Le luxe au féminin
1L’ouvrage collectif dirigé par Soundouss El Kettani et Isabelle Tremblay, Femmes et luxe, perspectives littéraires (2022), entend pallier une brèche dans le domaine de la culture matérielle : celle d’une étude de la représentation du luxe au sein des textes littéraires d’expression française en rapport avec les questions de genre. La littérature s’étant beaucoup emparée de la question du luxe et la reliant le plus souvent au genre féminin, ni l’intérêt ni la nécessité d’une telle étude ne sont à prouver.
2Dès lors, S. El Kettani et I. Tremblay se donnent pour objectifs d’examiner la manière dont le luxe et ses objets, « marques de l’histoire culturelle et signes de l’évolution de la sociabilité » (p. 10), sont représentés dans des textes de fiction français qui courent de Mme Benoist au xviiie siècle jusqu’à Françoise Sagan et Annie Ernaux, ainsi que dans des textes maghrébins d’expression française. Ces représentations sont-elles positives ou négatives ? Quelles sont les affinités des personnages féminins avec le luxe, et quels sont les rapports qu’ils entretiennent avec lui (soumission, désir, plaisir, etc.) ? En quoi le luxe est-il révélateur, voire catalyseur, de certaines dynamiques socio-culturelles et, particulièrement, genrées ?
3L’introduction est représentative de l’ouvrage ; avant tout informative, elle retrace brièvement mais efficacement l’évolution, dans le cadre d’une histoire littéraire allant de l’Ancien Régime à la fin du xxe siècle, du rapport au luxe et de la consommation de biens matériels luxueux, montrant de quelle manière ils passent d’un signe indicateur de distinction sociale à un signe ostentatoire du capital économique, tandis que se creuse la démarcation entre « vrai » et « faux » luxe. Cette évolution s’accompagne d’un facteur genré, puisqu’après avoir revêtu une connotation plus neutre sous l’Ancien Régime, les vêtements et parures luxueux se retrouvent avec l’avènement de l’idéologie bourgeoise de plus en plus spécifiquement associés au genre féminin, entrainant alors une « nouvelle forme de domination » (p. 13).
4L’ouvrage est divisé en trois parties, à savoir « Les discours dominants sur le luxe », « Les impératifs sociaux du luxe » et « Le luxe et la quête de l’être ». Il réunit douze contributions de chercheuses et d’un chercheur dont les spécialités recouvrent les domaines des études littéraires, culturelles et matérielles, de la sociologie et des études genres. Un résumé très utile de chaque article est disponible en fin d’ouvrage, pratique qui mériterait d’être généralisée.
5La première partie portant sur les discours dominants s’ouvre en force sur une contribution aux airs de manifeste par Frédérique Chevillot, qui s’emploie dans une perspective féministe à remettre en cause les grands travaux menés jusqu’ici sur le luxe. À partir d’une critique des ouvrages publiés par Jean Castadère entre 1992 et 2014 (Histoire du luxe en France, des origines à nos jours ; Luxes et civilisations. Histoire mondiale ; Le grand livre du luxe ; Le Luxe) ainsi que des travaux d’André Rauch, elle montre en quoi la théorisation traditionnelle de la notion de « luxe », souvent associée à celle de « luxure », relève de projections sexistes, néocolonialistes et positivistes, qui conçoivent le « féminin » comme une réalité universelle et immuable. Dans cette conception, l’association luxe/luxure pose toujours la femme en objet de tentation, sans jamais reconnaître qu’elle puisse elle aussi avoir un rapport d’agentivité et un regard propre vis-à-vis du luxe. Étudier le luxe selon une perspective féministe permet de mettre en lumière cette possible agentivité, tout comme de souligner la manière dont il asservit les femmes et produit des inégalité de genre et de classe.
