Poétiques de Valéry
1Il aura fallu attendre quatre-vingts ans pour voir la parution du Cours de poétique de Paul Valéry, sur laquelle s’est ouverte l’année 2023. Cet enseignement professé au Collège de France entre 1937 et 1945, dont n’étaient connus jusqu’à présent que les textes de la plaquette de candidature et de la première leçon repris dans Variété1, ainsi que quelques rares témoignages de contemporains comme Maurice Blanchot2, avait été relégué au statut de mythe en raison de son inaccessibilité. Sa postérité, on le sait, fut non moins grande : il a inspiré la discipline dont la revue Poétique – qui se réclame d’une « tradition qui va d’Aristote à Valéry » (1970, p. 1) – constitue la principale représentante et a ainsi contribué à un mouvement de renouvellement important de la critique littéraire au xxe siècle.
2Il faut saluer un travail éditorial exigeant : si l’existence, à la BnF, d’un dossier de notes préparatoires du Cours (environ 2500 feuillets) n’était pas ignorée – du moins parmi les spécialistes –, cet ensemble avait jusqu’alors la réputation d’être inéditable en raison de son volume et de son caractère fragmentaire. Dès le début de l’enseignement de Valéry, une publication était envisagée3, tant par l’auteur que par son éditeur, Gaston Gallimard, mais le projet n’aboutit pas et la postérité n’a pas non plus pallié cette lacune4. La complexité du dossier d’archive n’y est sans doute pas étrangère. L’édition de William Marx, parue en deux volumes qui totalisent 1400 pages, s’appuie sur des documents de différents types et provenances : à part les textes publiés dans Variété, il s’agit de transcriptions verbatim de 37 des 197 leçons effectivement prononcées5, de notes préparatoires issues du fonds Valéry de la BnF (un quart des 2500 feuillets ont été transcrits), de programmes et de résumés annuels présentés par Valéry dans le cadre de ses fonctions, ainsi que des comptes rendus d’auditeurs. L’édition ne forme donc pas une totalité homogène, mais assemble des éléments qui éclairent le contenu du cours sous différents angles et selon des proportions variables en fonction les années. La « Note sur la présente édition » offre une vue très claire des principes qui ont guidé l’établissement du texte.
3On peut considérer que l’éditeur a réussi un pari qui était loin d’être gagné : fournir une vision la plus complète possible du Cours de poétique et favoriser la lisibilité sans rien sacrifier de la rigueur philologique. L’éditeur a choisi de privilégier la restitution du contenu intellectuel à l’alternative d’une transcription diplomatique. L’appareil critique donne des repères essentiels sans alourdir le texte. L’index facilite la navigation dans les deux volumes et sera utile aux chercheurs amenés à utiliser cette édition en tant qu’instrument de travail. Des résumés introductifs permettent de cerner d’emblée les principaux enjeux que traitent les leçons correspondantes. Chaque année et chaque leçon ont en outre été pourvus d’un titre qui en indique le thème dominant. Ces titres relèvent de l’éditeur et non de l’auteur : certains se basent sur des citations extraites du cours de Valéry, d’autres y sont extérieurs. L’enseignement de Valéry avait lieu les vendredi et samedi, mais seules les leçons du vendredi ont été conservées. Celles du samedi, dédiées à des explications de textes (Léonard de Vinci, Poe, Rimbaud, Huysmans…), furent improvisées par l’auteur, à partir du matériau constitué par ses travaux antérieurs, réunis pour la plupart dans Variété. Cela explique l’absence de notes préparatoires qui permettraient de les reconstituer, et – à une exception près6 – aucune transcription n’a été réalisée.
