Défense et illustration de l’africanisme
« L’Afrique pose aux disciplines de multiples questions. » – Alain Ricard1.
1En 2021, la collection « Francophonies », dirigée par Xavier Garnier, au sein des éditions Honoré Champion, accueille, pour son treizième volume, Inventorier l’Afrique. Il s’agit d’un essai, issu de la thèse de Ninon Chavoz, sous-titré « La Tentation encyclopédique dans l’espace francophone subsaharien des années 1920 à nos jours ». Dans cet ouvrage, l’auteure réfléchit sur les modalités de constitution de la science africaniste qu’elle conçoit à la fois comme un héritage et comme un projet de recherche à refonder notamment à l’aune du concept d’indiscipline rapporté à Alain Ricard. Nous avons décidé d’intituler ce compte rendu défense et illustration de l’africanisme. En effet, en déplaçant légèrement la focale de l’ouvrage du thème de la tentation encyclopédique, auquel nous ferons droit dans notre deuxième partie, vers l’africanisme, qui nous semble le « contexte pertinent2 » de ce travail de recherche, nous envisagerons, dans une première partie, l’africanisme d’un point de vue institutionnel qui mérite sans doute, à l’instar de la Francophonie, une majuscule, tandis que la troisième et dernière partie construit l’africanisme comme un projet de recherche qui se comprend à la fois, eu égard à l’épigraphe, comme une nouvelle science ainsi que comme une nouvelle manière d’inventer la science, l’Afrique posant à la fois des questions nouvelles et y apportant de nouvelles réponses. Quant au titre, cette défense et illustration de l’africanisme ne vise pas à faire de l’essai un texte engagé en faveur de l’africanisme, si ce n’est au sens de la « neutralité engagée3 » prônée par Nathalie Heinich conformément aux critères de l’objectivité scientifique, mais vise à en faire un jalon de la construction scientifique de l’africanisme, de même que la Défense et illustration de la langue française (1549) de Joachim Du Bellay est un jalon dans la construction de la littérature française selon l’approche de Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres (1999)4.
1. L’africanisme et ses institutions
1.1. Le (gros) mot et la chose
2L’africanisme se rapporte à l’Afrique, mais d’un rapport flou qu’il convient de cerner au mieux. En effet, l’africaniste peut être un amateur d’Afrique, voire un fou d’Afrique selon le titre de Jean De la Guérivière5. Étant donné son contexte d’émergence, il peut également s’agir d’un colon :
L’africanisme se heurte d’abord à l’obstacle d’une cristallisation lexicale, en vertu de laquelle l’utilisation du terme impliquerait nécessairement la perpétuation d’un mode de pensée colonial : comme le souligne Pierre-Philippe Fraiture en évoquant le cas de V.‑Y. Mudimbe, l’africanisme fait vite figure de « gros mot ». Le terme ne saurait par conséquent être perçu comme une forme disponible, que le chercheur serait libre d’infléchir dans le sens qui lui convient, ni même comme une discipline susceptible d’évolutions et de ruptures. […] Les débats qu’il suscite tiennent largement à la pesanteur de cet héritage qui grève les possibilités d’adaptation contemporaine du terme et justifie son investissement par des registres discursifs qui ne sont pas a priori ceux de la science : faute d’une redéfinition méthodique, l’africanisme risque fort de rester un « gros mot ». (p. 30)
3Cette problématisation de l’africanisme s’avère particulièrement intéressante par le prisme qu’elle propose, de l’« idéologie contraignante » à l’ « instrument maniable ». Le but de Ninon Chavoz est précisément de transformer le gros mot en « une forme disponible, que le chercheur serait libre d’infléchir dans le sens qui lui convient ».
1.2. Institution I : la Société des Africanistes
4Avant de redéfinir l’africanisme comme projet de recherche, Ninon Chavoz propose de le cerner historiquement et institutionnellement. C’est pour cette raison que l’on trouve notamment, dans son essai, des considérations sur l’origine de la Société des Africanistes :
Comme le rappelle Benoît de l’Estoile, la Société des Africanistes est créée à l’initiative du général Gouraud, alors Gouverneur Militaire de Paris. Contrairement à ce qui s’était produit lors de la création de l’Institut International des Langues et Civilisations Africaines à Londres, l’argument qui étaie la fondation de cette société n’est pas la nécessité de combler les lacunes d’un champ de recherche : bien plus, la lettre adressée par Gouraud aux putatifs africanistes met l’accent sur la nécessité de documenter un continent qui voit fleurir l’impérialisme français. À « l’internationalisme scientifique » qui motive l’institution britannique, il convient ainsi d’opposer un ‘patriotisme’ de la recherche, vouée à alimenter le mythe de la grandeur nationale : le discours scientifique confié aux africanistes a pour rôle de transformer une domination de fait en une domination reconnue comme légitime et fondée en raison. (p. 33)
5La Société des Africanistes est fondée en 1930 par un militaire. Son origine est comparée, de façon européenne, à celle de l’Institut International des Langues et Civilisations Africaines de Londres : internationalisme scientifique anglais d’une part, patriotisme français de l’autre. La construction d’une science africaine n’est pas explicitement inféodée au projet colonial, mais elle lui est juxtaposée.
