Les vies posthumes de Jean-Paul Sartre, des inédits de jeunesse aux Conférences du Havre sur le roman
1De Sartre, on connaît le cinglant mépris pour les complaisantes postures de la postérité : « Nous ne souhaitons pas gagner notre procès en appel et nous n’avons que faire d’une réhabilitation posthume ; c’est ici même et de notre vivant que les procès se gagnent ou se perdent1 » (Sartre, 1948, p. 14‑15). L’écriture « engagée » se doit d’être avant tout écriture du présent et pour le présent. Aussi bien, mettre en procès le leurre de la vocation littéraire réclame de mettre à bas l’illusion de l’immortalité. Liquider cette religion de substitution, c’est donner tout son sens à l’insupportable mort de Dieu, c’est miser tout sur un authentique athéisme littéraire. L’indifférence de Sartre au destin posthume de son œuvre, qui pourrait n'être qu’une coquetterie d’auteur, s’inscrit donc dans une exigence maintes fois réaffirmée, des Carnets de la drôle de guerre de 1939 et 1940 aux entretiens avec Michel Contat dans les années soixante-dix, en passant, bien entendu, par Les Mots. C’est dans le récit d’enfance, précisément, qu’on lit ces lignes, dont l’ambivalence n’échappera à personne : « Que mes congénères m’oublient au lendemain de mon enterrement, peu m’importe ; tant qu’ils vivront, je les hanterai, insaisissable, innommé, présent en chacun comme sont en moi des milliards de trépassés que j’ignore et que je préserve de l’anéantissement [...] » (Sartre, 2010, p. 136)
Sartre inédit, un work in progress
2Hanter les vivants sans céder, pour autant, à la tentation du procès en appel : c’est toute l’ambiguïté d’un Sartre lui-même hanté par sa quête la plus archaïque, la quête du Salut, et qui ne méconnaît nullement les pièges de sa propre mauvaise foi : « Je prétends sincèrement n’écrire que pour mon temps mais je m’agace de ma notoriété présente : ce n’est pas la gloire puisque je vis et cela suffit pourtant à démentir mes vieux rêves, serait-ce que je les nourris encore secrètement ? » (ibid., p. 138)
3Hanter les vivants : c’est précisément ce à quoi s’emploie l’œuvre sartrienne depuis la mort de l’écrivain en 1980, au point que l’auteur, graphomane polygraphe, semble, d’outre-tombe, être resté obstinément fidèle à la devise Nulla dies sine linea2. On connaissait déjà la place centrale qu’occupe dans cette œuvre le caractère d’inachèvement : les dernières lignes de L’Être et le Néant renvoyant à l’élaboration d’une « morale » jamais menée à bien ; le projet d’un dernier volume de L’Idiot de la famille sur le style de Madame Bovary, que l’auteur, malade, laissera à l’état de notes et d’ébauches3 ; ou encore l’inachèvement du cycle romanesque des Chemins de la liberté dont le quatrième volume, La Dernière Chance, sera abandonné. C’est peu dire que Sartre aura fait de l’écriture un mouvement perpétuel, mû aussi bien par la nécessité de s’arracher à soi-même que par un principe d’abandon et de rebond sans fin.
4Si la catégorie des inédits sartriens a atteint une telle ampleur depuis 1980, faisant de ses œuvres posthumes un véritable work in progress4, c’est certes d’abord dans cette tendance marquée à l’inachèvement qu’il faut chercher l’explication la plus simple. Ainsi, les six cents pages de notes prises en 1947 et 1948 sur la morale et l’Histoire, aussi bien aboutissement que dépassement de L’Être et le Néant de 1943, sont publiées en 1983 sous le titre Cahiers pour une morale, tandis qu’un second volume de la Critique de la Raison dialectique paraît en 1985, conformément à ce que Sartre avait lui-même anticipé dans Situations X :
Publiés après ma mort, ces textes restent inachevés, tels qu’ils sont, obscurs, puisque j’y formule des idées qui ne sont pas toutes développées. Ce sera au lecteur d’interpréter où elles auraient pu me mener. [...] Si je disparais, ces textes restent comme ils étaient vraiment dans ma vie, et les obscurités demeurent, même si elles n’étaient peut-être pas des obscurités pour moi... (1976, p. 208)
5De même, les notes prises pour un dernier volume de l’étude sur Flaubert sont publiées en 19885, tandis que des fragments du roman La Dernière Chance sont publiés dès 1981 dans l’édition des Œuvres romanesques en Pléiade6. Enfin, et peut-être surtout, ont été publiés en 1991 les fragments d’un roman inachevé, La Reine Albemarle ou le dernier touriste, une œuvre présentée par Simone de Beauvoir, dans La Force des choses, comme « La Nausée de son âge mûr7 ».