4Si Valéry avait eu l’intention de tirer de son enseignement un « petit volume aussi dense et précis que possible7 », ce à quoi donne accès la présente édition, c’est bien un cours. Comme l’observait Barthes dans le cadre d’un enseignement dispensé lui aussi au Collège de France, un cours est « une production spécifique, ni tout à fait écriture ni tout à fait parole, qui est marquée par une interlocution implicite […]. C’est quelque chose qui, ab ovo, dès le début dans l’œuf, doit et veut mourir – et ne pas laisser un souvenir plus consistant que la parole » (Barthes, 2015, p. 25). Dans le cas des leçons qui ont été transcrites, le texte restitue l’oralité première du discours de Valéry et montre qu’une grande place est laissée à l’improvisation. La réflexion avance au fil de la parole, au gré des ajouts, rectifications, bifurcations, changements de perspective. Le cours de Valéry a été explicitement conçu comme expérimental, inséparable d’une démarche de recherche (I, p. 77). Il s’agit d’un laboratoire de la pensée, l’enseignement étant constitué « de [la] même matière que son objet » (II, p. 310). Blanchot a noté ce que cette forme pouvait avoir d’à la fois fascinant et déroutant :
[…] il semble difficile de le [le cours] dégager dès maintenant du charme fortuit de la parole, de l’esprit de digression et d’aventure que représentait cet enseignement, poursuivi avec des ressources d’une conversation en apparence improvisée. Quoi de plus significatif qu’une telle méthode, image de l’instabilité propre de l’esprit, figure et moyen d’une recherche qui, s’exerçant sur un sujet non défini et presque indéfinissable, ne pouvait supporter une démarche trop stricte et devait recevoir plus d’aide de hasards concertés que d’un plan préservé des retours et des contradictions de la découverte ? (Blanchot, 1943, p. 137)
5On chercherait donc en vain, dans le Cours de poétique, un exposé qui se déroulerait selon une progression entièrement linéaire et méthodique. Le cadre donné par le questionnement qui oriente la chaire de Valéry – l’étude de la création des œuvres de l’esprit – est cependant maintenu tout au long des huit années : chaque année possède ses axes directeurs, mais le thème central reste inchangé. Cette organisation implique une forme de circularité : les différents volets ne sont pas hermétiquement dissociés et il existe de nombreux échos d’une année à l’autre. La structure du cours a également été influencée par des facteurs conjoncturels : la troisième année (1939-1940) est marquée par le début de la guerre et le cours est partiellement suspendu. Par la suite, Valéry, qui a dépassé la limite d’âge fixée aux professeurs du Collège de France, ne pourra continuer son enseignement qu’à la faveur de dérogations accordées par le ministère de l’Instruction publique, souvent communiquées tardivement8. À partir de 1941, Valéry ignorait souvent jusqu’au début de l’année académique s’il allait être reconduit dans ses fonctions ou non. Ainsi prononça-t-il non moins de trois leçons de clôture (en 1941, 1942 et 1943). Enfin, Valéry, qui était déjà âgé au moment de prendre ses fonctions, luttait contre une santé défaillante. La dernière année de cours est interrompue en mars 1945 pour cause de maladie, et Valéry décède quatre mois plus tard.
6Le Cours de poétique a pour objet la création des œuvres de l’esprit, la notion de poétique étant définie par Valéry selon son sens étymologique, d’après le verbe grec poiein, signifiant faire. La poétique telle qu’il l’entend ne relève donc pas de l’étude de la poésie, ni même spécifiquement de celle des œuvres littéraires, mais concerne la production intellectuelle en général. Cette production est examinée à plusieurs échelles : la réflexion se déploie au fil des années selon des cercles concentriques, de l’individuel au collectif. Valéry traite successivement de la sensibilité, de l’acte de création et du langage intérieur, avant d’étendre la focale à la société, l’histoire et la civilisation. Sa théorie emprunte autant à la philosophie qu’aux sciences cognitives9, à la sociologie, à l’économie, au droit et à l’histoire, et reflète ainsi le développement des sciences sociales dans la première moitié du xxe siècle. Au regard de l’envergure du projet, l’éditeur peut légitimement parler d’une « anthropologie totale de la vie de l’esprit » (I, p. 44). Valéry met moins l’accent sur les questions formelles de la création que sur les mécanismes cognitifs et les cadres sociaux. Sa poétique est essentiellement une théorie sociologique et économique des choses de l’esprit. Parmi la triade formée par la production, la consommation et l’œuvre elle-même, il déclare privilégier l’étude des deux premiers éléments (production et consommation) et évacuer le troisième (l’œuvre), qu’il désigne comme « le moins intéressant » (II, p. 408) – ce qui n’est pas sans étonner, sous la plume d’un auteur considéré comme un apôtre du formalisme.
