Vers une énonciation aphorisante
1L’importance des travaux de Dominique Maingueneau dans le champ de l’analyse du discours est bien connue, tant du point de vue théorique que par la variété des corpus à laquelle il a pu se confronter, élargissant les horizons de ce que l’on nomme parfois « les tendances françaises1 » de l’analyse du discours. L’ouvrage Les Phrases sans texte s’inscrit de manière originale dans cette tendance, prolongeant son intérêt particulier pour l’énonciation en s’intéressant à un ensemble d’objets discursifs qui n’avait pas été envisagé dans leur unité : les phrases sans texte ou aphorisations secondaires, c’est-à-dire « les phrases qui ont été détachées d’un texte » (p. 8). Il s’agit alors, pour ces productions discursives, d’envisager un autre horizon que celui des textes et des genres de discours ou, à tout le moins, de nuancer la théorie bakhtinienne des genres de discours2.
2L’introduction, brève, a le mérite d’exposer clairement et sans détours les choix méthodologiques retenus, et l’apport théorique majeur de l’ouvrage : la présentation d’un nouveau régime d’énonciation, l’énonciation aphorisante. Ce nouveau régime d’énonciation permet d’apporter une réponse unifiante à la question posée à l’ouverture : « Que peut bien être une phrase “sans texte”, dès lors que les phrases finissent toujours par entrer dans des textes ? » (p. 7). Ce faisant, Dominique Maingueneau, plutôt que de proposer une nouvelle catégorisation d’unités discursives, développe un ensemble notionnel qui permet de considérer les conditions de productions et de circulation de ces phrases sans textes et de penser la relation à l’aphoriseur. L’ouvrage prend donc la forme d’un essai dans lequel les différentes notions sont accompagnées d’exemples dont la force tient à la diversité — diversité de domaines et de praxis, diversité des époques.
Penser l’énonciation des phrases sans texte
3L’ouvrage rassemble un ensemble notionnel partiellement issu de travaux antérieurs : la détachabilité et la surassertion3, la particitation et l’hyperénonciateur4. La clé de voûte est donc énonciative. L’auteur rappelle que dans la perspective bakhtinienne, une phrase qui forme à elle seule un énoncé peut être considérée comme étant un genre de discours. Cela concerne les aphorisations dites « primaires », parfois nommées et étudiées sous la dénomination de « genres brefs »5, sa définition demeurant sujette à débat. Si certains de ces genres brefs sont encore peu étudiés, d’autres en revanche le sont de plus longue date, comme les proverbes et plus largement les genres brefs étudiés par la parémiologie6. Citons à titre d’exemples le slogan, la maxime, la devise ou bien encore le wellérisme.
4Demeurait alors un vaste monde d’énoncés détachés de textes et souvent caractérisés par leur circulation au sein de différents espaces, parfois de manière intense : les citations célèbres, les titres, les petites phrases… Ces énoncés ont pour point commun d’être caractérisés par une autonomie énonciative. L’auteur propose alors d’introduire la notion « d’énonciation aphorisante » (p. 22), laquelle échappe partiellement à l’ordre ou à la logique des genres de discours. De ce fait, le pendant de ce régime d’énonciation est « l’énonciation textualisante » dans laquelle les phrases et textes ont pour horizon les genres de discours. Ces deux régimes d’énonciation ne sont cependant pas symétriques puisque l’aphorisation secondaire est nécessairement intégrée à d’autres textes ou genres de discours, c’est-à-dire à une énonciation textualisante. Cette asymétrie n’est toutefois pas, selon nous, une fragilité théorique, mais ouvre au contraire la voie à des perspectives de recherche visant à décrire les différentes formes d’intégration des phrases sans textes, que les recherches actuelles sur la citation et le discours rapporté n’explique que partiellement.
5L’essai est organisé en une exploration des différents aspects et implications de l’énonciation aphorisante, à commencer par la détachabilité des énoncés, qui les distingue des aphorisations primaires. L’auteur propose d’abord de distinguer les « détachements faibles » des « détachements forts », ces derniers impliquant « une séparation avec le texte source » (p. 15). Plusieurs exemples issus de la presse nationale illustrent cette pratique devenue une routine journalistique incontournable. La notion centrale exposée dans cette partie est la « surassertion », opération de mise en relief d’un énoncé bref par rapport au texte source. L’auteur propose une liste de critères permettant de baliser cette pratique. L’intérêt de cette notion se comprend dans sa complémentarité avec l’acte de citer puisqu’elle se situe pour ainsi dire en amont, lors de la production discursive du discours source. Autrement dit, c’est une anticipation du possible détachement à venir, de l’ordre des stratégies discursives employées par un locuteur. Cette notion est particulièrement pertinente pour décrire le discours médiatique, mais peut tout aussi bien être employée pour le théâtre classique, ainsi par exemple qu’avec des phrases telles que « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » détachée du Cid de Corneille.