6Pour autant, la masse impressionnante des œuvres posthumes dépasse, et de loin, la tentative de combler les vides et les lacunes de textes déjà publiés du vivant de l’écrivain-philosophe. Ainsi, et sans souci d’exhaustivité, on doit retenir des textes essentiels, appartenant à des genres différents, et qui ont modifié en profondeur tant le regard porté sur l’évolution de la pensée sartrienne que les dimensions et la physionomie mêmes de cette œuvre : le Scénario Freud (1984), texte du scénario écrit par Sartre à la demande du cinéaste américain John Huston pour le film Freud, passions secrètes (1962) et qui est l’occasion pour l’auteur de se confronter à la psychanalyse freudienne et à sa propre représentation de la figure du Père8 ; les Carnets de la drôle de guerre ([1939-1940], 1983), ce « journal intime » tenu par un Sartre aux armées, jeté dans l’Histoire, véritable laboratoire tant de L’Être et le Néant que des Mots, et qui réserve encore bien des surprises, puisque cinq seulement des quinze carnets rédigés, puis, en 1991, un sixième, nous sont à ce jour parvenus ; à quoi s’ajoutent, dans le genre de l’écriture intime, les huit cents pages des Lettres au Castor et à quelques autres (1983) qui révèlent le talent épistolaire de Sartre et livrent un témoignage de première valeur tant sur le couple qu’il forme avec Simone de Beauvoir que sur le « jeune Sartre », avec les lettres adressées dès 1926 à Simone Jolivet.
7Et c’est précisément sur ce « jeune Sartre » que les inédits ont jeté une lumière nouvelle et déterminante – ceux que Sartre pouvait désigner face à Michel Contat comme
[…] les inédits qui sont complètement morts, comme ces écrits de jeunesse que vous donnez dans la Pléiade et où je ne me reconnais même pas, ou plutôt, je les reconnais avec une sorte de surprise, comme les textes d’un étranger qui m’aurait été familier il y a très longtemps (1976, p. 208)
8Ce sont essentiellement les Écrits de jeunesse (1990) établis par Michel Contat et Michel Rybalka, qui comportent des textes aussi cruciaux pour le développement de l’écrivain que son premier roman, Une défaite, vraisemblablement écrit en 1927, ou encore le conte L’Ange du morbide, écrit à dix-sept ans, sans oublier le passionnant Carnet Midy sur lequel, en 1924, Sartre, élève de khâgne, inscrit ses réflexions en respectant l’ordre alphabétique imposé par le carnet lui-même. Cet ensemble de textes rédigés entre l’adolescence et le début des années trente sera complété en 2016 par la publication de pages magnifiques et déroutantes, Empédocle et Le Chant de la Contingence9.