7Si elles sont présentées dans un cadre nouveau, nombre de réflexions menées dans le Cours ne sont pas inconnues des lecteurs de Valéry. Dans Variété, Regards sur le monde actuel, Tel quel et les Cahiers10, plusieurs sujets se trouvent déjà amorcés. Ces échos résultent du mode de travail de Valéry : lors de la préparation des leçons, il s’appuie sur ses notes et ses publications préexistantes, où il puise des éléments de réflexion. Des articles comme « Notion générale de l’art » (avant-propos des tomes consacrés aux Arts et Littératures de l’Encyclopédie française de 1935, repris dans La NRF en novembre de la même année, puis dans Variété), « L’infini esthétique » (1934) ou « Réflexions sur l’art » (1935, issu d’une conférence prononcée devant la Société française de philosophie), développent déjà son modèle de l’économie spirituelle, sa position sur l’utilité ou l’inutilité de l’art, et sa conception de l’œuvre d’art comme bien de nécessité seconde, dépendant d’un besoin qui doit sans cesse être recréé. De même, dans Regards sur le monde actuel (1931) et dans certains textes de Variété, apparaissaient déjà sa critique de la métaphysique11, ainsi que des réflexions historiques et politiques sur le statut de l’art dans les sociétés de différents pays et continents, et les rapports de force qui s’établissent entre ces derniers en matière d’innovation intellectuelle.
8Les propos de Valéry sont ancrés dans le contexte intellectuel des années 1930 et 1940 et semblent en même temps anticiper des théories développées par la postérité. À plusieurs titres, Valéry apparaît comme un précurseur. Ses réflexions sur la réception des œuvres d’art, la place du lecteur, le pouvoir de la parole, la pragmatique du langage, « l’univers de l’esprit », ainsi que la forme expérimentale qu’il donne à son enseignement, entrent en résonance avec les travaux de penseurs comme Hans Robert Jauss, Michel Foucault, J. L. Austin, Bruno Latour ou Roland Barthes. L’approche adoptée dans le Cours se révèle proche aussi de ce que nous appelons aujourd’hui la sociologie de l’art, comme le montrent la place centrale occupée par les concepts de production et de consommation, ainsi que le recours à des notions comme « bourse de valeurs » (II, p. 206 ; II, p. 616), « capital intellectuel » (II, p. 90) ou encore « implexe » qui présente des parentés avec celle, théorisée par Marcel Mauss puis Pierre Bourdieu, d’habitus. Mais le Cours de poétique appelle surtout à être lu à la lumière des théories sur l’art de l’entre-deux-guerres. Antoine Compagnon12 a souligné les parallèles avec l’Esprit des formes d’Élie Faure, les recherches sur la création intellectuelle de Pierre Abraham, la théorie économique de Weber et la notion de « dépense » théorisée par Georges Bataille et le Collège de sociologie. Sont significatifs autant les analogies que les différences et déplacements observables par rapport aux théories et concepts de l’époque, chez un auteur très attaché à l’idée que l’on ne peut comprendre qu’en cherchant à réinventer13.