6L’auteur aborde différents problèmes posés par l’énonciation aphorisante, comme ceux des altérations (p. 19) et du contexte (p. 25). La question du locuteur et de l’aphoriseur est également largement développée, et prolonge les différents travaux de Dominique Maingueneau sur l’ethos7. L’auteur propose de considérer l’aphoriseur comme un « subjectum » dans la mesure où celui-ci ne peut être seulement considéré comme l’énonciateur de l’aphorisation mais également comme « origine du point de vue exprimé dans l’énoncé et sujet responsable qui prend position dans un conflit de valeurs » (p. 37). Un prolongement sémiotique permet d’apprécier la mise en scène de ce sujet-aphoriseur à partir d’un petit corpus d’articles (p. 39) reproduisant des portraits, ce qui permet à l’auteur de montrer la manière dont ils peuvent décontextualiser une aphorisation et dans une même opération renforcer les liens entre l’énoncé et l’aphoriseur. La circulation d’aphorisations et leur capacité à être reprises, réemployées au sein de nouveaux textes, amène l’auteur à proposer l’idée d’un thésaurus (p. 59), c’est-à-dire d’un stock d’aphorisation dont la connaissance est commune à un groupe de personnes. Ces communautés de taille variable transforment l’aphoriseur en un hyperénonciateur.
La variété des pratiques d’aphorisation & leur interprétation
7L’ensemble notionnel est donc particulièrement stimulant pour le lecteur, et se trouve actualisé par des textes issus de corpus très variés, leur conférant une profondeur particulière. Outre les nombreux extraits d’articles de presse, l’auteur accueille dans sa réflexion des publicités, des pièces de théâtre, des textes philosophiques, des petites phrases mais aussi des recueils humanistes ou bien encore des sujets de dissertation et des écrits scolaires. L’ambition n’est pas taxinomique. Il s’agit plutôt d’ancrer l’aphorisation secondaire et l’énonciation aphorisante au sein de pratiques et de praxis. Cette approche permet d’établir des filiations entre les pratiques de surassertion, mais aussi de détachement et de recueil d’énoncés. L’auteur traite ainsi des « fiches de l’homme de lettres » à partir du bloc de fiches d’Étiemble (p. 80) de manière comparatiste, au regard d’autres pratiques humanistes de collecte mais aussi de pratiques religieuses.
8À la pratique sentencieuse de l’aphorisation, qui entend « dire l’Homme à l’ensemble de l’humanité » (p. 87), l’auteur oppose celle des « petites phrases », objet qui intéresse depuis un peu plus d’une dizaine d’années les linguistes et les chercheurs en Sciences de l’information et de la communication8 et en linguistique9. L’opposition s’entend principalement par la capacité des énoncés à demeurer dans les mémoires, ce qui induit des pratiques de détachement et de reproduction différentes, mais aussi de circulation, les petites phrases étant « portées par le bruissement incontrôlable des bavardages » (p. 87). Pour illustrer la pratique journalistique des petites phrases, l’auteur s’appuie sur plusieurs exemples de polémiques générées par le détachement de ces énoncés médiatisés, dont la petite phrase attribuée à Sarkozy, portant sur Zapatero : « Il n’est pas très intelligent » (p. 93).
9Face à l’analyse des pratiques de détachement de l’aphorisation secondaire, l’auteur développe enfin une approche de leur interprétation, en proposant plusieurs types de cadrage : les cadrages informationnels, testimoniaux, historiques et actionnels. Le cadrage informationnel par exemple se caractérise par sa visée, « faire savoir » (p. 105). Le cadrage actionnel a pour objectif la modification d’une situation. L’auteur lie ces différents cadrages à différents types d’aphoriseur, et complète cette herméneutique des phrases sans texte par la présentation de deux « régimes » — le « régime d’actualité » et le « régime mémoriel » (p. 109) —, élargissant ainsi la description du fonctionnement de l’aphorisation à l’interdiscours.
Perspectives de recherche
10En choisissant, dans la continuité de la tendance française d’analyse du discours, d’étudier les phrases sans texte par la mise en lumière de leurs conditions de production et de circulation, ainsi que par leur interprétation en tenant compte des pratiques culturelles et professionnelles, l’auteur réalise un essai qui offre de larges perspectives de recherche. Les filiations établies entre les différentes époques, dans la pratique de la surassertion, du détachement, et du recueil, permettent d’éviter certains écueils, dont l’illusion de la rupture radicale. Ce faisant, Dominique Maingueneau se place également dans le sillon de chercheurs comme Patrick Brasart qui déjà, en 1994, s’opposait à Deguy qui voyait dans la pratique des petites phrases une « charpie10 » qui mettait en péril l’unité des discours politiques. Les travaux menés par la suite sur les petites phrases politiques s’appuient d’ailleurs largement sur les notions présentées dans cet ouvrage11.
11Certes, le traitement unifié que propose Maingueneau est difficile à tenir, comme le faisait remarquer Krieg-Planque12 du fait de l’hétérogénéité des productions, des pratiques et des visées. Or, c’est justement cette hétérogénéité qui caractérise la pratique de l’aphorisation secondaire, et l’essai doit être à notre sens entendu aussi comme une invitation à investiguer de nouveaux corpus et de nouveaux terrains. Le domaine littéraire bien sûr s’y prête tout particulièrement, comme en témoigne par exemple le colloque qui s’est tenu à Poitiers en octobre 2019 portant sur « La petite phrase, de Proust à Twitter ». L’analyse des discours numériques nous semble également être un autre domaine particulièrement intéressant pour utiliser et affiner les notions proposées par Dominique Maingueneau. Les discours numériques, et plus précisément les réseaux sociaux numériques, sont en effet des lieux où des énoncés sont constamment détachés, reproduits, commentés, modifiés, intégrés à des mèmes, ce qui appelle à renouveler l’épistémologie des disciplines qui s’y intéressent. Nul doute alors que l’ensemble notionnel proposé par Dominique Maingueneau pourrait ainsi utilement dialoguer avec les travaux récents de Marie-Anne Paveau13.