9Ce sont autant de textes qui prennent d’ores et déjà toute leur place dans une œuvre paradoxale, marquée aussi bien par des continuités de pensée et de sensibilité remarquables entre le jeune homme et l’écrivain de la maturité, que par des « révolutions » incessantes, qui voient Sartre passer, par exemple, de l’inspiration mythologique et classique propre à Empédocle à la modernité de La Nausée. De même, ces inédits de jeunesse, qui obéissent à des inspirations diverses, parfois mal assimilées, toujours complexes, éclairent la question qui lui a souvent été posée, celle de la relation entre littérature et philosophie, puisqu’il s’agit pour ce jeune Sartre d’être « à la fois Spinoza et Stendhal », comme l’a maintes fois rapporté Simone de Beauvoir. Si Sartre affirme qu’il existe à ses yeux une hiérarchie entre les deux disciplines, mise en place dès son jeune âge (« [...] la hiérarchie, c’est la philosophie en second et la littérature en premier. Je souhaite obtenir l’immortalité par la littérature, la philosophie est un moyen d’y accéder », Beauvoir, 1981, p. 221), il n’observe pas moins leur interpénétration, pour le meilleur et pour le pire, et cela dès ses premiers écrits. Il en est ainsi d’Er l’Arménien, rédigé en 1928 et retrouvé en 198510, roman dont Sartre trouve l’inspiration dans le Livre X de La République de Platon :
Oui, j’écrivais des ouvrages qui bénéficiaient ou plutôt qui “maléficiaient” de mes connaissances philosophiques, par exemple Er l’Arménien : la conception en était littéraire ; il y avait des personnages, une manière de raconter à l’antique, ça courait, ça bougeait ; il y avait des Titans ; ça exprimait cependant des idées philosophiques (ibid., p 224‑225).
10Ainsi, le massif des inédits de jeunesse complète la représentation que Sartre a lui-même proposée de ses années de formation. Car si le récit d’enfance publié en 1964 est une réponse à la question : pourquoi suis-je devenu écrivain ?, il est vrai que, faute d’avoir poursuivi son autobiographie au-delà du récit de sa douzième année, Sartre n’a jamais vraiment répondu à « la question subséquente : comment suis-je devenu cet écrivain qui a produit précisément ces textes ? », comme l’observent Michel Contat et Michel Rybalka dans leur introduction aux Écrits de jeunesse (1990, p. 711).
Sartre havrais : un observatoire du roman contemporain
11Simone de Beauvoir, en ouverture des entretiens avec Sartre menés en été 1974, ne remarque en somme pas autre chose et appelle au comblement d’une même lacune :
Vous avez expliqué très bien dans Les Mots ce que ça a été pour vous de lire, d’écrire, et comment, quand vous aviez onze ans, vous aviez ce qu’on pouvait appeler une vocation d’écrivain. Vous étiez destiné à la littérature. Ça explique pourquoi vous avez voulu écrire, mais ça n’explique pas du tout pourquoi vous avez écrit ce que vous avez écrit (Beauvoir, 1981, p. 181).
12Or, c’est justement Simone de Beauvoir qui confie à Annie Cohen Solal, deux ans après la mort de Sartre, une enveloppe contenant 313 feuillets de notes plus ou moins rédigées pour des conférences prononcées au Havre, charge à elle de les photocopier et de les lui rapporter le soir même.
13Ces Conférences du Havre sur le roman, publiées par l’équipe Sartre de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), apportent un éclairage crucial à la question de la genèse de l’œuvre littéraire, même si le texte de ces notes prévues pour une présentation orale « ne saurait […] être considéré comme un quelconque chef d’œuvre méconnu », mais comme la découverte d’une « boîte à outils » (p. 612), en somme l’occasion de pénétrer Sartre dans ses coulisses, dans le laboratoire d’un écrivain encore inconnu et qui, lecteur de romans, contraint de sortir de ses propres impasses, s’emploie lui-même à devenir ce romancier « moderne » qu’il s’enjoint d’être.
14On connaissait l’existence de ces conférences par les entretiens de Sartre avec Beauvoir. Évoquant sa découverte de la littérature la plus moderne et expérimentale, Sartre se souvient :
Et j’ai même fait une conférence sur Joyce au Havre : il y avait une salle où les professeurs faisaient des conférences payées. C’était arrangé par la municipalité et par la bibliothèque. Et j’ai fait des conférences sur les écrivains modernes aux bourgeois du Havre, qui ne les connaissaient pas (Beauvoir, p1981, p. 282).
