Swinguer avec Robert Pinget
1Un certain jour, apprenons‑nous dans Tache d’encre, le « dernier » des carnets de Pinget, « monsieur Songe est retourné avec Mortin dans leur village de Fantoine » ; tout en se demandant : « Fallait-il tenter de revoir certains habitants ? Demander à la poste lesquels étaient encore en vie ? » Cette démarche, Songe et Mortin n’auront plus le cœur de l’entreprendre. Ils reprennent leur Peugeot et la direction de la forêt. « Là au moins pas de crève-cœur. Les mêmes hêtres, les mêmes ormes, les mêmes allées entre les arbres, le même bruissement des feuilles. » Sans négliger de faire un détour par le bistro de Sirancy, histoire de se remettre d’aplomb avec « un coup de rouge » pour « oublier leur décevante initiative 1».
2« Un mot plus un mot peuvent faire une phrase mais, se demande Monsieur Songe, si le cœur n’y est pas à quoi bon ? Ou bien. Efforcez-vous de faire des phrases sans cœur, il s’y mettra2. » De courage ou de cœur à l’ouvrage, Éric Eigenmann et à Nathalie Piégay n’en n’auront pas manqué en organisant en 2019 à Genève le colloque du centenaire de Robert Pinget. Les actes de cette rencontre paraissent aujourd’hui : Robert Pinget, la fabrique d’un monde, d’Agapa à Sirancy3. À cette nouvelle étape du « chantier Robert Pinget 4», on retrouvera nombre de critiques dont les travaux ont pu contribuer à détourer l’image de l’écrivain de la « photo de classe » convenue des Nouveaux Romanciers5, en nous permettant d’envisager dans leur étonnante diversité la vigueur et la rigueur des recherches poétiques qui auront été celles d’un « poète à Minuit » (pour le dire dans les termes d’Aline Marchand6).
3La visite d’un tel chantier passe désormais par le fonds Pinget consultable à la Bibliothèque Jacques Doucet. Martin Mégevand le rappelle (non sans une pointe d’humour), le passage par des recherches génétiques permet de considérer en quelle manière « Robert devient écrivain » : comme bon écrivain, comme écrivain identifiable dans le champ littéraire et partie prenante du groupe de Minuit et enfin comme écrivain en permanent renouvellement, « ce qui le conduit justement à retracer des chemins déjà parcourus. » En ce sens, « la forme inachevée de la plupart de ces textes inédits les constituent moins en œuvres qu’en traces7 ». De telles traces ouvrent le champ à tous les courants de la critique poststructuraliste : génétique, historique, esthétique, approches pragmatique ou intermédiales, subaltern ou gender studies, voire à une écopoétique… En ce sens, on reconnaîtra avec É. Eigenmann et N. Piégay la qualité classique d’une œuvre lisible (Barthes), ouverte à une pluralité de lectures, comme l’est celle de Pinget. Mais « cent ans après sa naissance, [une telle œuvre] est plus encore peut‑être un réservoir de modernité, autrement dit une œuvre scriptible : elle manifeste le processus même de l’écriture, avec un sens de la dérision et du tourment évidents. […] Moderne, elle porte le désir d’écrire et d’inventer. Et ce n’est pas le moindre paradoxe pour un auteur […] qui n’en a jamais fini avec le doute8. »
4Au seuil de ces actes, ce sont quelques pages de Messire Jonas, extraites d’un manuscrit des années 1952‑1956 (refusé par Gallimard) et resté inédit qui nous introduiront à l’entreprise de Pinget. Selon Mégevand, « “Messire Jonas’’ montre de manière très claire une mise en tension de l’écriture entre deux pôles : celui, aristocratique et solitaire, celui de l’attachement aux formes les plus élaborées du savoir et celui, démocratique et familier, du goût pour l’appel à la confidence et à la complicité du lecteur et pour les formes les plus archaïques de figuration de la relation à l’autre que garantit, dans ses fictions les plus célèbres, la figure de l’idiot9. »
Théâtre