9Les premiers lecteurs du Cours de poétique ont constaté, et parfois regretté, que la littérature n’en constitue pas le sujet principal. Il est vrai que la littérature occupe une place réduite14, ou en tout cas moindre qu’on aurait pu l’attendre d’après la plaquette de candidature et, plus généralement, au regard de la notoriété première de Valéry comme poète, notoriété qui précisément lui avait valu sa nomination au Collège de France. Si la plaquette de candidature prévoyait une « théorie de littérature » (I, p. 76) qui « aurait pour objet de préciser et de développer la recherche des effets proprement littéraires du langage, l’examen des inventions expressives et suggestives qui ont été faites pour accroitre le pouvoir et la pénétration de la parole, et celui des restrictions que l'on a parfois imposées en vue de bien distinguer la langue de la fiction de celle de l'usage » (id.), force est de constater que ce programme ne fut guère suivi. Ainsi, on ne trouvera dans ces pages pas de traité de théorie littéraire au sens propre du terme, pas d’étude génétique, pas (ou presque pas) d’analyses stylistiques, et peu de références à la pratique poétique personnelle de l’auteur, expérience dans laquelle il avait initialement annoncé puiser. Toutefois, il serait difficile de soutenir que les sujets traités dans le Cours divergent totalement du programme esquissé. Valéry écrit bien dans sa plaquette de candidature que la science qu’il envisage devait s’intéresser aux « phénomènes positifs de la production et de la consommation des œuvres de l’esprit » (I, p. 73), qu’il s’agit d’examiner la création littéraire en ce qu’elle met « nécessairement en jeu tous [l]es procédés et [l]es modes inévitables du fonctionnement de l’esprit » (I, p. 74) et d’analyser l’acte de l’écrivain sous considération « des autres conditions moins définies que cet acte semble exiger (“inspiration”, “sensibilité”, etc.) » (I, p. 77). Surtout, l’auteur précise que l’enseignement de la poétique
devrait être abordé et maintenu dans un esprit de très grande généralité. Il est impossible, en effet, de donner de la littérature une idée suffisamment complète et véritable si l’on n’explore pas, pour la situer assez exactement, le champ entier de l’expression des idées et des émotions ; si l’on n'explore pas ses conditions d’existence, tour à tour dans l’intime travail de l’auteur et dans l’intime réaction d’un lecteur ; et si l’on ne considère pas, d'autre part, les milieux de culture où elle se développe. (I, p. 77)
10Valéry ne fait donc pas totalement autre chose que ce qu’il avait annoncé, mais il dose très différemment les priorités, en particulier par rapport à ce qu’un théoricien de la littérature de nos jours peut attendre. S’il ne réduit effectivement pas, comme il le précise dans la première leçon, sa poétique à l’étude des règles de versification (I, p. 98), il se trouve à l’autre extrême du spectre ouvert par son programme d’enseignement.
11Il y aurait une étude intéressante à faire sur la théorisation de la littérature dans le cours, questionnement qui dépasse toutefois l’objet du présent article. Je voudrais néanmoins m’arrêter sur deux points, le premier d’ordre structurel, le second d’ordre chronologique.
12La place de la littérature dans le Cours de poétique est paradoxale : on pourrait dire qu’elle en forme le centre absent. Si elle est rarement le sujet principal et déclaré des leçons, elle en constitue néanmoins la matière. À y regarder de près, rares sont les leçons et même les pages où il n’est pas question de littérature15. En dépit de l’étonnement que peut provoquer l’écart entre la poétique promue par Valéry dans son Cours et celle qui est pratiquée couramment dans les études littéraires, on peut ainsi se demander si le trompe l’œil n’est pas double : le programme d’un enseignement de littérature présenté par Valéry et défendu en son nom par Édouard Le Roy devant l’assemblée des professeurs du Collège de France masque le sujet réel du cours, qui n’est pas exclusivement littéraire ; mais ce dernier, s’il articule une réflexion générale sur les œuvres de l’esprit, se déploie au moyen d’un discours traversé de références et de considérations littéraires.
13Valéry ne manque pas de développer des réflexions relevant de la théorie littéraire. La définition de la littérature proposée dans la plaquette de candidature – l’un de ses passages les plus cités –, « la littérature est et ne peut être autre chose qu’une sorte d’extension et d’application de certaines propriétés du langage » (I, p. 75), est reprise et déclinée de plusieurs manières16. Il s’agit de la définition formaliste traditionnelle, qui présente la littérature comme un usage purement esthétique du médium linguistique. Valéry réfléchit aux statuts respectifs de l’auteur et du lecteur, et s’il avait annoncé vouloir évacuer la question de l’œuvre, il ne se tient pas entièrement à ce principe : l’œuvre se trouve au centre de plusieurs leçons, dont celles consacrées à l’unité du poème (II, p. 313‑317) et à la tragédie (II, p. 318‑322). L’auteur s’intéresse également aux caractéristiques des genres littéraires : à la poésie, à la prose, ainsi qu’à des formes comme le roman ou le récit. Dans une leçon prononcée en 1942‑1943, il propose une classification de différents genres de prose en fonction du but poursuivi par le texte (II, p. 245‑246), en tant qu’exemple d’application de sa théorie pragmatique du langage. La hiérarchie établie entre les genres littéraires ne diffère pas de celle qu’on connaît des autres textes de Valéry : son refus du roman reste entier. Toutefois, ce refus n’est pas un refus de la prose et, en 1945, Valéry renoue avec sa quête d’une « prose parfaite », conforme à l’idéal, exprimé dans les Cahiers, d’une prose qui soit « à la fois musique, algèbre et architecture » (1974a, p. 1233). La poésie quant à elle est présentée, selon la formule de Tel quel, comme la « littérature réduite à l’essentiel de son principe actif » (1974b, p. 548). Cette relation d’essentialité découle du rapport particulier de la poésie au langage : dépourvue de toute servitude à des fins utilitaires, elle apparaît comme pure création verbale et jeu formel. En matière de poésie, Valéry réfléchit à la relation entre la voix et l’écrit (« la poésie n’est pas un art du papier », II, p. 454), au critère de l’unité du poème (« il n’existe pas de long poème », II, p. 314), revient sur la querelle de la « poésie pure » (II, p. 331), discute le rapport entre forme et signification (II, p. 573) et entre poésie et pensée (II, p. 632).
