et italienne (Pablo Ruiz signe ses œuvres du nom de sa mère, d’origine italienne) la croyance que les choses possèdent une vie intérieure ou une âme secrète dont les effets, fastes ou néfastes, sont résolument magiques. Et l’on n’a donc aucun doute quant à la réponse que le peintre eût apportée à la question de Lamartine : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme4 ? » Pour que les choses aient une âme, il suffit de leur en prêter une.

De l’esprit des choses matérielles

5Charpenté en deux parties à la façon d’un traité de métaphysique du xixe siècle (on songe au mystique Swedenborg…) et enrichi d’une soixantaine de « figures » en noir et blanc dûment répertoriées et créditées, ce bref ouvrage qui tient de l’inventaire après décès autant que du catalogue raisonné d’un collectionneur distingue parmi les croyances de Picasso celles qui dotent d’esprit les choses matérielles et celles qui font tenir l’esprit dans les choses immatérielles.

6Au rang des choses animées d’une possible puissance : le sang, la poussière, les cheveux, les vêtements, les ongles et les lambeaux de peau, les vêtements et… les fluides corporels.

7Gants de Dora Maar tâchés d’une perle de sang, que Picasso conserve comme une relique dans une vitrine de son atelier : l’accessoire est manifestement doué d’une vertu magique — « il y a une part intime de Dora Maar encore présente à l’intérieur de ces gants, comme envoûtés, animés, presque à la façon d’un génie dans une lampe » (p. 17).

8Poussière regardée comme une pellicule protectrice, au point que le peintre a toujours défendu que l’on nettoyât ses ateliers : une couche de poussière est une peau magique, à l’instar de celle dont il faut affubler les fétiches béninois pour leur restituer leur puissance.

9Cheveux soigneusement éliminés après la coupe, par crainte qu’un adepte de la magie noire ne les récupère pour en capter la force magique, ou confiés avec des bouts d’ongle et des morceaux de peau comme autant de reliques à une personne élue — à la mort de Marie-Thérèse Walter en 1977, sa fille Maya, née de son union avec Picasso en 1935, retrouva ces précieux dépôts enveloppés dans du papier de soie, annotés et datés à l’encre bleu5.

10Habits conservés jusqu’à complète usure, et si bien « chargés de lui » qu’ils doivent être ultimement brûlés pour protéger leur propriétaire des maléfices, ou vêtements dérobés à son fils Claude, dans l’espoir de capter la jeunesse qui les habitait.

11Quant à la matière fécale, « considérée comme le réceptacle d’une force transformée et puisée “viscéralement”, [elle] symbolise chez l’artiste une puissance biologique non dépourvue de valeur artistique » (p. 47). Picasso savait-il qu’il rivalisait par le trait avec telle page célèbre de Rabelais en élaborant dans une série de quatre feuillets dessinés un Mode propre et élégante [sic] de se torcher le cul avec une feuille de papier à cigarette6 ?

De l’esprit des choses immatérielles

12Un tel rapport aux objets et aux matières suffit à révéler à quel point l’artiste espagnol était « imprégné des traditions superstitieuses andalouses, qui sont également celles des toreros et du flamenco, ainsi que du pouvoir mystérieux du duende » — un terme dont les auteurs de Picasso sorcier nous rappellent qu’avant d’être associé au génie qui habite les créateurs, il nommait dans la culture populaire hispanique les démons domestiques, à la façon de nos lutins ou gnomes. Le second volet de l’essai recense les obsessions de Picasso qui donnaient lieu à des « rituels échappant à toute logique rationnelle » (p. 58). Ainsi des innombrables porte-bonheurs couverts de signes cabalistiques à la façon de Max Jacob, véritables « gris-gris à la frontière entre délire surréaliste et sorcellerie du lointain » (ibid.), sans qu’il soit toujours possible de distinguer l’intérêt esthétique de la pensée magique dans l’attachement que l’artiste porte à tel objet ordinaire :

Au sein des innombrables amoncellements d’objets hétéroclites jonchant les meubles, les sols et les murs des divers ateliers de Picasso, combien sont de simples souvenirs, combien sont des objets magiques auxquels il attribuait non seulement un sens, mais aussi une fonction bien précise (et dont la privation l’aurait rendu mal à l’aise) ? Lors du récent nettoyage d’un imperméable, quelques feuilles d’olivier ont été retrouvées, desséchées, dans une poche, probablement arrachées, un jour, d’une branche d’arbre ou ramassées dans son jardin : mais ne sont-ce en réalité que des feuilles d’olivier (p. 59-60) ?

13Se considérant comme athée, Picasso était « obsédé par Dieu », selon le mot de l’un de ses plus proches amis, le sculpteur catalan Apel.les Fenosa, et du catholicisme de son enfance, l’artiste a gardé le culte des idoles, qu’il ne dissocie manifestement pas de sa passion pour les arts premiers. « Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un art religieux, passionné et rigoureusement logique sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. Je me hâte d’ajouter que cependant, je déteste l’exotisme », déclarait-il dans une lettre à Apollinaire rédigée au lendemain de sa première visite au Musée ethnographique du Trocadéro en 1907 — contemporaine de la composition des Demoiselles d’Avignon que le peintre désignait comme « [s]a première toile d’exorcisme7 ». De son propre aveu, le peintre est sorti du Trocadéro bouleversé, et comme envoûté :

[En] examin[ant] ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues et hostiles qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme, […] j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où je compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin8

14La fascination à l’égard de ces réalisations tout à la fois artistiques et religieuses ne se départit pas toujours d’une forme de répulsion. Ainsi de l’ogresse Nevimbumbao de Malekula (Vanuatu) offerte par Matisse en 1957, dont Picasso a tenté plusieurs fois de se défaire sans jamais réussir à s’en séparer, et qu’il a fait entrer dans plusieurs de ses toiles (dont un Autoportrait à l’encre sur papier de 1918) comme pour mieux l’exorciser. Avant même d’en devenir propriétaire, Picasso confiait à Françoise Gilot : « Ce truc de Nouvelle-Guinée me fait peur. Il doit aussi faire peur à Matisse, et c’est pour cela qu’il veut tellement me le donner. Il pense sans doute que je saurai mieux que lui l’exorciser » (Gilot & Lake, [1965] 2006, p. 269-270).