5« Comment l’oreille participe-t-elle de la vision » (p. 35) se demande Éric Eigenmann ? En particulier, lorsqu’une oreille musicale comme l’est celle de Pinget réussit à donner à voir, dans L’Inquisitoire par exemple ; et a fortiori dans les parties descriptives de ses pièces pour le théâtre ou pour la radio. À l’orée des dialogues pingétiens, se trouve une question implicite avec laquelle le dialogue se doit de compter. Cette question initiale, soutient Eigenmann, « a valeur de scène originaire avec cette singularité, par rapport au modèle freudien, de ne pas être visuelle » (p. 36). Ce que l’on entend confusément et que l’on ne peut pas savoir, c’est ce que l’on entreprend de questionner. Ce double handicap s’avère en l’occurrence un puissant stimulant au questionnement et il conduit le critique à s’intéresser à la manière dont les voix pingétiennes ne cessent d’avancer en se reprenant. En exploitant avec Kierkegaard le potentiel polysémique de la reprise (recommencer, corriger, répéter), Eigenmann distinguera la « répétition en arrière » du même de la « reprise en avant », génératrice de petites différences innovantes. Du côté de l’objet qui se dérobe à la description, c’est une cascade d’hypothèses que la reprise déclenchera. Sur le plan de l’écriture, c’est l’attention d’un écrivain appliqué à se relire qu’elle ne cesse d’indiquer.
6La « situation d’un père abandonné par son fils et qui lui écrit » dans Le Fiston permet ainsi à Pinget de chercher à faire quelque chose de nouveau sur un plan dramatique avec Lettre morte10. En théoricien du théâtre, Romain Bionda reprend les enjeux d’une telle recherche et les solutions envisagées par la critique pingétienne (Rykner, Adert, Eigenmann) lorsqu’il s’agit de rendre compte de cette « bizarre » affaire d’« adaptation » théâtrale. « Adaptation », « Transfiction », « Hypertextualité », Bionda revient pas à pas sur la manière dont la fiction du Fiston permet à Pinget de transférer formellement « au théâtre certaines préoccupations qui pouvaient être les siennes (et aussi celles, diversement, d’une partie de sa génération) » (60), tout en continuant de chercher à détraquer la machine.
7D’un essai l’autre, de transferts formels en transferts d’autorité, le Postscriptum de Joël Jouanneau donne à Aline Marchand l’occasion d’examiner quelque chose comme une communauté d’intérêt entre l’auteur de L’Hypothèse, de L’Inquisitoire et du Libéra, un acteur comme Daniel Warrilow et les mises en scène ou l’adaptation de l’auteur (doublement en coulisse) qu’est Jouanneau ; celui-ci reconnaissant lui-même qu’il pouvait y avoir entre eux trois quelque chose comme une « fratrie », une « amitié beckettienne, presque silencieuse ». Bizarre partage d’autorité auquel se livre Jouanneau lorsqu’il intervient de manière apocryphe avec son Libéra dans l’œuvre de Pinget. Cette intervention spéciale, Aline Marchand la saisit comme une perche « pour entendre un Pinget autre, mais également pour envisager l’apocryphe comme acmé d’une lecture active et créative. » (65). Avant d’y reconnaître un « geste fidèle à l’œuvre fondamentalement palimpseste de Pinget qui se cite ou cite Virgile, Saint-Augustin, la Bible par exemple, en effaçant souvent les marques de la citation à travers celle qu’il a eue (l’ethos de l’écrivain primant sur l’ethos de l’auteur dont il reprend et détourne des fragments textuels) » (p. 68). En adaptant l’œuvre de Pinget dans son Libéra, Jouanneau « efface ainsi son auctorialité et se présente, implicitement, comme un lecteur interprétant l’œuvre pingétienne avec la rigueur du copiste et la liberté de l’interprète. » (69) La conjugaison de cette double exigence ne conduit-elle pas le théâtre de Pinget à « questionner avec tendresse et ironie le tissu des discours qui trament le vivre ensemble » (73) ? Dans les termes du « théâtre de mémoire » cher à Dubuffet, c’est dire combien le spectateur pourra être remué par le spectacle de « la vie quotidienne dans toute sa verdeur […], la plus banale, la plus insignifiante » et se retrouver en même temps comme soufflé par « l’air délétère » d’une négation qui s’en prend à « l’identité (identité des lieux et des personnes) […] à l’existence, et à la notion d’exister11. »