14Le Cours de poétique inclut – timidement, il est vrai – quelques remarques d’ordre stylistique, notamment une leçon consacrée à « l’art de l’épithète » et l’analyse d’un vers de Rimbaud, comme l’a noté Gilles Philippe17 ; ainsi que, de façon plus régulière, des considérations d’histoire littéraire, dont des observations sur l’évolution des formes poétiques aux xixe et xxe siècles. Valéry dresse aussi une ébauche de ce que nous appelons aujourd’hui la critique génétique : évoquant les brouillons d’écrivains, il souligne l’intérêt capital qu’aurait leur examen, selon une « étude comparée des tâtonnements » (II, p. 554). D’autres points ne manquent pas de retenir l’attention : la définition de la littérature par la conjonction de « propriétés d’excitation à la fiction » et de « propriétés sensorielles » (II, p. 96‑97), autrement dit par le binôme « fiction et diction » qui a donné son titre à un célèbre ouvrage de Gérard Genette, approche qui s’ouvre par conséquent à une définition non exclusivement formaliste de la littérature (sans toutefois que le sujet soit approfondi par Valéry) ; une réflexion sur le discours « zéro », qui s’annule aussitôt son but atteint (II, p. 454) – formule voisine mais employée dans un sens différent de celle de Barthes – ; ou encore un étonnant éloge du paragraphe18 (II, p. 680‑681), unité de discours rarement mis au premier plan dans les études littéraires. Les réflexions sont développées à l’aide de références aux auteurs de prédilection de Valéry, des auteurs auxquels il s’était déjà intéressé dans ses articles et conférences : Villon, Voltaire, Hugo, Baudelaire, Huysmans, Poe, mais aussi Homère, Shakespeare, Pascal, Bossuet, Corneille, Racine, Lamartine, Rimbaud, Goethe19…
15On voit en outre Valéry se positionner sur des questions relevant de l’actualité de l’époque, comme celle de la responsabilité de l’écrivain. Dans le contexte de l’après-guerre et des procès de l’épuration, la revue Carrefour mène en 1945 une enquête sur le sujet auprès des écrivains. Valéry refuse de s’exprimer dans la presse, mais y consacre une leçon de son cours. Il aborde le sujet du point de vue juridique, et considère le statut symbolique de l’écrivain comme « éducateur », occupant une place sur la scène publique et produisant des écrits susceptibles d’exercer une influence sur la société. Valéry se prononce pour une acception modérée de la notion de responsabilité, arguant que le principe de causalité directe entre la lecture d’un texte et l’adoption d’un comportement spécifique est difficile à établir. Il rejoint ainsi une position partagée par nombre de confrères de sa génération, et qui se distingue de celle de la génération suivante, issue de la Résistance, qui affiche davantage d’intransigeance20. Ces développements sont intéressants dans la mesure où Valéry se prononce, dans son cours, sur des sujets dont il a peu parlé ailleurs et qui se trouvent au cœur des débats littéraires du xxe siècle. Il entre ainsi en dialogue avec d’autres auteurs, dont Sartre en tant que principal théoricien de l’engagement littéraire.