1.3. Institution II : l’Institut français d’Afrique Noire (IFAN)
6La Société des Africanistes n’est pas la seule institution africaniste. Ninon Chavoz la met en perspective avec l’IFAN : Institut français d’Afrique Noire. Il est créé en 1936 et situé à Dakar. Son premier directeur est Théodore Monod dont l’auteure fait le paradigme d’une tentation encyclopédique maîtrisée :
Je n’ai peut-être pas toujours manifesté envers la science philatélique qui, pour n’être pas enseignée au Collège de France, est tout de même digne d’un profond respect, un parfait conformisme. Les vrais croyants haussent les épaules et volontiers mêmes peut-être m’enverraient au bûcher pour hérésie, quand je leur propose, bien innocemment pourtant, d’abandonner leur gros bréviaire Yvert et Tellier et de classer leurs bestioles infiniment plates d’après les seules couleurs – toutes les rouges, toutes les vertes, toutes les jaunes ensemble ; hein ! quelle gamme prodigieuse ! – ou, mieux encore, d’après les sujets représentés : galerie de portraits, classés par professions (souverains, acrobates, ecclésiastiques, sportsmen, porte-plumes et porte-épées, etc.), département des cartes et estampes, par ordre géographique, conservatoire des Arts et Métiers pour y placer bateaux, charrues, locomotives, machines à décortiquer ou à coudre, musée, enfin, d’Histoire naturelle. (p. 4647)
7Dans la section « Bêtes et plantes dans les timbres africains » de L’Hippopotame et le philosophe, Théodore Monod propose, non pas un nouvel inventaire des timbres africains, mais un nouveau classement, par couleurs notamment. Cette indiscipline philatélique, pour être hérétique, n’en ouvre pas moins de nouvelles perspectives sémiologiques au sein du système de signes qu’est la collection de timbres. En effet, Théodore Monod touche à tout avec une attitude qui peut sembler, de prime abord, désinvolte, mais qui manifeste un esprit de curiosité dont le but est d’embrasser l’universel. En ce sens, il incarne l’idéal africaniste de l’indiscipline, collectant des documents et méditant sur leur sens sans se soucier des carcans académiques.
2. Savoir africaniste et encyclopédisme. Pour une typologie des tentations encyclopédiques
2.1. Qu’est-ce qu’un encyclopédiste francophone ?
8Au seuil de son essai, Ninon Chavoz définit son objet, un objet qui a aussi mauvaise presse que la méthode utilisée, à savoir l’encyclopédiste victime d’une boulimie de savoir :
Revenant au laboratoire poétique d’Aimé Césaire, je voudrais retenir de cette scène non plus l’arrière-plan envahissant des rayonnages de bibliothèque, mais bien la silhouette qui se détache au premier plan – celle d’un lecteur tout sauf anodin, tenant de la négritude venu nourrir son œuvre aux sources d’un patrimoine encyclopédique occidental et puisant son vocabulaire jusqu’en cette histoire naturelle qui contribua à l’exclusion des populations noires du bastion réservé à l’humanité. Le dialogue entre l’écrivain et les textes qui lui servent de support ne saurait ici se borner à une innutrition de la poésie par les typologies latines : je propose de lire cette scène liminale non seulement comme le prélude à la publication du Cahier d’un retour au pays natal en 1939, mais encore comme l’indice d’un véritable tournant encyclopédique dans les lettres francophones. Césaire, composant à partir des bribes empruntées aux dictionnaires et aux encyclopédies, annonce la fin d’un monde marqué par la domination sans partage de l’Occident, garant de modèles de savoir ethnocentriques et conquérants. L’encyclopédie du xxe siècle finissant sonne en d’autres termes le glas d’un monde colonial renversé par l’inexorable reflux des « vainqueurs omniscients et naïfs ». (p. 10‑11)
9En contexte francophone, l’encyclopédie, à la fois dans le fond et dans la forme apparaît comme une forme endogène du canon occidental. Il convient donc de chercher à déterritorialiser la quête du savoir. Ainsi la tentation encyclopédique africaine apparaît-elle à la fois comme un moyen de remédier à l’exclusion du domaine de l’humanité comme de celui du savoir. Le « tournant encyclopédique dans les lettres francophones » dont le Cahier d’un retour au pays natal est l’emblème consiste en une réappropriation du territoire ainsi que du savoir qui le dit.