8Le bras de fer entre deux forces antagonistes dans L’Inquisitoire méritait d’être éprouvé à nouveaux frais. Lors de ce colloque genevois, Éric Eigenmann et Jonathan Reymond se sont donc attelés à une lecture mise en espace de ce roman dialogué12. En se référant au travail de réduction de L’Inquisitoire effectué par Pinget pour sa mise en scène par Jouanneau en 1992 (au Théâtre de Vidy à Lausanne et au Théâtre de la Bastille à Paris), J. Reymond détaillera le tour de force que représente la contrainte d’abréger la lecture d’un roman dans lequel tout se tient, afin de parvenir à en donner un spectacle d’une durée de quatre heures. Comment procéder aux coupes requises de la manière la moins invasive, sans affecter l’idée même de la composition du matériau de départ ? Comment assurer sans accrocs le passage d’une question à l’autre, « le filé de ce dialogue », les fugues ekphrastiques, l’exaspération d’une parole poussée jusqu’au bout ? L’une des grandes réussites de ce travail tient certainement à son parti-pris de réaliser une lecture de cette œuvre impressionnante, « en assumant le caractère improvisé d’une lecture investissant le champ de la performance ; manière d’insuffler au spectacle une immédiateté, un “temps neuf’’ où puisse se revisiter l’expérimentation littéraire. » (p. 93) Dans la durée d’une représentation, c’est dire combien le spectateur aura eu l’occasion de prendre la mesure et le temps propre d’une grande lecture.
Histoire littéraire
9Lorsqu’en 1946 Pinget choisit de laisser derrière lui Genève et son premier métier d’avocat pour se rendre à Paris, afin de s’essayer aux beaux-arts et à l’écriture, c’est une vie ascétique et secrète qu’il adopte avec cette entreprise. À la différence d’autres auteurs de Minuit, Pinget attend encore sa biographie. L’œuvre de Pinget baigne comme dans « un halo de productions écrites pour la plupart, peintes et dessinées par ailleurs, autographes ou allographes, qu’il semble utile pour éclairer l’homme Pinget » (p. 116), souligne Clothilde Roullier. Le substantiel fonds archivistique de Pinget lui permet donc d’envisager une possible cartographie du monde pingétien, en questionnant par exemple la notion d’originalité. Cet idiomatique lieu commun à la vie et l’œuvre de l’écrivain semble particulièrement opératoire lorsqu’il s’agit d’établir les étapes d’une recherche artistique, le passage de la peinture à la littérature, des premiers poèmes au textes narratifs. À cette chronophotographie d’une œuvre vibrionesque, le traitement de l’archive permet également de faire état des « zones d’intensité », des différents rythmes selon lesquels progressent les recherches de l’artiste. En ce sens, l’année 1953 est un bon indicateur. Parution de Mahu ou le matériau (1952) chez Robert Laffont, du Renard et la boussole (1953) chez Gallimard, des extraits de Mahu traduits en anglais et publiés en revue, ou encore l’acquisition d’un logement parisien, les rencontres de Camus, de Lindon, de Beckett, de Robbe‑Grillet avec lesquels il correspond…Une période de désenchantement fera suite à cette effervescence. Mieux qu’une biographie convenue, conclut Roullier, « ces documents permettent d’appréhender l’histoire d’un parcours non pas intime, mais extime, tourné vers le dehors – impliquant donc une part de silence lorsque le sujet est essentiellement au travail et ne montre pas ce qu’il produit » (p. 122).