16Valéry ne se prive pas non plus de pratiquer une critique littéraire au sens axiologique du terme et de formuler des jugements sur la littérature du passé et du présent. Honorant une célèbre expression de Baudelaire, il peut se montrer « partial, passionné et politique » lorsqu’il fait l’éloge du classicisme, du théâtre de Racine, de la tragédie comme modèle générique et de la forme comme absolu. Symétriquement, Valéry condamne ce qu’il nomme la « néo-manie » (II, p. 218) et l’« idolâtrie du nouveau » en art (II, p. 190), déplore la crise des valeurs (II, p. 268‑269) et souligne la nécessité, en se référant à Voltaire, de « réhabiliter ce qu’on a appelé le goût » (II, p. 626). Dans le Cours de poétique, autant la théorie de la création articulée par Valéry se situe à l’avant-garde de la pensée de son temps, autant ses jugements critiques relèvent d’un conservatisme esthétique. On retrouve les propos parfois pessimistes des Cahiers, où Valéry situe la littérature parmi les « choses moribondes » (1974a, p. 118321), à une époque de « simplification du langage, d’altération de la voix, de suppression des formes sociales et linguistiques » (ibid., p. 1108‑1109). Sa critique, dans le Cours, débouche sur ce qu’on peut appeler une éthique de la forme. Valéry célèbre la forme comme exigence intellectuelle, ainsi que comme vertu de stabilité face au passage du temps (la forme possède des « qualités de conservation », II, p. 690)22, comme principe d’autonomie ou encore d’autorité, permettant de déployer un « pouvoir esthétique » (II, p. 395). La forme est le produit d’un effort, d’une lutte de l’esprit contre lui-même et ses propres insuffisances, aspirant à atteindre un idéal, une « pureté » (II, p. 182) : elle possède dès lors « une vraie valeur éthique, une valeur d’élévation de l’individu » (II, p. 506). En dépit de son aversion pour le roman, Valéry exprime ainsi son admiration pour la « morale littéraire » de Flaubert, auteur pour qui le travail de la forme était « absolument sacré » (II, p. 437). La forme parfaite représente la victoire de l’esprit.
17Les réflexions sur la littérature ne sont donc pas absentes du Cours et relèvent même parfois de la poétique au sens institué du terme. Il s’agit plutôt d’une question de degré, car il faut admettre que ces propos demeurent souvent circonscrits, que Valéry approfondit peu et ne donne presque pas d’exemples – ou alors seulement sous forme d’un nom d’auteur, éventuellement d’un titre d’un ouvrage, sans proposer d’analyses de textes. S’il mentionne ainsi les poèmes de maturité de Victor Hugo comme exemple de perfection formelle, il ne précise pas à quels vers il se réfère, ni ce qui fait précisément leur qualité (II, p. 559). Manifestement, Valéry suit à la lettre son idée d’un enseignement « maintenu dans un esprit de très grande généralité » (I, p. 77) et on retrouve, malgré le fait que le cadre du cours lui impose une forme discursive suivie, une tendance au style aphoristique dans lequel il excelle.
18Ce qui peut davantage embarrasser le lecteur, c’est que le discours de Valéry sur la littérature est traversé de tensions, voire d’incohérences et de contradictions. Ainsi, la volonté d’évacuer l’œuvre au profit du seul examen de la production et de la consommation s’accorde-t-elle difficilement avec l’approche formaliste esquissée dans son programme d’enseignement et défendue dans de nombreuses leçons ; et si Valéry déclare vouloir exclure la question de la valeur de sa poétique, il ne cesse, pareillement, de la réintroduire. S’agissant de la question de la nature de l’art, Valéry oscille entre affirmation de son caractère essentiel ou de son caractère arbitraire ; et la définition même de la notion de « poétique » est sujette à flottements23. Enfin, pour être un théoricien de l’impersonnalité de l’art, Valéry reste, dans son Cours, attaché à la figure de l’écrivain, de l’artiste et du « grand homme ». Celui qui plaide, dans les Cahiers, pour l’« indépendance de l’homme biographique et de l’auteur » (1974a, p. 1028), qui appelle dans la plaquette de candidature à une histoire littéraire écrite « sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé » (I, p. 73) et qui étaye dans son cours sa théorie de l’autonomie de l’œuvre24, demeure, dans ce même cours, préoccupé par la figure de l’écrivain et par sa biographie. On l’entend en outre affirmer l’importance de voir transparaître la « personnalité de l’auteur » dans les œuvres littéraires (II, p. 628). L’attention portée à ce sujet s’accentue en particulier dans les dernières années du cours : le rôle des hommes illustres est examiné par Valéry dans plusieurs leçons25, et la réflexion culmine dans l’apologie de la figure de Voltaire au moment de la Libération. Le contexte historique n’y est sans doute pas étranger, la guerre étant propice à la mise en valeur de figures exemplaires s’étant battues pour une cause ou pour des valeurs, mais la préoccupation de Valéry est plus générale – et littéraire : s’il déplore qu’à son époque, la « notion de grand contemporain » s’est évanouie, et cite en exemples Hugo, Tolstoï et Zola, c’est parce que ces derniers « étaient regardés comme de grandes figures qui imposaient le prestige des lettres » (II, p. 268). Ces auteurs représentent des modèles parce qu’ils ont réussi à atteindre, au prix d’un travail long et persévérant, d’une discipline et d’une lutte constantes, une forme de perfection dans la maîtrise de leur art. Ils incarnent ainsi ces valeurs de l’esprit qui forment l’horizon de l’œuvre de Valéry.
