La constellation des droites : pour une politique du style réactionnaire
1Plusieurs études stylistiques de ces dernières années ont d’une part interrogé l’idée de style collectif à rebours de la conception idiosyncrasique du style – non pas pour discréditer l’étude micro-stylistique à l’échelle d’un auteur ou d’une œuvre, nécessaire pour comprendre la fabrique du tissu discursif, mais pour étudier la circulation de « patrons langagiers » qui se retrouveraient dans une génération d’écrivains, invitant ainsi à mettre en question le style d’auteur à l’aune du style d’époque1 – et ont étudié d’autre part le nouage entre style et politique, en ce que le style, certes une catégorie esthétique, ne serait pas vierge d’une inscription socio-historique2. C’est dans ce double sillage que se situe l’ouvrage de Vincent Berthelier, qui s’attache aux implications socio-politiques du style au xxe siècle à partir de l’étude d’écrivains dits réactionnaires et qui dessine, au sein de cette myriade d’auteurs aux pratiques rédactionnelles a priori singulières, ce qu’il y a pourtant de résolument collectif dans leurs écritures sans négliger une fine analyse contextuelle de chacun par le choix de monographies chronologiques.
2En parcourant un vaste corpus, de Maurras à Houellebecq, cette traversée du siècle dernier – un corpus certes non exhaustif, mais il s’agit tout du moins d’un bel échantillon représentatif qui exclut de se prêter au relevé des écrivains maudits non retenus pour l’étude – permet de rendre compte de la stabilité et des mutations des procédés d’écriture des écrivains réactionnaires. L’ouvrage propose une galerie de portraits stylistiques dans un ordre chronologique, qui distingue trois situations historiques : l’entre-deux-guerres avec Maurras, Hermant, Bonnard, Moufflet, Thérive, Bernanos et Jouhandeau ; l’Occupation et la Libération avec Céline, Drieu La Rochelle, Montherlant, Brasillach, Rebatet, Marcel Aymé, Chardonne, Morand, Nimier, Blondin et Jacques Laurent ; la période contemporaine avec Cioran, Renaud Camus, Richard Millet et Houellebecq. La thèse centrale défendue a minima – et c’est déjà beaucoup – par Vincent Berthelier est que le style peut revêtir une coloration politique : ne se résumant pas au poinçonnage de la langue par l’écrivain-orfèvre, il est à la fois partie prenante et au service de l’engagement politique de l’écrivain. Formulée lapidairement ainsi, cela a l’air de peu, mais une telle hypothèse a deux conséquences épistémologiques importantes : elle remet en cause le poncif tenace qui dissocie la poétique et le politique, le style et les idées ; elle remet surtout en question la responsabilité morale et juridique de l’écrivain qui, dès lors, doit assumer ses productions, ne pouvant plus se cacher sous l’excuse du « style » pour se dégager de la responsabilité de ses idées (ainsi que le fit, entre autres exemples, Céline, et dont le cas est étudié dans l’ouvrage). Pour paraphraser Flaubert qui, dans une de ses lettres à George Sand, rêvait d’une « poétique insciente » (1998 [1869], p. 548), c’est-à-dire d’une poétique implicite dont on pourrait retrouver les grands principes à partir de l’analyse des schèmes stylistiques déployés par l’écrivain, Vincent Berthelier propose de mettre au jour des « politiques inscientes » chez les écrivains de la droite réactionnaire.