10Autre zone d’intensité et de tensions dans les années 1955‑1956, autour de l’affaire du contrat qui liera Robert Pinget et les Éditions de Minuit. Procurant la correspondance échangée entre l’auteur, l’éditeur et son éminence grise (Robbe-Grillet), Alastair Duncan documente un moment crucial du rattachement de Pinget à ce qui va devenir l’entreprise du Nouveau Roman. Relations tissées de réticences et de besoin de reconnaissance autour de Grance, un manuscrit refusé par Gallimard, avant que ce manuscrit — délesté d’un quart de ses pages par l’éditeur — ne paraisse sous le titre de Graal Flibuste en 1956. Ne pourrait-on voir dans cette affaire contractuelle la réponse à une demande de mise en conformité et l’incorporation d’une censure de la part d’un auteur soucieux de faire valoir son originalité ? De cette contrainte, l’écrivain ne manquera cependant pas d’en tirer parti pour affirmer une originalité à nulle autre pareille sans jamais avoir renié « son appartenance (miraculeuse) au N. roman », comme nous l’apprend l’une des dernières lettres envoyées par Pinget à Robbe-Grillet13.
11Grande lecture, grande fatigue. Comment (faire) lire Pinget aujourd’hui se demandent Alice Bottarelli et Gaspard Turin. Cette question semblait en effet devoir s’imposer avec une œuvre où les personnages lisent autant qu’ils écrivent. Une théorie de lecteurs inscrits essaime dans l’œuvre pingétienne : lecteurs dilettantes ou médiocres des premiers romans comme le curé d’Entre Fantoine et Agapa qui lit pour se désennuyer ; lecteurs académique et surinterprétations des mauvais critiques (on pense à la Lorpailleur, par exemple) qui méritent d’être tournés en dérision ; lecteurs qui lisent pour rêver, pour survivre et pour écrire, tel le vieil oncle de Théo ou le temps neuf. Dans ces « façons de lire, façons d’être » (Marielle Macé) mises en correspondance avec l’enfance de la lecture exprimée par Théo, il y aurait donc quelque chose de l’ordre d’une éthique : une « morale de l’incertitude », une « éthique de la formule », selon Cécile Yapaudjian-Labat, une « éthique de l’inquiétude », selon Aline Marchand14. Que l’on passe au plan d’une pragmatique de la lecture et se pose alors la question de la lisibilité actuelle de l’œuvre pingétienne et les problèmes que le pédagogue pourrait rencontrer en se proposant de faire lire Pinget. Le programme d’une telle expérience que proposent les deux auteurs implique non seulement une méthodologie mais une décision herméneutique qui demanderait à être soigneusement discutée. À la clef d’une telle expérience, il y a l’ironie (« conciliatrice » ?) à laquelle « Pinget nous […] encourage, lui qui constamment met en scène des pratiques de lecture et de relecture ironiques » (p. 139) 15.
Poétique
12C’est dans deux inédits de Pinget (La Fissure et Malicotte ou la frontière, parus en 2009) que la critique aura été alertée par le terme de frontière, un terme passé jusqu’alors sous les radars. Patrick Suter se propose d’en parcourir le tracé dans l’ensemble de l’œuvre. Le rôle majeur de la frontière « consiste, selon lui à délimiter le pays imaginaire qui servira de décor à la quasi-totalité de l’œuvre » (p. 153). Tout comme Malicotte, l’écrivain en jouera comme d’un puissant motif poétique avec lequel son imagination ne manquera pas de circuler entre Fantoine et Agapa. Cependant à l’intérieur de ce territoire, les personnages de Pinget ne disposent pas de cette même liberté. Leur « chez nous » correspond à « l’espace d’une communauté homogène, mais qui se sait en marge, qui vit en quasi autarcie et en périphérie » (p. 156). Ainsi par exemple, médiatisées par L’horizon mou, le bien nommé journal d’Agapa, les nouvelles du monde extérieur informent-elles la communauté. Intériorisation des frontières géopolitiques et sociales que redouble la partition de leur paysage mental entre monde profane et monde mystérieux à l’intérieur duquel les maîtres se retranchent pour mener leurs activités douteuses. En tous les cas, c’est la menace permanente d’une irruption de forces obscures qui émane de la frontière ; des forces avec lesquelles la poétique s’ingénie à traiter, de manière à opérer une sorte de transformation alchimique des antagonismes, en visant « le temps neuf — par-delà les frontières » (p. 162).