19Dans les faits, les deux approches – thèse de l’impersonnalité de la création et valorisation de figures d’auteurs exemplaires – coexistent dans le discours de Valéry. Elles ne sont pas nécessairement incompatibles. Valéry plaide pour une dissociation entre auteur et œuvre, non pour une « mort de l’auteur ». Ce qui est en jeu, c’est moins la personne biographique que le génie, ou encore, comme le note Valéry, l’auteur considéré comme « système » (I, p. 527). Aussi semble-t-il plus pertinent de parler de tensions26 au lieu de contradictions. Les problèmes littéraires sont examinés par Valéry à différents niveaux, qu’il convient de distinguer, et si contradiction il y a, elle se situe essentiellement à un premier niveau de lecture. De telles antinomies, on le sait, ne sont pas rares dans l’œuvre de l’écrivain. Dans un article sur la notion de littérature chez Valéry (2010), Michel Jarrety a relevé des tensions inhérentes aux prises de positions de l’auteur dans les Cahiers, Tel Quel et Variété, s’agissant de la fonction de la littérature, de sa destination (discours centré sur lui-même ou conçu pour produire un effet spécifique sur le lecteur), de sa démystification ou de sa sacralisation. Ces mêmes tensions se retrouvent dans le Cours, et il semble donc peu pertinent de vouloir appliquer à ce dernier une grille de lecture unifiée. Elles sont en définitive inhérentes à l’objet lui-même : la littérature est un fait pluriel, qui défie les tentatives de définition univoque. Selon qu’on l’approche sous un angle plutôt que sous un autre, le phénomène présente différentes facettes. Valéry, dans son Cours, tente de penser ces facettes ensemble.
20La seconde observation, qui sera plus brève, est d’ordre chronologique : plus Valéry approche de la fin des huit années de cours, plus il revient à des sujets littéraires et au programme initialement tracé dans la plaquette de candidature. Les questions de forme et d’écriture, largement évacuées au cours des premières années de son enseignement, réapparaissent dès 1943. Durant la dernière année, la majorité des leçons conservées traitent de sujets littéraires. Valéry examine les enjeux formels de la composition, la genèse des textes, la puissance de la parole, la responsabilité de l’écrivain ; il prodigue des conseils aux jeunes écrivains, fait l’éloge d’auteurs illustres et se montre préoccupé par l’évolution de la sensibilité littéraire au sein de la société française. Dans la leçon du 23 mars 1945, l’avant-dernière qu’il prononce, Valéry adresse un vibrant hommage à la littérature :
Je vous avoue franchement que personnellement ces questions-là m’intéressent plus que le cours même que je fais. Elles m’intéressent beaucoup plus, à tort ou à raison. Mais c’est une manie que je tiens de mon jeune âge et qui persiste. Je trouve que c’est tellement intéressant de considérer ce phénomène, écrire, dans toute sa splendeur, avec toute sa rigueur, avec tout ce qu’on peut imaginer là-dedans, que le rêve de ma vie, qui n’a pas été accompli, aurait été d’écrire une page de prose selon ce que j’aurais aimé faire, c’est-à-dire en suivant mes idées théoriques là-dessus. Je n’y suis pas arrivé, je l’avoue franchement. (II, p. 681)
