Le dernier livre de Foucault : l’ombre d’un doute ?
1« Pas d’édition posthume », avait écrit le philosophe (cité par Defert, 2001, p. 90). Durant plusieurs décennies, l’interdiction pour les chercheurs de consulter le tapuscrit des Aveux de la chair, le dernier grand inédit de Michel Foucault consacré à l’expérience chrétienne du sexe, semblait laisser le legs indéfiniment ouvert sur un texte absent, à la lecture autant désirée que redoutée. « Pourquoi réaliser une œuvre alors qu’il est si beau de la rêver ? », fait dire Pasolini au peintre Giotto à la fin du film Le Décaméron. On pourrait en dire autant de cette pièce manquante que furent durant plus de trente ans les Aveux : pourquoi lire ce livre alors qu’il fut si fascinant de le rêver ? Ce rêve, au moins cette attente, commencèrent en 1976 quand fut annoncé dans le premier volume d’Histoire de la sexualité (La Volonté de savoir), un deuxième volume qui devait s’intituler alors La Chair et le Corps, suivi de quatre autres. Rebaptisé Les Aveux de la chair dès 1977, son manuscrit fut remis à Galimard en 1982, avec consigne expresse d’attendre : le plan initial avait entretemps été bouleversé. Si les deuxième et troisième volumes du projet, finalement publiés en 1984, portèrent en effet sur tout autre chose – l’Antiquité gréco-romaine –, leur préface annonçait toujours Les Aveux, en quatrième et, cette fois, dernière position. La mort subite de Foucault ne lui permit pas d’achever la correction du tapuscrit entre-temps établi par Gallimard. Le texte suspendu devint ainsi le chiffre de l’œuvre entière.
21976-1984 : ces bornes temporelles soulignent le long périple d’un livre sans cesse remis sur le métier, celui auquel Foucault consacra le plus de temps, le plus d’énergie peut-être. À l’origine, l’hypothèse du rôle-clé du christianisme dans le lien singulier établi en Occident entre sexualité et discours. Contraint à se dire sans cesse dans nos sociétés modernes, le désir sexuel est devenu le fond sombre de notre être qui l’éclaire tout entier, loin des arts érotiques de l’Orient. Pour passer de l’obscurité à la lumière, l’Occident a mis en place un certain nombre de techniques, au premier rang desquelles l’aveu. D’où l’importance, pour Foucault, dès le cours au Collège de France intitulé Théories et institutions pénales (1971‑1972), du rôle de l’aveu dans l’Inquisition médiévale, puis, avec Les Anormaux (1975), de la pastorale de la confession à l’âge classique, prémices de l’aveu médical et judiciaire du xixe siècle. Telle pourrait être résumée notre histoire morne et bavarde, notre curriculum vitae de modernes : tout dire, tout dire régulièrement, tout dire au prêtre, puis au juge, au médecin, au psychanalyste. Telle était au moins l’hypothèse première de Foucault autour de 1976, quand il parlait encore d’un deuxième volume appelé La Chair et le Corps, principalement consacré au christianisme du deuxième millénaire, avec le discours de la confession devenue sacrement en toile de fond. Mais Foucault est vite pris de doute ; il sent que le petit meuble grillagé où l’on chuchote des banalités depuis cinq siècles n’est sans doute qu’une péripétie de l’odyssée plus vaste des rapports entre subjectivité et vérité. Il lui faut remonter le temps : notre rapport à nous-mêmes n’a pas cinq siècles, il en a sans doute quinze, voire vingt.
3Le grand choc, c’est la lecture, d’abord tâtonnante, puis systématique, des Pères de l’Église, ces bâtisseurs de la doctrine chrétienne des IIe‑Ve siècles, dont Foucault fait l’objet principal de son cours au Collège de France en 1980 (Du gouvernement des vivants), non sans dérouter ses auditeurs qui hésitent alors sur l’orthographe de « Chrysostome » ou de « Hermas » (comprenons-les : le précédent cours était sur le néolibéralisme). Loin du simple rapport de soumission à autrui, brillent dans l’Antiquité tardive des exercices sur soi et des épreuves de vie – une manière de se transformer soi-même et de s’y préparer –, valorisés dans la mesure même où ils engagent totalement mais librement les sujets. C’est même leur condition première : pas de gouvernement des âmes sans la garantie de leur liberté, même si celle-ci est bien entendu sollicitée et guidée.