André Villers (1930-2016), Sculpture « Nevimbumbaau » face au rocking-chair dans l'atelier de La Californie, Cannes.

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Tirage non daté [1957].

Musée national Picasso-Paris.

15Est-ce par crainte ou par respect des croyances que Picasso n’a jamais voulu ôter les « charges » magiques encore présentes sur les fétiches qu’il possédait ? « Perles de verre bleu pendues aux hanches d’une statuette féminine Baga (ou Temne ?) de Guinée, colliers de perles blanches et gri-gri en cuivre rouge d’une statuette féminine Baoulé (ou Yaure ?) de Côte d’Ivoire, cauris sur un masque korè Bamana du Mali, simple ficelle autour du cou d’une figure masculine Ngbandi/Ngbaka de République Démocratique du Congo, innombrables colliers et coquillages couvrant le corps d’une statue féminine jo nyeleni Bamana du Mali, ceinture de textile ceignant la taille d’une statuette masculine de divination asie usu Baoulé de Côte d’Ivoire… » (p. 86-87). Et à quoi pensait l’artiste lorsqu’il ligaturait de petits bouts de ficelle pour les entreposer par dizaine dans une boîte ? « Dans le prolongement de cette “pensée magique” dans laquelle baigne Picasso, comment ne pas projeter sur ces pelotes toute la symbolique des aiguillettes nouées et des pratiques mystiques autour des nœuds ? » (p. 123).

Exercices d’exorcisme

16Exorciser : le terme est récurrent dans les écrits et les déclarations de l’artiste ; quand la magie habite (les objets de) son quotidien, son modus operandi tient de la sorcellerie. Avec Picasso comme avec tous les créateurs qui, aux alentours de 1905, découvrent les arts premiers, « l’art retrouve sa force d’être un outil magique, et une prophétie de ce qui est à venir », selon la forte formule de Carl Einstein, premier théoricien occidental de l’art africain9.

17Où s’arrête le jeu et où commence la superstition dans les exercices de chiromancie en compagnie de Max Jacob aux alentours de 1902 ? Et faut-il rattacher tout uniment à la tradition occidentale des vanités la fascination de Picasso pour les crânes et ossements — squelettes d’oiseaux, têtes de chiens, de moutons, crâne de rhinocéros, ou cette collection d’os trouvés sur la plage, qui furent à l’origine des œuvres exécutées à Dinard en 1927 ? À propos de sa collection d’ossements, Picasso confiait à Brassaï :

Avez-vous remarqué que les os sont toujours modelés et non taillés, qu’on a toujours l’impression qu’ils sortent d’un moule après avoir été modelés dans la glaise ? Quel que soit l’os que vous regardez, vous y trouverez toujours la trace des doigts. […] L’empreinte des doigts de ce dieu qui s’est amusé à les façonner, je la vois toujours sur n’importe quel os10.

Ce n’était donc pas seulement pour son chien que Picasso demandait à son boucher de lui garder les carcasses…

18Picasso assume régulièrement le rôle de sorcier : se libérer des contraintes artistiques conventionnelles, c’est « envisager tout tableau comme une œuvre primitive au sens d’acte magique » (p. 113), et finalement comme un objet chargé d’une puissance supranaturelle. Et si l’artiste s’est adonné sa vie durant à différents rituels de « sacralisation du quotidien », c’est qu’il a conçu la création comme une « liturgie de l’intime » :

Dépourvus de valeur intrinsèque, les memorabilia de Picasso, devenus des reliques par la combinaison et l’accumulation des attachements successifs, mais aussi des fétiches par la force magique qui y a été déposée de façon tant matérielle que symbolique, se soumettent à la mémoire du peintre et forment, plus largement, les éléments constitutifs d’un souvenir collectif. Ils s’offrent, chez Picasso, comme réponse face à l’oubli, prenant sens dans le geste même de la transmission ou de la donation (p. 119).

19Le parcours de ce fonds d’objets quotidiens ou intimes conservés par l’artiste enseigne non seulement que toute création suppose de pactiser avec l’invisible, mais encore que la magie peut émaner de n’importe quel objet : le génie est dans la lampe.

Brassaï, Conversations avec Picasso, Paris, Gallimard, 1964.

Charlier Philippe, Histoire du surnaturel. Autopsie des fantômes, Paris, Taillandier, 2021.

Czernin Monika & Müller Melissa, Le Coiffeur de Picasso, Arles, Actes Sud, 2003.

Gilot Françoise & Lake Carlton, Vivre avec Picasso, Paris, Calmann-Lévy, 1965 ; rééd. 10/18, 2006.

Gradhiva, n° 14 : Carl Einstein et les primitivismes, 2011.

Picasso Pablo, Entretiens avec Jean Frégneau, Paris, UGE, 1965.

Le Fur Yves (dir.), Picasso primitif, Paris, Flammarion / Musée du Quai Branly - Jacques Chirac, 2017.