21La fin des huit années du Cours aurait dû être consacrée à l’étude de la tragédie, alliant considérations anthropologiques (son rapport à la politique et à la religion) et formelles (qualités d’unité géométrique, autonomie de l’œuvre, élocution). Cette fin, abrupte car occasionnée par la maladie puis la mort de l’auteur, était certes non planifiée comme telle, mais, la guerre finie, Valéry a dû soupçonner qu’il s’agissait de sa dernière année d’enseignement. Si l’auteur termine son ultime leçon en disant que ce qu’il avait présenté était une « introduction » (II, p. 701) à l’étude de la tragédie, il se réfère certes au contenu de ladite leçon, mais le propos résonne également avec celui de la leçon inaugurale, où il avançait que l’examen des mécanismes de production des œuvres de l’esprit était une introduction nécessaire à l’étude de la littérature. S’agissait-il pour lui de clôturer son enseignement par une application de la théorie exposée durant les années précédentes au genre littéraire qu’il avait qualifié dans les Cahiers comme le « sommet de l’art » (1974a, p. 1055) ? On ne saurait l’affirmer avec certitude ; néanmoins, force est de constater que la littérature se voit, in fine, rétablie à l’horizon du cours.
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22Cette édition du Cours de poétique sera à l’évidence d’un intérêt capital pour les études valéryennes. Comme l’observe William Marx, le cours peut être considéré comme la dernière œuvre du poète. Replacé dans l’architecture globale de son œuvre, il représente une forme de bilan : Valéry construit son enseignement en s’appuyant sur des réflexions menées tout au long de son activité, et opère une synthèse entre des éléments qu’on aurait pu croire dissociés. Le cours apparaît ainsi comme une forme de totalisation de sa pensée, se rapprochant à certains égards de ce que l’auteur avait appelé le « Système ». Il s’agit d’un testament, qui résume sa pensée tout en poussant cette pensée plus loin27. Sans doute le Cours déplace-t-il quelque peu notre regard sur la théorie valéryenne de la littérature que l’on avait jusqu’alors essentiellement considérée sous l’angle formaliste28. Faut-il pour autant réviser les conclusions des études passées ? Nul besoin de le faire : le Cours ne dément en rien la pensée formaliste de Valéry, mais ajoute un volet supplémentaire à sa critique. Les spécialistes29 ont déjà montré qu’il existe plusieurs poétiques de Valéry, et aux côtés des « deux poétiques de Valéry » – l’une formaliste, l’autre lyrique – identifiées par William Marx30, apparaît dans ce cours une troisième, qu’on pourrait dire anthropologique. Le Cours illustre ainsi une fois de plus la complexité constitutive de la poétique valéryenne. Aussi ne faudra-t-il pas y chercher une théorie close, complète et univoque. On sait, du reste, les réticences de l’auteur face aux théories à vocation universelle. Le cours ne vaudra pas comme système fermé. Peut-être l’ouvrage synthétique projeté par Valéry – sa véritable Poétique – l’aurait fourni, mais cette archive du Cours reste un cours. Il s’agit d’un lieu où la pensée explore ses possibles, dans un libre déploiement qui constitue la richesse de cet enseignement tout comme elle constitue celle des Cahiers.
23L’édition du Cours de poétique restitue non seulement une pièce manquante de la bibliographie de Valéry, mais aussi de l’histoire la critique littéraire et, plus globalement, de l’histoire de la vie intellectuelle française. Sans constituer une poétique au sens classique du terme, cet ouvrage ajoute une corde à l’arc de la critique littéraire. Le Cours a pu exercer des influences diverses, et il est désormais possible de mieux les mesurer. De nombreux écrivains et penseurs ont assisté, du moins sporadiquement, à l’enseignement de Valéry, et y ont trouvé matière à réflexion – qu’ils en aient explicitement parlé (comme Blanchot) ou se soient limités à des références plus discrètes31. Le Cours forme donc un intertexte important. Il appartiendra à de futures recherches de prendre la pleine mesure de ces échos et de cet héritage, recherches rendues possibles grâce à cette publication. L’édition de William Marx rend ainsi à ce cours sa place dans l’histoire des idées du xxe siècle.