Le style, produit de l’Histoire
3L’auteur s’efforce de montrer que les styles et les imaginaires linguistiques défendus par chacun des prosateurs qu’il étudie sont en interaction avec le contexte historique et politique qui les voit surgir. Les portraits stylistiques qu’il dresse suivent plus ou moins le même schéma : parcours et pensée politique de l’auteur étudié pour justifier son étiquette de réactionnaire, idéologie linguistique3 et commentaires épilinguistiques produits par l’écrivain, analyse de son style, mise en perspective avec les autres auteurs réactionnaires. Le parcours proposé, de Maurras à Houellebecq, dit déjà beaucoup de l’inféodation de la langue au politique. Charles Maurras est une figure singulière dans ce corpus, en ce qu’il est à la fois homme de lettres et chef de parti : l’idéologie linguistique qu’il défend n’est pas seulement la sienne, mais celle de l’Action française, et nombre de ses commentaires sur la langue française ont paru dans le journal du parti. Une telle configuration ne se renouvellera pas, la fin du xxe siècle entamant une nouvelle ère où la « littérature a perdu son prestige symbolique, et l’écrivain son rôle de guide spirituel » (p. 364). Si la « chronologie historique impose à la chronologie esthétique le poids de ses événements » (p. 370), l’auteur s’attache alors aux spécificités historiques et stylistiques de chaque période distinguée – l’entre-deux-guerres, l’Occupation et la Libération, la période contemporaine – discernant ainsi des imaginaires de la langue successifs au sein de la nébuleuse réactionnaire – sans pour autant perdre de vue l’imaginaire collectif dans lequel ils s’inscrivent, nous y reviendrons – résumés comme suit :
Le premier moment, l’entre-deux-guerres, a pour centre de gravité l’Action française. Il est dominé par la droite traditionnaliste et nationaliste, qui est et se dit réactionnaire et dont les racines remontent au tout début du siècle (p. 369). […] [Il] correspond à une conception fonctionnelle du style, qui doit exprimer des idées avec clarté et vigueur, dans une langue saine. La droite réactionnaire se fait alors le porte-étendard du français classique et des normes langagières (p. 370).
Le deuxième moment se compose des diverses tentatives de dépassement du nationalisme traditionnel et de la vieille droite monarchiste, dévalués par l’émergence du fascisme européen, avant d’être plus ou moins anéantis par lui (p. 369). […] les normes stylistiques ou langagières sont dédaignées en faveur d’une pose aristocratique qui se joue des codes usuels. Pour se détacher de la vieille droite poussiéreuse d’abord, puis des intellectuels de gauche enrégimentés, les écrivains de cette période adoptent un ethos de légèreté, tantôt dandy (Drieu La Rochelle, Morand), tantôt potache esthète (Brasillach et Rebatet), tantôt les deux à la fois (les Hussards) (p. 370).
Le troisième moment, qui s’ouvre à la fin des années 1970, est à part : les écrivains auxquels nous l’associons n’ont pour ainsi dire aucun lien direct avec leurs prédécesseurs et sont venus à la littérature par de tout autres voies. Ils ont en commun le sentiment d’être arrivés après l’Histoire ; pourtant leurs livres font échos aux idées d’une nouvelle droite des plus actives (p. 369-370). […] la troisième période doit être moins pensée en termes de nonchalance que d’exigence. Alors que la précédente était peu ou prou indifférente aux avant-gardes littéraires, celle-ci a conscience d’écrire à rebours ou du moins après coup (p. 371).
4En exemple parmi d’autres de ce travail d’inscription historique du style et des imaginaires langagiers, on peut se pencher plus précisément sur le chapitre consacré au purisme de l’entre-deux-guerres qui voit naître une génération de « nouveaux remarqueurs » (p. 59) réactionnaires et dont la particularité est de nouer la langue et la question sociale – même si les enjeux socio-politiques ne sont pas absents chez les remarqueurs du xviie siècle, comme le souligne Hélène Merlin-Kajman à propos de Vaugelas qui, par sa définition du bon usage, superpose le droit coutumier et la théorie juridico-politique de la souveraineté (2011, p. 111‑1124). Vincent Berthelier souligne très bien comment les réformes scolaires de l’orthographe et du baccalauréat, l’émergence de la linguistique et des sciences au détriment des lettres façonnent ce purisme qui constitue dès lors une posture anachronique au sein du champ littéraire – en termes d’analyse du discours, on pourrait parler de « paratopie » avec Dominique Maingueneau (20045). En analysant la façon dont l’infrastructure détermine la superstructure, pour reprendre le vocabulaire marxiste, il démontre la relative hétéronomie du champ littéraire6 et donc la dépendance des catégories esthétiques à l’égard des bouleversements que traverse la société. Le style ne se réduit pas une fabrique individuelle de l’écrivain à sa table de travail sous une obscure mansarde ; en prise avec le monde social, le style est travaillé par la politique et l’histoire :
Si leur attitude semble parfois désuète ou anachronique, elle rend néanmoins compte de certaines transformations sociales en cours : la croissance du capitalisme industriel achève de dissoudre les classes de l’ancienne société d’ordres (artisans et paysans) et concentre un prolétariat d’usine nombreux, organisé pour la défense de ses intérêts de classe (et non plus pour les intérêts de ses multiples corporations). Parallèlement, ce capitalisme réforme la société elle-même en fonction de ses besoins. Les scientifiques et les industriels de 1900, qui avaient reçu une éducation polyvalente, pouvaient encore défendre l’apprentissage obligatoire des humanités ; mais après la Première Guerre mondiale, il devient évident que la formation scientifique doit prendre une place prépondérante, au détriment du capital culturel littéraire (p. 76).
