Un journal de voyage pittoresque et politique
1Ce livre, richement illustré par les dessins de l’auteur, Édouard de Tocqueville, est le fruit d’un travail critique important de Barbara Wright, universitaire du Trinity College de Dublin, spécialiste de la culture britannique au xixe siècle et de la peinture. Décédée avant de pouvoir achever le travail éditorial, Barbara Wright a tenu à éclairer la curiosité du frère d’Alexis de Tocqueville. Tous deux ont privilégié le genre du journal de voyage avec des perspectives différentes. Le texte est présenté par une introduction, une description de l’itinéraire, des notes scientifiques, des illustrations et deux index (noms de personnes et noms de lieux).
2Le frontispice propose un portrait d’Édouard de Tocqueville et de sa mère, en rappelant à la fois la lignée de l’auteur dans une perspective aristocratique et l’importance de sa famille. Édouard de Tocqueville effectue ce voyage dans le cadre de son éducation aristocratique et d’homme de lettres. Comme son frère, plus célèbre, il se tourne vers les terres de l’ouest, les terres de langue anglaise. Il est accompagné de trois autres compagnons de voyage, qui prennent des notes et font des dessins in situ dans la tradition romantique : le peintre-dessinateur François-Alexandre Pernot (1795-1865), un ami intime ; Antoine Jean-Marie Théodore Gallet de Mondragon (1794-1875) et le baron Dumenil. Ils ne restent qu’à deux pour visiter l’Irlande ; le voyage dure trois mois, du 4 juin 1824 au 25 août 1824, et traverse autant les villes que les campagnes.
Esthétique picturale : des ruines romantiques
3Barbara Wright présente ce texte comme une description pittoresque sur les pas de Charles Nodier (Promenade de Dieppe aux montagnes d’Écosse, 1821). Elle commence par définir avec une grande précision cette esthétique du xixe siècle qui associe l’art du détail, un certain réalisme, à des impressions subjectives. Dans le sillage du romantisme français et de son goût pour les voyages, les Tocqueville marquent leurs impressions et annotent leurs descriptions d’indications critiques. À l’art critique des explorateurs philosophes, ils ajoutent celui de l’observateur individuel qui donne son point de vue personnel. Édouard de Tocqueville privilégie des paysages marqués par l’esthétique romantique des ruines qui suscitent l’admiration, la désolation et l’enthousiasme du voyageur. Il relève à maintes reprises le sublime de ces contrées et de la Nature, notamment en Angleterre et en Écosse. Il décrit aussi les contrastes saisissants entre la terre et les bords de mers escarpés où les rochers sont immenses. Il souligne l’aridité de ces paysages, plus minéraux, par opposition aux bois qui offrent de très belles vues, à la lisière de vastes plaines. La beauté des paysages est présente tout au long du parcours. La Nature, avec une majuscule, s’impose aux yeux des voyageurs artistes.
4On observe, par ailleurs, une grande finesse dans le trait des dessins qui privilégie les scènes sublimes où la beauté s’associe à la majesté ou à l’horreur des événements naturels. La nature est toujours décrite et dessinée dans son mouvement, sa force ou sa démesure. Les artistes voyageurs sont à rapprocher de l’esthétique du peintre allemand Friedrich ; là aussi, les êtres humains sont fondus dans le paysage, petits et impuissants, face à la force de la Nature et des événements. Les traits des dessins sont saillants, ainsi que ceux de la description qui se concentre sur quelques éléments essentiels sans développement. Plutôt que de parler d’un art du détail, il faudrait évoquer la précision et la concision. L’observateur passe vite d’un site à un autre, il croque d’un trait des sites privilégiés. La Nature marque le décor du pays, sa richesse et son territoire ancestral : Édouard de Tocqueville souligne bien combien la terre marque les traditions et les hommes du pays, l’architecture et les costumes. Il commence son voyage par la capitale, Londres, et par les sites artistiques les plus importants ; de ville en ville, en passant par la campagne, il privilégie autant les perspectives naturelles que culturelles.