15Cette salle, c’est l’espace cédé à la municipalité du Havre par une société chorale, la Lyre havraise, afin d’organiser des manifestations culturelles (conférences, concerts, représentations théâtrales...). Pour ces conférences, la ville fait appel aux professeurs du Lycée : Sartre, qui a alors vingt-sept ans et s’est vu refuser un poste de lecteur au Japon, est nommé professeur au lycée François Ier du Havre en mars 1931 – poste qu’il conservera jusqu’en 1936.
16Comme le relatent Anne Mathieu et Julien Piat, Sartre prononce un premier cycle de conférences, de novembre 1931 à janvier 1932, sur le thème de « L’individu dans la littérature contemporaine », puis, de novembre 1932 à février 1933, un nouveau cycle de cinq conférences consacrées à « La technique du roman et les grands courants de la pensée contemporaine »13. Ces dernières sont les seules dont nous disposions à ce jour. Une ou deux conférences introductives (36 feuillets) développent un panorama de l’histoire du roman, du xviie siècle au début du xxe siècle. Selon l’analyse de Gilles Philippe, leur fonction, essentiellement pédagogique, est de tenir lieu de « prologue à l’état des lieux du roman contemporain qui était l’objet premier de la série de conférences », obéissant ainsi à « une téléologie clairement assumée : on y assiste à la construction progressive d’un genre qui atteint au début du xxe siècle sa pleine maturité » (p. 3014).
17Suivent quatre ensembles de textes consacrés à « Quelques techniques particulières ». Le premier est une étude du roman d’André Gide publié six ans plus tôt, Les Faux Monnayeurs, à l’égard duquel Sartre se montre à la fois laudateur et critique. D’emblée, Sartre se saisit de cette œuvre pour penser le roman en tant que tel (« Il est très important pour comprendre Les Faux Monnayeurs de rechercher pourquoi roman », p. 36) et pour comprendre sa spécificité en confrontant la notion gidienne de « roman pur » à l’histoire du roman (« En somme, Gide a posé le problème de la vérité dans l’art d’une façon peut-être un peu vieillie », p. 43), tout en distinguant roman et « récit » :
Dans le roman il n’y a pas un, mais une infinité de points de vue. Le roman doit être un univers. Le lecteur doit être déplacé constamment, et contraint de tourner autour des événements et des hommes pour épouser successivement une multitude de points de vue différents. (p. 38)
18Ces idées trouveront leur application dans La Nausée et, davantage encore peut-être, dans le cycle des Chemins de la liberté. De même, lorsque Sartre insiste sur des personnages gidiens responsables de leurs actes, il en vient à affirmer un élément essentiel de son credo à venir : « On peut penser ce qu’on veut du déterminisme, le genre roman exige que les personnages soient libres » (p. 51), formule que l’on retrouvera, notamment, au cœur de son article sur Mauriac15.
19Le second ensemble de notes est consacré au roman d’Aldous Huxley, Contrepoint, dont la traduction française a paru en 1930. Sartre y approfondit sa conviction que le roman « doit être un univers », en précisant son interrogation : « Quelle est la technique qui convient pour traiter d’un univers entier dans un seul roman ? » (p. 62) Ce qu’il désigne comme un « élargissement du roman » lui apparaît à l’œuvre chez Aldous Huxley (qui aboutirait cependant à un piètre échec) et chez Virginia Woolf. Il le conduit à « l’idée de totalité concrète », idée dont Sartre n’hésite pas à affirmer : « Voilà ce que doit être un roman. » (p. 63) Dans Contrepoint, « roman cosmique », Sartre trouve la question qu’il se pose lui-même et qui sera au cœur de La Nausée : « le rapport du roman avec la réalité » (p. 67).