2.2 De l’encyclopédisme à la tentation encyclopédique
10L’objet de l’essai de Ninon Chavoz est celui qui fonde le titre, à savoir l’inventaire. Cette dernière forme de recueil et de classement du savoir se comprend, non pas dans la perspective de l’encyclopédisme, construction et tour exhaustif des connaissances, mais comme tentation encyclopédique, premier essai d’un tour des choses :
Le choix d’étudier non pas ‘l’encyclopédie’ en tant que telle mais plutôt une diffuse « tentation encyclopédique » relève pour partie d’une volonté de faire droit aux critiques politiques, éthiques et formelles qu’a suscitées l’inventaire. À en croire Edward Saïd, Homi Bhabha ou encore Jacques Stephen Alexis, l’encyclopédie et ses formes dérivées incarnent la ‘tentation’ coupable d’une collusion entre savoir et pouvoir, à moins qu’elle ne représente simplement la facilité rhétorique d’un discours sans nuance, prompt à assigner des identités statiques autant qu’à se satisfaire de vérités générales. (p. 19‑20)
11Là où l’encyclopédisme est vilipendé par les études postcoloniales, Ninon Chavoz propose une tentation encyclopédique apte à réhabiliter l’africanisme. Il ne s’agit pas, dans l’inventaire, de subjuguer la connaissance comme on a subjugué le pays, mais au contraire de chercher à le comprendre en s’ouvrant à l’altérité. Néanmoins, l’inventaire n’est pas exempt de tout reproche, comme le montre la typologie des tentations encyclopédiques construites dans l’essai. La première d’entre elles est nommée « tentation impériale » et consiste en « la volonté de faire coïncider l’expansion de l’empire avec l’acquisition d’une connaissance exhaustive de l’Afrique » (p. 18). La deuxième tentation encyclopédique est d’ordre subjectif et personnel, raison pour laquelle elle est appelée pathologique : « des érudits marginaux, tout entiers dédiés à la consomption de leur projet, les encyclopédistes, assoiffés d’exhaustivité apparaissent comme des figures de l’hybris, que leur démesure maladive transforme aisément en personnages romanesques. » (p. 19). La troisième et dernière forme de tentation encyclopédique est formelle. Il s’agit d’étudier la façon dont le savoir est géré dans une œuvre qu’il peut contribuer à mettre à mal par son excès :
Par la prolifération des données qu’il implique, l’encyclopédisme met en péril l’œuvre qu’il investit : juxtaposant les informations, ne reculant devant aucune précision de détail, recourant autant au classement alphabétique qu’à des jeux de renvoi, il en vient à brouiller la ligne narrative du récit ou à estomper la perspective du tableau au point d’en entraver la lisibilité. Par son recours prolixe à l’intertextualité, par la densité et la diversité des références qu’elle convoque, la fiction encyclopédique encourt toujours le risque de perdre le fil, quand elle ne remet tout bonnement en cause la forme même du livre. (p. 20)
12Les formes de la tentation encyclopédique peuvent donc se comprendre comme des niveaux. La tentation impériale est contextuelle et dépend du rapport de l’africaniste à l’idéologie coloniale. La tentation pathologique est auctoriale et permet d’analyser la trajectoire de l’encyclopédiste au moyen d’une lecture externe. Enfin, la tentation formelle est textuelle et complète la lecture externe par une lecture interne, au service du sens des œuvres.
3. (Re)Définir l’africanisme
3.1. Une origine à repenser
13Le moment est venu de redéfinir l’africanisme comme une méthode scientifique émancipée du soupçon originel de collaboration avec le projet colonial :
Bien qu’il ne constitue pas, au même titre que l’orientalisme, le pivot d’une remise en question postcoloniale des représentations de l’altérité, l’africanisme n’en demeure pas moins un terme difficultueux – quand il ne s’apparente pas tout bonnement à une trappe conceptuelle. Il se range ainsi, au même titre qu’un terme comme « francophonie », au nombre de ces qualificatifs polémiques, riches de connotations contradictoires, dont l’usage est devenu périlleux : le titre d’africaniste, rattaché à des affiliations institutionnelles floues, recouvre aussi bien l’éloge hagiographique d’une démarche intellectuelle courageuse que la condamnation sans appel d’une approche accusée de reconduire les logiques coloniales. (p. 29)
14L’on en revient ici à notre point de départ : la mauvaise presse de l’africanisme. Ce dernier est « terme difficultueux » et « trappe conceptuelle ». Le but de Ninon Chavoz est, à l’aune de la négritude, d’ôter sa valeur de stigmate au terme et d’en faire un outil conceptuel à la fois pertinent et efficace. Pour ce faire, l’africanisme est dégagé de l’orientalisme vilipendé par les études postcoloniales. Il est aussi départi de la francophonie également sujette à débat. Pour refonder l’africanisme, il convient de l’éloigner des institutions non scientifiques ainsi que des figures dont on fait la biographie apologétique et non intellectuelle.