6L’ancien cadre théorique ayant été déboulonné par Chevillot, l’ouvrage fait ensuite place à un éventail de contributions ayant pour thèmes communs le luxe et les femmes, qui s’attachent à explorer cette association à partir des textes d’autrices et d’auteurs d’expression française (Balzac, Zola, Beauvoir, Ernaux, Djebar, etc.).
7L’article de Sophie Bastien aborde la question du luxe par le biais de la culture des apparences et de ses injonctions qui touchent avant tout les femmes. S’appuyant sur le dernier roman de Beauvoir, Les Belles Images (1966), elle montre en quoi les « belles images » que renvoie la société de consommation et qu’encourage le milieu socio-économique de la protagoniste participent d’une « tyrannie du paraître », qui a pour fonction de dissimuler un vide existentiel sous une profusion d’ornements. Plus loin, un article très riche de S. El Kettani donne à voir une conception littéraire plus nuancée du luxe et de ses fonctions. S. El Kettani se penche ici sur la littérature maghrébine francophone, qui possède a priori d’autres préoccupations et s’est donné d’autres devoirs que de parler du luxe, sinon pour l’ériger en symbole des inégalités sociales et de la corruption. Malgré cela, quelques œuvres écrites par des femmes osent mettre en scène une classe sociale privilégiée, « pour laquelle le luxe est un mode de vie » (p. 115). S’interrogeant alors sur les fonctions du luxe dans ces textes à partir des exemples de Fatima Mernissi et de Yasmine Chami, la chercheuse démontre qu’elles peuvent aussi bien conduire à signifier l’enfermement des femmes que l’établissement d’un lien de sororité et la conquête de l’agentivité par le biais de la création.
8Les contributions d’Isabelle Tremblay, de Tania Duclos et de Marie-Claude Hubert sortent quelque peu des textes de fiction pour s’intéresser aux discours critiques sur le luxe qu’ont tenu des autrices et auteurs à leur époque. I. Tremblay s’attaque aux écrits de Mme de Benoist, qui craint que l’évolution du rapport au luxe et aux objets luxueux sous l’Ancien Régime ne menace l’équilibre mondain, particulièrement entre les sexes, en imposant une logique marchande à un art de plaire qui se voulait jusqu’ici avant tout principe de sociabilité. Le luxe apparaît de fait comme un danger dont il s’agit pour les femmes de se garder afin de préserver une mixité et une sociabilité heureuses entre hommes et femmes. T. Duclos examine pour sa part, à partir d’un article de Balzac publié en 1830 dans le journal La Mode, le lien que fait l’auteur entre les notions de « luxe » et d’« élégance », le premier n’entrainant pas nécessairement la seconde. Elle analyse plus spécifiquement un personnage androgyne de Béatrix (1839), Félicité des Touches, en relevant en quoi la mise en scène des objets dont elle s’entoure guide l’interprétation qui peut en être faite, quoique l’importance du facteur luxueux soit ici moins évident que dans d’autres contributions. M.-Cl. Hubert, enfin, s’intéresse à la construction de la « légende Sagan », basée en grande partie sur un mode de vie jugé transgressif vis-à-vis des normes de genre en vigueur dans le milieu bourgeois dont elle est issue. Le luxe dont s’entoure Sagan tient ici moins de biens matériels que d’un mode de vie privilégiant les excès, la fête et la vitesse.
9C’est l’article, fort intéressant au demeurant, d’Eylem Aksoy Alp sur Annie Ernaux qui donne le plus à voir les multiples incarnations de la notion de « luxe ». Partant d’une brève définition du luxe par Thorstein Veblen – il s’agit d’un des seuls articles qui s’emploie à définir le terme –, et adoptant une approche sociologique appuyée par les théories de Bourdieu et de Baudrillard sur la distinction sociale et la société de consommation, E. Aksoy Alp analyse l’évolution de la conception du luxe dans les romans d’Ernaux. Elle montre ainsi que l’autrice passe de l’aspiration à un luxe matériel à un luxe immatériel, culturel et intellectuel, et, en dernière étape, à la célébration du « luxe » ultime que représentent pour la femme la liberté et l’émancipation. Julia Praud examine elle aussi les deux aspects du luxe que sont le matériel et l’immatériel en montrant en quoi dans Nulle part dans la maison de mon père (2007) d’Assia Djebar, les vêtements de la mère de la narratrice servent à abriter son corps féminin des regards voyeurs, bien qu’à nouveau la question du luxe semble être moins centrale qu’ailleurs.