20Le troisième ensemble, le plus développé, est l’analyse de la technique du monologue intérieur : il s’agit de prendre toute la mesure de « l’importance de cette modification technique » (p. 77) qui rend compte, en premier lieu, de ce que « le monde est notre représentation » (p. 78). Sartre étudie Les Lauriers sont coupés, roman publié en 1877 par Édouard Dujardin, qu’il qualifie de « tentative timide, très incertaine » (p. 81). Il en vient ensuite à l’Ulysse (1922) de Joyce, dont le projet ne peut que le séduire : « faire entrer tout dans un roman » (p. 85), et qui complexifie le procédé de Dujardin : « En effet, il n’y a pas un monologue intérieur mais d’innombrables… On saute même d’un monologue intérieur à un autre… Il y a même à un endroit fusion de plusieurs monologues. » (p. 89) Viennent enfin deux romans de Virginia Woolf, Mrs. Dalloway (1925), dont la traduction française a été publiée en 1929, et Les Vagues (1931), dont la première traduction n’a paru qu’en 1937 et qui a certainement requis, pour Sartre qui n’était pas anglophone, une traduction par Simone de Beauvoir. Aux yeux du conférencier, la romancière anglaise tente un dépassement des apories auxquelles s’est heurté Joyce : « Le problème de l’art, Woolf va le poser nettement sous l’influence de Joyce : l’œuvre d’art est une certaine intégration de l’univers… L’objet de l’art, c’est le monde sensible, ce monde divers, fuyant et que nul ne peut cerner. » (p. 98 et 99) Surtout, Les Vagues sont la représentation de l’idée selon laquelle « la conscience… n’est pas le centre du monde » (p. 103), ce qui conduit à une mise en cause de la notion même d’identité : « Virginia Woolf, poursuivant ses réflexions sur l’identité personnelle peut conclure que cette identité n’existe pas. » (p. 104)
21Le quatrième et dernier ensemble de textes traite le « problème du rapport de l’individu et du groupe » à travers l’étude des Hommes de bonne volonté (1932) de Jules Romains et de romans de John Dos Passos, essentiellement Manhattan Transfer (1925), traduit en 1928, et Le 42e parallèle (1930), dont la traduction française paraîtra quelques mois plus tard, nécessitant là encore l’aide de Simone de Beauvoir. Il s’agit pour Sartre de montrer comment le roman contemporain envisage, après un Balzac ou un Zola, la manière dont « on pouvait intégrer l’individu dans la société et dans quelle mesure chaque individu était susceptible de servir de symbole au type d’homme ou à la classe dont il faisait partie » (p. 121). En somme, il s’agit de dépasser l’individualisme par un roman nouveau, que Jules Romains appelle « unanimiste » et dont Sartre formule l’exigence : certes, « le romancier doit continuer à traiter d’individus comme il a toujours fait », mais « tout son art doit viser à nous faire sentir à chaque instant derrière l’individu la formidable puissance du groupe » (p. 125). Tentative ratée dans Les Hommes de bonne volonté puisque le caractère des personnages « ressortit à la psychologie individuelle que Jules Romains veut écarter » (p. 143). De là, « un roman petit-bourgeois socialisant et qui a eu un succès petit-bourgeois… Juste frondeur comme il faut : voilà pourquoi il plaît. » (p. 147), comme l’explique Sartre… devant « les bourgeois du Havre16 ». Au sujet de Dos Passos, les notes de Sartre sont peu rédigées et leur compréhension ne peut être que parcellaire. De fait, elles renvoient le lecteur aux analyses sur cet auteur que Sartre mènera à bien quelques années plus tard17. Quant à la brève « conclusion générale », elle achève sans achever et propose des vérités qui trouveront leur prolongement, notamment dans les réflexions de Qu’est-ce que la littérature ? :
Un roman ne doit pas être l’époque telle que l’écrivain la subit, mais l’époque repensée, recréée selon les mois de la profondeur esthétique… Il faut espérer que les grandes innovations techniques de ces dernières années seront utilisées comme moyens non d’investigation et de compte rendu fidèle de la réalité, mais comme moyens esthétiques n’ayant d’autre fin que le Beau. (p. 162)
Un laboratoire du roman sartrien
22Ce rapide aperçu aura commencé de le montrer, il est possible de tirer de ces conférences quelques traits d’ensemble, qui en disent long sur le Sartre du début des années trente. Un Sartre lecteur, d’abord : lecteur non plus seulement des classiques connus depuis l’enfance, et auxquels l’aurait attaché une forme de « provincialisme littéraire » dû aux années d’adolescence passées à La Rochelle (ce qui l’oppose à son camarade Paul Nizan qui, lui, est resté à Paris), mais dont s’affirme désormais la volonté de penser la littérature la plus immédiatement contemporaine. Ainsi, l’ambition de Sartre semble être de faire le point sur la situation du roman en 1932. L’ouvrage le plus « ancien » traité par l’auteur est en effet Les Faux Monnayeurs, qui ne date que de 1925, et le conférencier s’emploie à commenter des romans anglais (Woolf) et américains (Dos Passos) dont la traduction française n’est, on l’a vu, pas encore disponible. Cet attachement à la littérature de son temps, comment ne pas y voir celle-là même qui fera l’exigence singulière placée au cœur même de la théorie de l’engagement présentée dans le premier numéro de la revue Les Temps modernes ?