5Cet effort constant d’inscription historique permet de montrer avec justesse que la « réaction puriste n’incarne pas seulement l’esprit passéiste, qui est de toutes les époques » mais qu’« elle réagit à un mouvement historique de dévaluation des humanités au profit des sciences » (p. 76) ; c’est ainsi qu’est battue en brèche l’idée que la réaction ne serait qu’une forme de vague à l’âme parmi d’autres, éternelle nostalgie d’un âge d’or perdu.
Des styles de droite, un style réactionnaire : lecture myope, lecture hypermétrope
6Le grand mérite de l’ouvrage tient à la rigueur conceptuelle et méthodologique dont il fait preuve, exigence toujours renouvelée qui, plutôt que d’évacuer les contradictions et paradoxes apparents de son corpus par des artifices rhétoriques faciles, fait le choix de les analyser de front. Et la liste des contradictions est longue :
Car le moins que l’on puisse dire, c’est que les paradoxes que j’ai succinctement présentés ne s’efforcent pas de rendre le monde plus lisible. Si le petit-bourgeois se rassure à l’idée qu’un sou est un sou, il risque de se troubler en apprenant que, dans le royaume du style, les réactionnaires révolutionnent, les antimodernes modernisent et qu’être de droite consiste à ne pas se soucier de politique. Il faut certes reconnaître la part de responsabilité de la critique littéraire, toujours friande de paradoxes stimulants et d’acrobaties interprétatives. Mais il faut aussi savoir souligner, derrière ces différents paradoxes, les entreprises de dissimulation, de réhabilitation ou d’apologie de la droite littéraire, et de légitimation de la droite politique au moyen de la littérature (p. 17).
7Si la langue littéraire peut être comprise selon deux grandes acceptions depuis la seconde moitié du xixe siècle – la langue soit comme conservatoire, soit comme laboratoire (Philippe, 2009, p. 16‑22) –, l’essentiel du corpus réactionnaire se situe du côté de l’illustration d’une langue littéraire entendue comme conservatoire : il s’agit plutôt de défendre la « belle langue » classique. D’emblée, la facture des œuvres de Céline, par son travail de gauchissement syntaxique, semble poser difficulté car elle relève davantage de l’acception de la langue littéraire comme laboratoire. L’étude de Céline intervient dans le cadre du chapitre consacré au fascisme littéraire, problématique épineuse dont le flou qui la nimbe et les apparentes contradictions sont méthodiquement levées une à une. Céline mis à part, Vincent Berthelier soutient l’hypothèse d’une continuité entre la réaction et le fascisme dans le domaine français, après avoir défini, avec Walter Benjamin, le fascisme comme un produit de la démocratie, fondé sur les masses et une esthétisation du politique. Les fascistes français – parmi lesquels se trouvent Drieu La Rochelle, Montherlant ou Brasillach – perpétuent tout en la modulant la rhétorique de l’Action française, s’inscrivant de fait dans un héritage réactionnaire ; ils ne s’adressent pas aux masses, ne se distinguent guère non plus par des expérimentations stylistiques avant-gardistes comme peuvent le faire les autres fascismes européens : « le style des fascistes français est aussi peu prolétarien que le fascisme est anticapitaliste, et leurs aspirations révolutionnaires ne se sont pas traduites par une révolution des formes » (p. 184). En ce qu’il est la figure de l’écrivain fasciste par excellence, certes, mais absolument pas représentative de la réalisation historique et collective du fascisme littéraire français, Céline apparaît bien comme un cas marginal : tant par son positionnement politique – qui ne se confond pas avec les positions réactionnaires d’alors – que par la « langue de masse adaptée au fascisme comme mouvement de masse » (p. 183) qu’il fonde sur des expérimentations stylistiques innovantes.