4De cette lecture naît un projet entièrement renouvelé d’Histoire de la sexualité, centré non plus sur le pouvoir, extérieur et contraignant, mais sur le rapport à soi, comme attention et effort ; histoire désormais d’une expérience morale plus que d’une technique de domination. Mais, problème : il est bien connu que ces exercices chrétiens ont puisé leur inspiration chez les philosophes de la période hellénistique et romaine, en particulier stoïciens, et leurs conseils de vie. Pour saisir la singularité chrétienne, il convient de faire une longue halte du côté de cette Antiquité païenne où les Pères de l’Église se sont longtemps baignés, tels des Diane chasseresses. Ce sera l’objet des volumes deux et trois, publiés in extremis en 1984, alors que Foucault est déjà très malade : L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi. Pour plusieurs décennies, ils furent le dernier visage de l’œuvre – incomplet, forcément décevant –, au risque de faire passer Foucault pour un philosophe en toge, à l’érudition classique et rassurante (moins provocant ou politique). Restait donc ce mystérieux quatrième volume, devenu après bien des lectures, essais et ratures, l’étude de ce moment critique des IIe-Ve siècles où le soleil grec qui illuminait les corps et les plaisirs céda peu à peu la place au clair-obscur de la chair chrétienne et de ses secrets. Les Grecs étaient profonds car superficiels, disait Nietzsche ; les Chrétiens firent de la surface de nos vies un abîme.
5Ce long détour était nécessaire pour comprendre l’importance de la publication officielle en 2018 des Aveux, édités par Frédéric Gros avec l’accord des ayants droit, convaincus que le temps était venu et que l’interdit testamentaire avait de toute façon été depuis longtemps transgressé (certains cours au Collège de France ont en effet été édités à partir du manuscrit conservé, et non à partir du seul enregistrement audio). Ce long détour explique surtout la surprise aujourd’hui des lecteurs, teintée d’une secrète déception qui rappelle celle de Giotto contemplant ses propres fresques enfin terminées. Austère par les thèmes abordés (la pénitence, la virginité, la chasteté, le mariage), le livre détone par son souci de décrire, non pas les interdits que la religion aurait fait peser sur nos sexes, mais les difficiles modèles de vie que les premiers penseurs chrétiens ont proposé à la liberté – d’abord pour résoudre certains problèmes concrets, au croisement de la pastorale et de la doctrine (l’afflux de convertis, la réintégration des relaps, la répétition de la faute). Si certains développements étaient déjà en partie connus (via l’édition en 2012 de Du gouvernement des vivants ou l’article « Le combat de la chasteté », publié par Foucault en 1982 dans la revue Communications), il offre nombre d’analyses inédites, en particulier concernant la virginité et sa première présentation systématique chez Méthode d’Olympe (fin du IIIe siècle), ainsi que concernant la libido et son juste contrôle dans le mariage chez Augustin qui accomplit, selon Foucault, la soudure entre le combat du moine et celui des époux.
6C’est sans nulle doute la première surprise des Aveux : Augustin, le Père capital, avait longtemps été mis de côté par le philosophe, défiant qu’il était vis-à-vis des auteurs canoniques et de la trop grande place que leur accordait alors l’historiographie classique. Absent du cours Du gouvernement des vivants, achevé en mars 1980, Augustin apparaît cependant lors du séminaire au New York University Institute for Humanities de novembre 1980 donné à l’invitation de Richard Sennett. Les échanges à l’université de Berkeley, peu de temps auparavant, avec l’historien Peter Brown, auteur d’une mémorable biographie d’Augustin (London, Faber and Faber, 1967, traduction Paris, Le Seuil, 1971), qui marqua Foucault et influença de toute évidence sa vision non-ascétique de l’auteur des Confessions, y furent certainement pour quelque chose. Cette passion soudaine pour Augustin éclate dans Les Aveux de la chair et bouscule le plan initialement prévu au point de lui accorder un tiers du livre. Assurément la troisième partie, « Être marié », par sa dialectique si subtile, est du très grand Foucault – même si certains patrologues ont pu regretter le portrait étonnamment modéré (anti-ascétique et pro-mariage) de l’austère Père. La démonstration n’en est pas moins splendide, limpide comme un théorème théologique : Augustin est celui qui aura montré, bien avant Freud, qu’il reste du volontaire dans l’involontaire de la volonté.