3.2. Un programme de recherche à renouveler
15Connaître l’Afrique : tel pourrait être le mot d’ordre de l’africanisme, décliné ici par Ninon Chavoz sous l’espèce inventorier l’Afrique :
« L’africanisme parle d’Afrique ». L’adage est moins anodin qu’il n’y paraît : pour le préciser, on dira que le modèle africaniste est d’emblée habité par une tentation continentale qui confine à la folie des grandeurs. S’il peut être lu comme un encyclopédisme, c’est donc d’abord parce qu’il s’assigne un champ d’étude qui ne cesse de croître à mesure que s’étend l’empire colonial. En suivant cette voie, l’érudit continental, non content de se compromettre auprès des pouvoirs politiques, risque d’abonder dans le sens d’une représentation de l’Afrique à l’emporte-pièce, dont Eloi Ficquet a souligné à juste titre l’insuffisance en évoquant le sort du pictogramme africain dans l’imaginaire artistique et scientifique contemporain. (p. 25)
16Dès lors, l’objet même de l’africanisme pose problème, à la fois par son instabilité et sa vastitude. Connaître l’Afrique, c’est connaître un continent. L’africanisme contrevient à l’universalisme, en quoi il peut faire l’objet de critique et il doit aussi se garder de l’écueil nationaliste, étant donné les enjeux ayant présidé au tracé des frontières en Afrique.
3.3. De la théorie à la pratique : un premier exemple de renouveau africaniste à partir d’un corpus
17Par conséquent, la constitution de corpus s’avère une question cruciale. Ninon Chavoz y répond de façon ambitieuse :
Je traiterai ainsi, entre autres, du roman et des articles publié par l’écrivain dahoméen Paul Hazoumé, volontiers accusé par la critique de francophilie outrancière, ainsi que des textes prononcés à la radio par Théodore Monod, directeur de l’Institut français d’Afrique Noire de Dakar entre 1938 et 1965. À l’autre extrémité du spectre chronologique, le présent ouvrage se voudrait le reflet d’une certaine actualité des questions encyclopédiques dans l’espace francophone africain : plusieurs pages seront ainsi consacrées à la tenue en 2016 du colloque « Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui », organisé par Alain Mabanckou au Collège de France, et à la première édition des Ateliers de la Pensée de Dakar menés la même année sous l’égide de Felwine Sarr et d’Achille Mbembe. Par ce grand écart chronologique, j’entends suggérer l’existence d’une continuité textuelle dont le renversement postcolonial ne représente que l’une des modalités possibles. (p. 1213)
18Comme le sous-titre l’indique, il s’agit de traiter « La Tentation encyclopédique dans l’espace francophone subsaharien des années 1920 à nos jours ». Pour ce faire, l’auteure est obligée de choisir un certain nombre d’exemples paradigmatiques pour embrasser une période d’un siècle environ. Sont donc retenus des personnes et des personnages d’horizons divers, des institutions ainsi que des événements littéraires tels que des colloques. C’est par la diversité des objets littéraires et artistiques qu’elle traite que Ninon Chavoz peut prétendre embrasser les différents avatars de la tentation encyclopédique francophone.
*
19En conclusion, pour Inventorier l’Afrique, c’est-à-dire comprendre « La Tentation encyclopédique dans l’espace francophone subsaharien des années 1920 à nos jours », Ninon Chavoz propose une généalogie des institutions africanistes, une mise en perspective du savoir africaniste avec l’encyclopédisme au moyen d’une typologie des tentations impériale, pathologique et formelle, ce qui lui permet de (re)définir l’« africanisme littéraire – compris alternativement comme une lecture littéraire des textes africanistes et comme une influence de l’africanisme sur la littérature et sur les arts » (p. 19). L’auteure donne ici elle-même, de façon encyclopédique — mais raisonnée et raisonnable — une illustration de l’africanisme et la défense qu’elle en propose est une défense scientifique, à la fois rigoureuse et ouverte à l’in-discipline :
À en croire la leçon de Froger, l’africaniste se définit donc comme un « administrateur nébuleux » ou comme un érudit pratique, prompt à « s’adapter aux réalités et aux nécessités » du terrain. Embrasser cette dimension pratique incite à se détourner des ambiguïtés de la construction théorique de l’africanisme pour soumettre plutôt à l’examen les techniques et les identités africanistes. (p. 39)