13Sur les traces de Mahu et de Fonfon, deux idiots exemplaires du monde pingétien, Nathalie Piégay démontre bien en quoi « le principe d’idiotie est au cœur du projet esthétique de Pinget. » Ces deux figures semblent à même de porter « le projet d’une écriture qui fasse sa place à la naïveté et à l’innocence, qui permette une forme d’attendrissement et de gaucherie » (p. 203). Le nom de Mahu provient du pays de Fantoine, « le berceau de tous les propres à rien », apprend-on de la bouche du domestique de L’Inquisitoire16. Qu’à cela ne tienne, l’idiot du village que représentent Mahu ou l’idiot de la famille représenté par ce Fonfon recueilli par Gaston et le narrateur de Quelqu’un, ces deux figures romanesques, remarque la critique, « incarnent le rebut, le principe d’abjection analysé par Michel de Certeau à propos de l’idiote dans La Fable mystique, cette femme qui n’a pas de lieu propre, qui rôde dans les cuisines du monastère et se contente des déchets, mais qui permet à la communauté d’exister et de tenir. » (p. 198)
14Au seuil de l’œuvre, Mahu fournit donc à Pinget la drôlerie d’un ton qui aidera le romancier à sortir des sentiers rebattus du roman. Quant au Fonfon de Quelqu’un (1965), celui-ci instillera un petit souffle de romanesque dans la médiocrité du quotidien de la pension administrée par le narrateur et son associé Gaston ; comme le souligne N. Piégay, avec l’idiot s’établit « une tension entre l’attendrissement qui permet l’élévation, le salut par le cœur, et la mélancolie qui est affaissement, défaite de la forme » (p. 200). Dans Passacaille (1969), « l’adopté, faible de corps et d’esprit » revient par la bande, au détour d’un fragment manipulé en première personne17. Il vient insuffler dans la recherche d’une phrase qui « retienne tout ensemble », une force d’ensauvagement, une idiotie naturelle qui déclenche une série d’images violentes, cruelles et titubantes. Avec le désir d’écrire « comme un enfant qui aurait trop bu », l’idiotie se tient au carrefour de « ce qui bredouille, bégaie, divague et improvise » et de « ce qui est parfaitement et absolument tenu, maîtrisé » (p. 202). Dans la fabrique de Pinget, « [l]’écriture idiote est musicale, fuguée, entre le roman saboté et la tension vers la poésie » (p. 203). Enfin, N. Piégay nous invite à reconnaître chez Pinget une certaine proximité entre la figure de l’idiot et celles du domestique et de la folie18. « Entre tendresse et cruauté, entre innocence et emprise, entre maladresse et quête d’une autre forme, qui fasse sa place à la négativité et à l’altérité, tout au bord de la folie, et qui rend l’écriture si risquée, douloureuse et vitale pour Pinget, l’idiot est là » (p. 206).