23De même, l’assimilation positive de la modernité – du présent et de l’avenir du roman – et de la littérature anglo-saxonne, qui a pour contrepartie l’assimilation critique du roman français et du passé, d’un classicisme technique dépassé – double stratégie à l’œuvre dans les essais critiques postérieurs –, sont déjà mises en place par ces conférences. Celles-ci réservent en effet l’analyse la plus élogieuse à Woolf, Joyce ou Dos Passos, la plus nuancée à Gide, la plus négative à Jules Romains. Les formules assassines par lesquelles Sartre règle son compte aux Hommes de bonne volonté de Jules Romains (« Ce roman est complètement manqué et ne réalise aucun des grandes ambitions de son auteur. ») ont déjà quelque chose de la verve assassine du pourfendeur des romans de Mauriac18.
24Comme le remarque Simone de Beauvoir dans les entretiens de 1974 déjà cités19, les conférences du Havre annoncent donc très directement les essais critiques repris, en 1947, dans le premier volume des Situations, dont certains parmi les plus importants sont publiés seulement quelques années plus tard dans la N.R.F., essentiellement en 1938 (l’étude de Sartoris de Faulkner et de 1919 de Dos Passos) et en 1939 (l’analyse de la temporalité dans Le Bruit et la fureur de Faulkner, ou encore le cruel « M. François Mauriac et la liberté »). Dans ces textes fameux, on retrouve ce que le Sartre du Havre commence de mettre en place et qui fera son approche singulière du roman : à commencer par la conviction que les techniques romanesques sont l’expression de représentations morales et philosophiques, et que se dévoilent donc à travers elles la pensée d’un auteur. C’est en somme ce qu’il formulera peu après par ces mots célèbres : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier » (Sartre, 1978, p. 76). C’est ainsi à l’étude de « quelques techniques particulières » que le Sartre du Havre affirme d’emblée vouloir s’attacher, raison pour laquelle il présente les romans de Gide et de Huxley comme « deux essais pour définir dans et par un roman la technique du roman » (p. 35).