5Le genre du journal de voyage repose sur l’esthétique picturale dans son approche de l’observation ; Tocqueville aime planter un décor vivant pour rendre l’atmosphère du patrimoine. En traversant ces lieux, le voyageur retrouve les traces d’un passé enfoui, un passé qui n’est pas toujours restauré, les pans d’une histoire à retrouver. L’approche des ruines, tout au long du voyage, éclaire cette composante fondamentale dans l’approche du pays ; il marque le goût pour le passé, la recherche des mots gravés sur les pierres et leur histoire. L’engouement, la curiosité et l’esprit critique de l’auteur, font tout l’intérêt de ce journal de voyage littéraire, marqué par une philosophie et une esthétique singulière.
6C’est pourquoi, dès l’introduction, Barbara Wright présente trois figures culturelles clés du journal, qui ont influencé ce français dans son approche des anglais : le romancier Walter Scott, la reine Marie Stuart et le poète Ossian.
Esthétique gothique et aristocratique
7Le voyageur privilégie des architectures aristocratiques, châteaux de villes et de campagnes. Il souligne l’importance de cet ancrage social en Angleterre plus présent qu’en France dans toutes les campagnes. Il ne cesse d’admirer ces créations de l’homme, qui contrastent avec la sobriété des maisons de villes. Le journal ne revient que peu sur les différents quartiers des villes, il n’en trace que rapidement les contours par choix. Il en relève la régularité et la géométrie parfois « monotone », comme en Irlande. Face aux constructions plus luxuriantes, inventives et plus ou moins richement ornées des grandes demeures parfois très anciennes, s’alignent les tours carrées et les maisons de villes qui passent presque inaperçues dans le journal. Surtout, Édouard de Tocqueville se concentre sur l’esthétique gothique du pays, une esthétique fascinante à son tour, comme sa Nature, à la fois sombre et majestueuse. Les forts massifs exaltent l’imagination des voyageurs et innervent l’écriture d’un auteur souvent cité tel que Walter Scott. Barbara Wright fait le portrait de ce caractère romanesque qui inspire l’auteur du journal. Dans la tradition plus libérale et conservatrice, deux orientations bien distinctes dans ce pays, Édouard de Tocqueville se tourne vers les figures du pouvoir et le fleuron culturel du pays. Dans la tradition romantique, il pose un regard plus singulier sur ces terres, qui se forme tout en forgeant ses goûts et sa personnalité. Il est tout particulièrement intéressé par le Beau, les arts et la culture du pays autant que par la Nature, sans oublier, plus encore, comme on le verra, son Histoire.
8Le gothique est une particularité du pays, qui démasque le caractère des gens et qui trouve ses origines dans les traditions religieuses. Édouard de Tocqueville parsème son journal d’annotations à ce sujet. La mélancolie des paysages et des maisons citadines s’aligne aux côtés du sublime des manoirs et des tours marqués par un noir tragique ; horreur et magnificence s’opposent avec force à une beauté plus mélancolique et plus monotone. Peu de couleurs, peu de dialogues rapportés, peu de scènes de rue, etc. Les sites sont recouverts d’une nappe de silence qui suscite la méditation, des réflexions philosophiques et la curiosité intriguée de l’observateur. Cette part du gothique est encore plus marquée en Écosse, tandis que l’Irlande est vue comme une terre « barbare », que les voyageurs traversent rapidement, où ni la nature, ni les villes ne sont très accueillantes. Tout y est plus plat et terne. L’opposition est saisissante entre ces trois approches : de la terre des châteaux et de la civilisation policée, hospitalière mais réservée (Angleterre), nous passons aux manoirs gothiques de l’Ecosse et aux terres plus barbares de l’Irlande. Édouard de Tocqueville fait l’éloge de l’Angleterre et de la place de la royauté dans le paysage ; l’esthétique aristocratique s’y impose par un art de vivre plus avancé que celui de l’Ecosse, où les manoirs recèlent des tragédies encore sauvages et violentes. Il n’est même plus question d’esthétique en Irlande : seul le rude mot de « barbare » caractérise ces terres arides.