15En suivant la même direction, c’est l’Humour que l’on retrouve dans les éléments premiers de l’alchimie poétique pingétienne: « Quel autre condiment en littérature ? /Et dans la vie en société ? / Et même dans la réflexion solitaire ?19». Cette humeur, Éric Leborgne en souligne le tempérament dans la partition contrapunctique de Quelqu’un et du Libera. À le suivre, « cette polyphonie, porteuse d’associations, conscientes et inconscientes, est centrale dans le traitement littéraire de l’humour, dans la mesure où tout repose sur la perception d’une voix humoristique qui fait entendre autre chose que l’énoncé apparent. » (p. 164) Cette voix, le narrateur de Quelqu’un l’exprime en ces termes : « J’y pense souvent aux jeux de mots involontaires […] on les sort comme ça et un monde, un univers entier nous est révélé, des gouffres, des enfers20. » Ce monde inquiétant, Leborgne s’entend à le sonder, à repérer les points de résistance qui en freinent le déploiement, à élargir le désir que les mots transportent malgré eux. Dans Le Libera, les enfants meurent facilement, tout comme leur institutrice vêtue de deuil qui « traîne partout ses morts en juillet », cette Lorpailleur dont se repaît la rumeur publique. Lorsque le petit Bianle par exemple se fait renverser par un camion, c’est la voix de l’humour noir qui vient relayer celle des témoins : « ces sortes de visions vous restent gravées, de cela aussi on se souvenait mais certains disaient que c’étaient la fin juin alors qu’on était en juillet depuis deux semaines, les belles vacances qu’il avait eues le pauvre chérubin, Blimbraz ramassait la cervelle avec la pelle et la balayette de l’épicière, […] il perdait la tête, je le vois encore, ne sachant que faire du détritus21. » De tels accidents ne réalisent-ils pas fantasmatiquement la compulsion mortifère d’une communauté vouée à se débarrasser de ses déchets dégoûtants ? Ces scories qui s’accumulent dans la polyphonie de ces deux romans, la voix de l’humour pingétien s’ingénie à les filtrer pour les transformer (certes de manière plus freudienne que jungienne) en puissance de vie.
16Cécile Yapaudjian-Labat avait repéré « une éthique de la formule dans les carnets de Robert Pinget22 ». Elle revient ici aux formes brèves des carnets de Monsieur Songe pour s’intéresser au caractère witzig de l’humour pingétien. Ce faisant, elle éclaire la dernière étape de l’œuvre de Pinget sous la lumière rasante du premier romantisme d’Iéna, de F. Schlegel et de Novalis, à l’aube de l’âge de la littérature. Grande fatigue de l’écrivain et épuisement de son entreprise romanesque ou renouvellement des tonalités d’une recherche de vérité poétique ? Du bref, Pinget en dit ceci (non sans une certaine ironie, en passant de la première à la troisième personne) : « On me dit que ce mot est un de mes tics quand je parle ou quand j’écris. Il signifie attention au baratin, aux développements inutiles. Il se trouve que mes derniers textes sont de plus en plus courts, de plus en plus brefs. […] Beaucoup plus prudent aujourd’hui, cet écrivain a perdu pas mal de sa verve. Mais il est toujours amoureux des mots car il est poète avant d’être romancier ou auteur de théâtre23. » Est-ce à dire pour autant qu’en poète des formes brèves, il puisse faire sienne les spéculations des romantiques allemands et leur conception rigoureuse de la puissance de désœuvrement inhérente à la fulgurance du Witz ? Si l’on peut reconnaître quelques traits de la poétique romantique dans celle des carnets — geste critique et autoréflexif lié à une pensée de l’écriture, scrupule à éviter le risque de la vulgarité —, « l’originalité du Witz pingétien et qui le distingue du fragment des romantiques » revient à ce que « la formule trouve son énergie même dans l’expression de son manque constitutif » (p. 198). Ce manque caractéristique de l’art de Pinget, C. Yapaudjian-Labat en précise les contours en trois points : les carnets sont le lieu du « mal dit » (Beckett), puisque c’est dans le manque ou le défaut que se cache la vérité à découvrir24 » ; ce manque exprime en même temps le désir d’une « Compagnie » (Beckett encore) susceptible de venir l’entretenir ; et la disparition du moi (prophétisée par Novalis), la « “dissolution d’un poète en son chant’’, ultime pirouette qui ne déplairait pas à Pinget. » (p. 193). Au fil de ces carnets, le lecteur appréciera donc les « petites réflexions d’une vie d’écrivain sur la littérature, sur sa recherche d’une forme de vérité, sur sa difficulté de vivre et d’écrire dans la proximité de la mort et sur la mélancolie qui en résulte. » (Ibid.). Comme un dernier rayon du soleil couchant de la Littérature ?