25Ainsi, nous n’oublions pas que le Sartre des conférences du Havre poursuit simultanément l’écriture de son premier roman, La Nausée. Ce roman se présente lui-même comme un exercice complexe et assez largement inédit, qu’il faut donc inventer : représentation d’une pensée philosophique (qui relève de ce que Sartre désignait comme son « factum sur la contingence ») et expérimentation romanesque (entre autres singularités, on peut noter le choix du journal intime, l’illusion d’une narration simultanée, la technique du « collage », l’influence du roman policier par la mise en place d’un « suspense » métaphysique…). Les pages consacrées aux romans de Virginia Woolf, dans lesquelles Sartre « ne peut s’empêcher de laisser paraître sa complicité avec elle » (p. 1220), selon les mots d’Annie Cohen Solal, apparaissent de manière frappante comme un écho implicite et lucide des intentions poursuivies par l’écriture de La Nausée, de ses ambitions, de ses apories aussi – voire comme une espèce d’autoportrait à peine détourné. Ainsi, l’auteur remarque : « Il y a chez Virginia Woolf un grand désir de totalité. Elle ne saurait fixer tranquillement ce qu’elle voit en ce moment, parce que, derrière, l’univers tout entier existe, l’univers qu’elle ne voit pas mais qu’elle veut embrasser tout entier. » (p. 108) Et on note, quelques pages plus loin, ces formules qui rappellent au lecteur certaines des pages les plus célèbres de La Nausée sur la révélation de la contingence à Roquentin (le galet, la racine du marronnier…) :
Elle s’oriente vers une attitude bien différente de celle de l’artiste. Elle s’abandonne au monde extérieur dans une espèce d’intuition qui le lui livre tel qu’il est, avec ses changements et sa permanence, avec son inextricable confusion. Elle le laisse peser sur elle, la dominer, l’écraser… Il résultera de cet écrasement l’impression forte et tragique d’être perdu dans un univers sombre. (p. 111)
26De fait, les conférences sont un laboratoire de l’art romanesque sartrien, une tentative pour l’auteur de confronter sa pratique d’écriture personnelle, et en cours, avec les expérimentations les plus récentes du genre. Comme toujours chez Sartre, on remarque que cette tentative relève d’une ambition totalisatrice, d’une ampleur si démesurée qu’elle dépasse à l’évidence, et de loin, le cadre étroit du public des « bourgeois du Havre ». Au point que le manuscrit des dernières pages, consacré à Dos Passos, « moins lisible et beaucoup moins abouti que ceux des périodes précédentes (il s’agit véritablement de notes, sans aucun passage véritablement rédigé), suggère un Sartre débordé par la matière dont il traite en cet hiver 1932-1933 » (p. 149), comme l’observe Julien Piat.
27Enfin, impossible de lire ces conférences sans se souvenir de l’importance singulière du genre romanesque dans l’ensemble de l’œuvre sartrienne21 : place paradoxale, au statut peut-être douloureux pour le romancier lui-même (à Beauvoir, quarante-deux ans après Le Havre, il présente ce bilan abrupt : « Le roman, c’est raté » (Beauvoir, 1981, p. 238), puisque l’expérience romanesque s’achève dans l’inachèvement du cycle des Chemins de la liberté, cycle qui est lui-même un immense terrain d’exploration, d’invention et d’appropriation de techniques romanesques variées (ainsi le simultanéisme de Dos Passos et le roman « unanimiste », qui tous deux sont analysés dans les dernières conférences, consacrées aux « rapports de l’individu et du groupe »). Comme Sartre l’observe, du reste, dans le « Prière d’insérer » pour les deux premiers volumes du cycle :
J’ai tenté de tirer profit des recherches techniques qu’ont faites certains romanciers de la simultanéité tels Dos Passos et Virginia Woolf. J’ai repris la question là où ils l’avaient laissée et j’ai essayé de retrouver du neuf dans cette voie. Le lecteur dira si j’ai réussi (Sartre, 1981, p. 1912).
28Ainsi, ce qui se joue aussi dans ces conférences et qui s’exprime en filigrane, c’est la fascination qu’éprouve le Sartre de 1932 pour le genre romanesque : genre de tous les possibles, de toutes les expérimentations, et qui colle à son temps ; genre véritablement « en situation », et dont la valeur tient aussi bien aux outils proprement littéraires qu’il permet d’inventer et de mettre en œuvre, qu’à sa portée philosophique et existentielle. Ainsi, le jeune Sartre de 1932 rejoint ici le Sartre de la maturité, celui qui écrira de son récit d’enfance, Les Mots (1964), qu’il est « une espèce de roman aussi, un roman auquel je crois mais reste malgré tout un roman » (Sartre, 1976, p. 146), et de sa monstrueuse étude sur Flaubert, L’Idiot de la famille (1972), qu’elle est un « roman vrai » (ibid., p. 94).