7Cette bonne surprise ne suffit pas à cacher, après un incroyable succès de librairie – dont les patrologues devront savoir gré à Foucault in aeternum –, une déception qui s’est exprimée dans la réception académique française et anglo-américaine face au contenu du livre ou à son édition. Certains doutèrent tout d’abord que le volume publié fût, même de loin, proche de l’œuvre achevée, car ils n’y trouvaient pas ce qu’ils y attendaient : le verbe et la fougue de celui qui cavalait quelques années auparavant au-dessus des références et des siècles, les bottes de sept lieues de la méthode généalogique aux pieds. Que restait-il du Foucault seventies dans ces commentaires de textes anciens proches de la paraphrase, soudain respectueux de leur sens spirituel ou théologique, à l’écoute de mots qu’il aurait en d’autres temps triturés, découpés, fait saigner ? Cette même objection eut son versant épistémologique plus sérieux : l’édition de 2018 ne serait pas une véritable édition critique, la seule qui aurait été respectueuse d’un texte dont Foucault ne signa jamais le « bon à tirer ». Les interventions minimales de l’éditeur – suivant en cela un souhait des ayants droit –, son ajout de titres et de sous-titres pour guider la lecture (signalés cependant entre crochets), l’absence d’informations détaillées sur l’état du texte, le choix de publier le résultat sous le fier intitulé « Histoire de la sexualité 4 », comme si le périple était achevé : tout ceci aurait concouru à l’invention d’un livre qui ressemblerait de manière trompeuse au texte fini qu’il n’est pas.
8Malheureusement, rien de cela ne tient au regard de l’archive. Le tapuscrit fut bel et bien corrigé de la main de Foucault, au moins pour partie (I et II), et par deux fois. Une première fois, scrupuleusement : des références sont ajoutées ou complétées, probablement en bibliothèque ; la seconde correction, de style ou de détail, est plus légère et se rarifie au fil des pages – ce qui pourrait s’expliquer par le témoignage des proches qui évoquent une dernière correction sur son lit d’hôpital. Nous avons dit « corrigé », pas remanié. Aucune trace de refonte, de réorganisation dans ces passages relus par le philosophe. Concluons fermement : l’état de l’archive ne permet pas de faire du manuscrit / tapuscrit des Aveux un brouillon (ou, pire, un assemblage de brouillons) au statut incertain ; il confirme au contraire que la phase d’écriture était largement achevée. Il reste, il est vrai, des incertitudes, par exemple sur la fin véritable du texte (comme le mentionne en toute rigueur la préface1), mais elles restent périphériques et ne changeront pas la face de l’œuvre telle que nous la lisons désormais. En atténuant les marques ostentatoires – souvent artificielles – de l’édition dite « scientifique », la publication de 2018 a permis que le livre rencontre un large public, en lui donnant une forme immédiatement appropriable – ce qui n’aurait pas déplu à un auteur qui fut toujours très sensible à la diffusion et à la réception de ses livres, quitte à faire mentir son fameux article « Qu’est-ce qu’un auteur ? », que les contempteurs s’empressent toujours de citer alors que Foucault ne se l’est pas appliqué à lui-même. Un seul regret : trois des quatre Annexes reproduisent des documents trouvés avec le manuscrit des Aveux, dans la même chemise – au moins tel que l’atteste leur état de conservation à la Bibliothèque nationale de France –, au risque de faire croire à des passages écartés, des « chutes » du livre alors que la manière même dont l’archive a été constituée et nous est parvenue interdit de trop vite conclure d’une telle proximité physique. Même si elle reste difficile à dater, l’annexe 2, qui articule les actes de vérité des premiers siècles avec le pouvoir pastoral, contient un matériau plus ancien, lexicalement et thématiquement, dont la publication à la fin des Aveux engendre déjà des conclusions hâtives.
9Aux surpris ou aux déçus de l’édition de 2018, il faut répondre tout d’abord que L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, volumes deux et trois d’Histoire de la sexualité, ont provoqué exactement la même réaction en 1984, et encore longtemps après : étonnement devant une écriture plus simple, plus lisse, une posture plus classique, mais aussi plus humble devant les textes – patiemment commentés et non pas hâtivement sollicités. Il fallut des années pour saisir l’originalité avec laquelle Foucault posait, dans ces deux livres, des questions que ne se posaient pas les historiens de cette période. Il faudra sans doute autant de temps pour vraiment lire et comprendre Les Aveux de la chair, comprendre en particulier la singularité d’une approche proprement philosophique : Foucault cherche l’émergence d’une manière nouvelle de formuler des problèmes anciens, sans se laisser tromper par l’usage des mêmes mots ou l’attestation des mêmes pratiques, sans se laisser enfermer par le périmètre des religions ou des écoles de pensée, ni aveugler par le jeu de leurs emprunts (qui obnubilaient la philologie de cette époque : Pierre Courcelle, Michel Spanneut, Pierre Hadot, etc.). À la surface d’un texte, cette émergence peut se jouer à presque rien : la redistribution des relations entre des éléments existants (la faute, le salut, l’illumination, que l’ère grecque connaissait déjà), la modification d’une règle de résolution ou de véridiction (le passage d’une inspection « instrumentale » à une herméneutique « opératoire » du sujet), l’ajout d’une inconnue dans l’équation de départ (l’Autre, le diable) : il y a dans les lectures chrétiennes de Foucault une véritable mathesis du problème. Un problème ne se repère ni dans les mots, ni dans les choses ; il n’est pas le titre d’un traité ni le récit d’un événement ; il relève de la réflexivité des sujets, individuels et collectifs tout ensemble. Son émergence doit donc être analysée dans l’échange de la pensée avec elle-même (d’où sa formulation toujours logique), à distance du contexte économique, politique ou social que les solutions proposées aux difficultés éthiques rencontrées à un moment donné de l’histoire ne reflètent ni n’éclairent directement.