17« Qu’importent les redites. Tout redire pour tout renouveler25 » Un lecteur expert ès grande lecture tel Jean Roudaut s’y essaiera en quelques strophes intitulées « À moins que… »26. Dans la machinerie détraquée du monde de Pinget où « les racontars sont répétés au passé ; les strophes au présent, les gloses au futur » (p. 145), cette locution conjonctive fournit en effet une forme de bon aloi à un glossateur disposé à chercher son bien dans la denrée mentale de l’œuvre de Pinget, cet « ensemble hétéroclite, et hétérogène, où se mêlent des souvenirs, ces paroles captées au vol, un magma d’équivoques verbales qui se coagulent, se dispersent, se confondent ou s’associent […] un flux que le romancier recueille, et que le poète compose » (p. 147). Dans la physique de la pensée pingétienne, l’incertitude « rend instable ce qui pourrait faire récit, en une suite cohérente et déductive. C’est que l’importance de la relation, “à moins que’’ ce soit là sa vérité, est ailleurs. Dans le travail de composition confié au lecteur. » (Id., je souligne). Autour de la question du salut attendu des grandes lectures, cette relation quasi socratique ne va bien sûr pas sans une certaine forme d’ascèse. Or, note Roudaut, une telle ascèse « n’est pas éloignée de celle des gnostiques licencieux où on ne s’affranchirait de la tentation qu’en pratiquant tous les interdits. À moins qu’il suffise de mimer le crime pour le tenir à l’écart. C’est le rôle du rêve qui n’est pas éloigné de la littérature » (148, je souligne)27.
18De Sirancy, Monsieur Songe (ou serait-ce Robert Pinget ?) adresse une lettre à Mortin, son ami et duettiste disparu, pour lui soumettre quelques nouvelles pages de son cru. Il évoque une fois de plus leur commune sensibilité « aux prouesses d’écriture, aux enchaînements irrationnels, aux développements contradictoires qui tendaient bien sûr à étoffer le texte mais avant tout à orienter l’esprit du lecteur vers ce que nous nommions les possibles, soit les multiples façons d’aborder les phénomènes naturels et par suite d’en apprécier les formulations les moins attendues. Que nous ayons réussi ou non dans cette entreprise importe peu à l’heure qu’il est. Notre effort visait à notre plaisir et avouons que celui-ci fut souverain. Mais chaque âge a les siens et je me range par force à cet avis. […] Permets-moi donc d’évoquer tes lumières en soumettant les feuillets-ci joints à ceux qui voudront les lire et que, plaisamment, pour rester dans un cadre restreint, nous appelions nos neveux28 ». Reste donc à continuer d’imaginer cette petite communauté disposée à s’accorder en cherchant à partager quelque plaisir souverain. Se reconnaissant « Moralement toujours plus ou moins seul », Monsieur Songe note ceci : « L’idéal, pouvoir s’isoler d’autrui sans pour autant en être séparé29. »
Du rythme
19Comment vivre ensemble ? Cette question complexe soulevée par Roland Barthes dans son premier cours de « Sémiologie littéraire » au Collège de France (1976‑77), Madeleine Renouard (à laquelle Martin Mégevand passe un franc salut) la verse au dossier pingétien de la fabrication d’un monde. C’est, si l’on suit Barthes, un fantasme — « un retour de désirs, d’images, qui rôdent, se cherchent en vous, parfois toute une vie, et souvent ne se cristallisent qu’à travers un mot30 » — qui contribue à embrayer sa propre recherche. En l’occurrence, son fantasme tenait au terme d’idiorrythmie, une notion propre à décrire certaines communautés monacales du Mont Athos dont chacun des membres vit à son propre rythme, sans avoir à se plier à la contrainte d’une règle commune. Et comme les fictions romanesques donnent matière à des expériences de pensée, c’est du côté de Robinson Crusoe de Defoe, de Pot-Bouille de Zola, de La Séquestrée de Poitiers de Gide et La Montagne magique de Thomas Mann que la recherche barthésienne allait chercher quelques ressources.