10Les articles de Corina Sandu et de Sandra Badescu s’intéressent à des objets luxueux spécifiques, respectivement les dessous et la robe de luxe. C. Sandu examine chez Zola la manière dont le discours littéraire rencontre le discours social hégémonique du xixe siècle sur les dessous féminins, dont la blancheur et la propreté revêtent des qualités morales positives tandis que les « dessous douteux » font signe vers une bourgeoisie à la moralité tout aussi douteuse. Ce faisant, elle propose une intéressante typologie tripartite du luxe dans l’œuvre zolienne. S. Badescu, quant à elle, montre que la robe de luxe dépasse chez Catherine Pozzi et chez Marcel Proust le statut de simple objet matériel pour revêtir une valeur artistique, soulignée par son intention esthétique et son caractère superflu autant que par sa consommation par les classes sociales aisées.
11Partant elle aussi d’une catégorie d’objets spécifique, Sophie Pelletier se propose d’analyser quatre modes différents de représentation de corps féminins parés de bijoux dans la littérature du xixe siècle – le corps social, le corps voluptueux, le corps châtié et le corps impérieux –, cette dernière se faisant le relais de conventions sociales liées au port de parures sur la peau féminine. Chacun de ces quatre modes met en lumière des enjeux de pouvoir pour les femmes (se distinguer des autres, se soumettre à la tradition, s’affranchir de la domination, etc.). Enfin, c’est le livre en tant qu’objet luxueux lui-même qu’aborde Tetzner Leny Bien Aimé dans une contribution qui porte sur les « marqueurs de l’énonciation éditoriale » dans la Bibliothèque de la Pléiade et la place – ou l’absence de place – qu’elle fait aux femmes de lettres en prenant pour excuse le panthéon préétabli par l’histoire littéraire. S’appuyant sur l’exemple de l’inclusion de Beauvoir dans la collection, T. L. Bien Aimé montre la proximité instaurée entre « conception de la littérature et pouvoir d’achat », la Pléiade répondant finalement aux attentes hégémoniques du lectorat qu’elle cible. Alors qu’en 2021 elle n’a édité que 230 auteurs contre 15 autrices, il est évident qu’elle participe à perpétuer des représentations culturelles qui assurent la domination des hommes sur les femmes.
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12Si l’intérêt et la qualité de chacun des articles qui composent cet ouvrage ne sont pas à remettre en cause, on peut toutefois regretter que l’ensemble manque sensiblement de cohésion – il peut s’agir cependant d’un effet d’entreprise collective. Les contributions, bien que toutes reliées aux thèmes généraux du luxe et de la femme, semblent parfois très disparates, voire pour certaines se situer en marge du propos global et ne faire de la question du luxe ou de celle des femmes qu’une arrière-pensée. On peut également regretter qu’au terme du parcours, la clarté ne soit pas vraiment faite sur ce qu’on entend par « luxe », notion qui semble pouvoir prendre de multiples visages, pas toujours explicités (le luxe comme possessions matérielles, capital culturel et intellectuel, privilège socio-économique, etc.). Une définition plus claire de l’objet et des méthodologies aurait peut-être permis davantage de cohésion entre les différentes contributions. Plus descriptif que théorique – ce qu’il ne prétendait d’ailleurs pas être –, cet ouvrage est à aborder comme un panorama informatif des représentations du luxe en littérature, un défrichement d’un terrain encore inexploré pour lancer des premières idées dans les domaines croisés du luxe et du féminisme.