10Telle n’était pas exactement l’approche – alors qu’il travaillait sur la même période et les mêmes auteurs –, d’un Peter Brown, plus attentif aux textes comme reflets des relations de pouvoir dans la société. Cet écart n’empêchait pas le philosophe et l’historien – qui s’étaient rencontrés à plusieurs reprises, à Berkeley puis à Paris –, de se lire, de s’apprécier. À la mort de Foucault, son compagnon Daniel Defert fit l’inventaire de ce qui se trouvait sur sa table de travail : parmi les quelques papiers ou dossiers, le tapuscrit d’une conférence de Brown, probablement envoyé par son auteur : « Augustine and Sexuality »2.
11L’embarras dans lequel nous laisse aujourd’hui ce quatrième volume des Aveux n’en reste pas moins légitime. Dans sa forme finale, il porte la trace des nombreuses hésitations que connut sa rédaction, confirmées par l’archive désormais consultable à la Bibliothèque nationale de France : hésitation entre une histoire de l'aveu qui passerait par celle des actes de vérité aux premiers siècles (baptême, pénitence, direction) et une histoire du rapport à soi comme expérience morale qui relègue l’aveu à la périphérie ; hésitation entre l’histoire du sujet aux prises avec lui-même et celle du sujet aux prises avec un pastorat, c’est-à-dire avec des instances définies de gouvernement. Dans Les Aveux, et déjà dans Du gouvernement des vivants, le pouvoir n’est plus la prérogative d’autrui : je peux me lier à moi-même sans directive particulière, sinon celle d’un horizon culturel que Foucault ne thématise pas en tant que tel. Et c’est peut-être cette notion de « culture » – entendue comme contrainte, au moins influence, hors des formes classiques de gouvernement –, qui reste en attente de sa définition et prend figure d’impensé, tant elle revient fréquemment dans les articles et entretiens des années 1980. Ces hésitations créent de toute évidence un déséquilibre que le philosophe résout par soustraction, pour reprendre le mot si juste de Philippe Büttgen : alors qu’il n’a fait qu’accumuler au fil des années les lectures et les dossiers « chrétiens », élargissant sans cesse son corpus, d’Alphonse de Liguori à Tertullien, de Tertullien à Augustin, Foucault choisit de retrancher, au risque de subir post-mortem un coryphée de lamentations : « Il n’a pas parlé de ceci, ni de cela. » Des Aveux, on peut en effet regretter les occultations volontaires, qui sont en fait des mises à l’écart de dossiers pourtant parfaitement prêts, parfaitement rédigés, comme l’archive en témoigne aujourd’hui : ceux qui ont trait au pastorat et aux luttes anti-pastorales du xiiie au xvie siècles (le long de ce que Pierre Chaunu appela « Le temps des réformes ») ; ceux qui ont trait à l’Église et à l’institution en général (que la notion de « gouvernementalité » appelait à penser différemment, contre une histoire juridico-institutionnelle qui revient aujourd’hui en force) ; ceux qui ont trait à la « spiritualisation » des laïcs au deuxième millénaire avec une attention particulière à la Devotio Moderna.
12Dans un surprenant geste de renoncement, Foucault choisit de laisser tout ceci de côté, c’est-à-dire des centaines de pages, de notes griffonnées. Peut-être était-il lassé de thèmes ou d’hypothèses trop ressassés ? Lassé des aveux et même de la chair ? Il choisit d’ignorer le but qu’il s’était fixé (l’histoire de l’aveu de la sexualité) et, par là même, ce que l’on attendait de lui. Il choisit d’écrire uniquement sur ce qui l’intéressait – encore un peu – à l’heure de la version finale des Aveux devenue sablier, sans autre considération. Or, ce qui l’intéressait alors dans le corpus chrétien, c’était uniquement les règles de vie, les combats de la volonté avec elle-même, et rien que cela. Comme si toute l’histoire de la sexualité était soudain intériorisée dans l’intimité d’une âme devenue, comme la monade leibnizienne, l’expression du monde entier. Mais alors pourquoi avoir lancé un tel programme en 1976 ? « Le plus simple serait de ne pas commencer. Mais je suis obligé de commencer. C’est-à-dire que je suis obligé de continuer », disait Beckett (1953, p. 9), qu’il aimait.