20Dans cette collection, Madeleine Renouard regrette l’absence de la « maquette » de la pension de famille telle que Pinget la construit dans Quelqu’un. D’autant, ajoute-t-elle, que toute l’œuvre de Pinget est constituée d’« une série de dispositifs construits sur le vivre ensemble », de « toutes sortes de variations sur vivre, écrire, être seul ou ensemble » (p. 210), de manière à « Tout reprendre avec le sérieux des enfants », à « recomposer contre l’angoisse d’où qu’elle vienne…», nous suggère Cette Voix31. Cette question, en conclut Renouard, « Barthes l’a traitée en puisant à des sources existantes le temps d’un cours. Pinget l’a élaborée et sans cesse reconfigurée en lui donnant corps et voix. Il lui a consacré toute sa vie » (p. 214).
21Fantasme d’un théoricien (rêvant se faire romancier), acharnement d’un romancier doublé d’un poète qui n’a eu de cesse d’en varier la rêverie, d’une manière ou d’une autre, il y aurait là le désir barthésien de trouver une forme de swing, une certaine allure « admettant un plus ou un moins, une imperfection, un supplément, un manque, un idios32 ». Chez Pinget, cette singulière rythmique tient à un soin du style « indéniablement lié à la musique. Pas de style sans rythme sensible33 », tient-il à souligner en styliste déconcertant à l’oreille musicienne. Une esthétique de l’idiorrythmie prend tout son sens aujourd’hui, par exemple dans les recherches d’une Marielle Macé et d’autres philosophes, sociologues, anthropologues qui nous intéressent au problème de l’individuation de toutes formes de vivant. Pour peu que l’on comprenne l’individu comme un être rythmique, « c’est-à-dire défini dans ses contours, par une manière de fluer34 », le rythme n’est pas une cadence imposée du dehors de manière à mettre au pas ses faits et gestes mais rythmos s’entendra avec Benveniste au sens que lui donne l’atomisme démocritéen comme « configurations particulières du mouvant35 », formes fluctuantes de corps voués à s’ajuster de manière aléatoire.
*
22Revenons pour conclure à un épisode de Quelqu’un commenté par Nathalie Piégay. On y trouvera un bel exemple d’ajustement de deux excentricités en marge de la communauté installée dans la pension de famille : le narrateur et Fonfon, le jeune idiot souffre-douleur de la maisonnée. En l’absence de Gaston, le maître des lieux, dans la vacance de la règle domestique, le narrateur se retrouve seul aux côtés de Fonfon, lequel commet de moins en moins de bêtises depuis qu’il n’est plus constamment réprimandé. « Et moi rien que de savoir que je serai seul à le corriger ça me donnait des ailes pour ainsi dire, j’étais d’une douceur. Oui, c’est là que je me suis rendu compte qu’il fallait l’élever par le cœur 36», se souvient le narrateur. Telle élévation s’effectue à l’occasion du retour du romanesque dans la maison, avec l’installation d’une télévision qui diffuse en feuilleton les aventures du capitaine Corcoran.
Et ensuite c’était le spectacle, l’éblouissement, le paradis. Corcoran sauvait la princesse, elle était amoureuse de lui, il brûlait des villes, il chevauchait dans la brousse, il prenait le commandement des armées, et il y avait ce tigre apprivoisé, tout, tout, on retenait notre souffle, on était les amis du capitaine, on pensait ses blessures […] et pendant un mois ç’a été comme ça, on était la télévision, on se promenait en voyant des cocotiers partout, des couchers de soleil sur les minarets, des nuits parfumées, des navires remplis de coussins et on partait pour les tropiques37.
23Dans ces lignes, ce n’est pas leur charge parodique que nous retiendrons. Qu’importe la douceâtre trivialité d’une collection de chromos, lorsque deux électrons libres comprennent et que, d’asyndète en asyndète, le travail du style les assemble sous un commun dénominateur, le pronom indéfini de la troisième personne. Le temps d’un feuilleton, ces deux corps singulièrement différents se font littéralement Corcoran, avant de reprendre le pas de la vie comme avant, « avec les pensionnaires, les gifles, les soirées à se détruire. On avait failli être sauvé38. » Pour notre part, lors de l’une ou l’autre des virées de Monsieur Songe, nous aurons cœur à faire en sorte de swinguer au rythme de la poétique de Robert Pinget.