8L’ensemble de l’ouvrage réussit la gageure de concilier à la fois l’analyse stylistique, qui exige une minutie myope, et l’analyse historique, qui exige une minutie hypermétrope. S’il y a bien une idéologie commune et des patrons stylistiques qui traversent l’ensemble des auteurs étudiés, la perspective n’est jamais écrasante, et rend toujours justice aux réalisations singulières et historiques de la réaction, dont les visages se renouvellent sans cesse. Ainsi peut-on prêter attention, à titre d’exemple, à l’étude de la prose de Richard Millet dans la partie consacrée à la période contemporaine : en articulant l’étude de l’imaginaire langagier de Millet, qui commente son propre travail, à une étude stylistique précise de ses écrits pour confirmer ou infirmer les dires de l’écrivain, Vincent Berthelier montre tout à la fois la réinvention et la permanence de la littérature réactionnaire. Si Millet revendique la pratique de la phrase longue comme indice de littérarité, sollicitant entre autres le patronage de Proust – pourtant exécré par Maurras et ses acolytes –, il n’en demeure pas moins que sa phrase longue n'est stylistiquement pas comparable à celle de Proust, ni à celle de Claude Simon, son contemporain. La phrase de Millet se construit par juxtaposition et, dans les cas d’hypotaxe, les propositions principales demeurent réduites et les subordonnées bien étagées, de sorte que l’accessibilité au sens ne pose pas vraiment de difficultés : la longue phrase pourrait être atomisée en une succession de phrases courtes. En revanche, avec Proust et Simon, qui ont tendance à enchâsser les subordonnées d’une part, et à disjoindre le sujet de son verbe ou la conjonction de la proposition minimale qu’elle introduit par la multiplication d’insertions de syntagmes ou de propositions d’autre part, la phrase longue ne peut souffrir d’un fractionnement et pose, à la réception, la difficulté d’accès au sens. La phrase de Millet est donc distincte des expérimentations syntaxiques de la modernité, témoignant bien plutôt d’une réinvention dans la tradition. Si Millet revendique, sans pour autant le réaliser, un patron stylistique qui avait déclenché les foudres des premiers réactionnaires des années 1920 – voire constitue un patron anti-réactionnaire, Proust considérant alors ses longues phrases comme une façon d’« attaquer la langue7 » et de refuser l’imaginaire nationaliste de la phrase brève et claire8 –, il réinvestit ce patron dans un imaginaire réactionnaire en ce que la phrase longue est alors perçue comme constitutive d’un « style exigeant, aristocratique » (p. 339) qui s’adresse à une élite, non aux masses, et qu’elle s’insère dans des romans qui répugnent à construire une intrigue – or, le récit narratif, depuis le xixe siècle au moins, est lié à la culture de masse, c’est-à-dire aux formes dominantes de l’industrie culturelle, pour reprendre les termes d’Adorno et Horkheimer (1974, p. 129 sqq.). C’est en ce sens que, malgré les disparités stylistiques des écrivains étudiés, Vincent Berthelier rassemble son corpus autour de la notion bourdieusienne de distinction (Bourdieu, 1979) pour définir ce qu’il y a de stylistiquement collectif chez les prosateurs réactionnaires : à « leurs convictions antidémocratiques » et à leur « hostilité aux masses » se conjuguent le « dédain pour les normes communes » et la « valorisation d’une haute culture », de sorte que leur « pratique classante s’articule avec une tendance politique » (p. 371).
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9Vincent Berthelier ouvre la conclusion de son ouvrage sur cette citation de Georges Bernanos, issue des Grands Cimetières sous la lune :
Je défie, je mets au défi un garçon normal d’écrire, par exemple, une thèse sur l’espèce de littérature d’où ces malheureux tiraient la substance de leur patriotisme sédentaire, sans risquer de sombrer aussitôt dans le désespoir (p. 369).
10Le défi est relevé : c’est par une écriture malicieuse mais toujours sérieuse que sont dévoilées les configurations stylistiques des droites du xxe siècle français, car le style, autant que les idées, participe du politique.
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BIBLIOGRAPHIE
Adorno, Theodor W. et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison, Fragments philosophiques, trad. d’E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974
Bourdieu Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
Flaubert, Gustave, « Lettre à Georges Sand, 02/02/1869 », Correspondance, éd. de B. Masson, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998
Merlin-Kajman, Hélène, « Vaugelas politique », Langages, dossier thématique « Théories du langage et politiques des linguistes », 2011/2, n° 182.
Philippe, Gilles et Julien Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009.