Enjeux génétiques, religieux & idéologiques : de Walter Scott à Ossian
9Opposer l’Angleterre à l’Irlande, en passant par les mystères historiques de l’Écosse, en dit long par ailleurs sur les positions de l’auteur et sur ses perspectives religieuses et historiques. Il faut souligner, à ce sujet, l’absence étonnante de remarques sur cette adhésion implicite d’Edouard de Tocqueville à la primauté du protestantisme et de l’Angleterre : Barbara Wright, il faut le rappeler, est décédée avant d’avoir pu achever complètement son travail critique. Édouard de Tocqueville prend d’emblée le parti des protestants sans faire de comparaison avec la France : même s’il rappelle brièvement les guerres de religion et la position difficile de l’Irlande catholique, il ne considère pas cette donnée comme la cause de cette barbarie. Il ne fait aucun reproche à l’Angleterre, en ce sens ; l’Irlande n’a pas su associer la tradition à la modernité (aristocratie et révolution industrielle), ni dépasser son approche obscurantiste de la religion catholique avec l’exemple d’Ossian.
10L’anglais se distingue par sa très grande politesse, sa discrétion et son sens de l’hospitalité, héritées de son aristocratie et du protestantisme. Il est particulièrement civilisé. L’auteur relève, par ailleurs, les progrès du pays par la description des premières industries, même s’il en dénonce aussi la laideur. L’héritage de la politesse sociale et l’industrialisation plus moderne économique sont deux qualités, même si la deuxième est un peu en demi-teinte, par ses conséquences sur le patrimoine aristocratique. L’auteur n’hésite pas, selon les lieux visités, à faire une critique négative des mœurs, des us et des coutumes tout autant que du patrimoine naturel et culturel. L’éloge du pays est dépeint ainsi avec une vigueur plus efficace grâce aux comparaisons : entre l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande, et, entre le Royaume-Uni et la France. Cette méthode est d’autant plus intéressante qu’elle s’appuie sur cette double approche intérieure et extérieure. La perspective comparatiste, héritée de l’éclairage philosophique français et anglais, dans la tradition d’un Montaigne tout autant que d’un Montesquieu, constitue la base d’un renouvellement du genre diariste par les romantiques.
11Il faut noter comment l’auteur saisit le contraste entre la violence des mœurs irlandaises populaires et catholiques face à celles de l’Angleterre : l’enjeu est social et religieux. Dans ce pays, c’est le protestantisme qui a marqué le progrès et qui a constitué le visage singulier de son aristocratie. Entre les deux, l’Écosse, pourtant protestante, est caractérisée par une violence sanguinaire passéiste : on dirait une histoire qui s’est arrêtée et qui porte le poids des combats du passé. Cette terre pourrait être rattachée au drame, au sens théâtral, là où Marie Stuart est souvent représentée et mise en scène. Les termes sont abondants à ce sujet. Aucune référence, cependant, à Shakespeare, ni à des poètes plus anglais : seul le romancier Walter Scott de la nouvelle génération est cité. Le roman a été privilégié par l’auteur comme le sceau distinctif de cette civilisation et de son histoire ; il s’agit de romans historiques, autant que d’une esthétique littéraire plus sentimentale. Il s’oppose au genre dramatique tragique (Écosse) et au genre poétique (Irlande) qui est cité pour évoquer l’absence de modernité grâce à Ossian : la religion semble y flirter avec les druides, encore superstitieux, et des miracles merveilleux plutôt qu’avec la raison éclairée par la philosophie des textes. La querelle ancestrale entre protestants et catholiques déteint sur le choix des genres littéraires, sans pour autant en faire une règle générale : le roman est né sur les terres anglaises, autour d’une fameuse table ronde de chevaliers, alors même qu’en France il a, surtout, constitué une marque de prosaïsme plus populaire, sans toutefois en relever exclusivement. Alors que le roman français marque l’essor de la langue dite « vulgaire », la langue française face au latin, le roman anglais est l’expression des valeurs aristocratiques. Alors que le roman français se développe, ensuite, avec la bourgeoisie, le roman anglais garde la mémoire de la fine fleur littéraire. L’auteur dresse, pour finir, un portrait élogieux de la foi protestante qui sait imposer une unité au pays sur le plan politique autant que sur le plan culturel ; il rappelle le chant des fidèles à la gloire du Roi.
Regards précurseurs sur la femme
12Au détour de ces deux religions et de ces genres littéraires, on retrouve une figure étonnante. Il ne s’agit pas d’une autrice, comme Ossian ou Walter Scott, mais d’une reine et d’une figure culturelle, Marie Stuart, qui ne cesse d’être citée, pour l’Angleterre, et, surtout, en Écosse. Barbara Wright souligne avec un grand intérêt la place qu’elle a su prendre dans le choix des sites historiques, dans l’histoire du pays et dans l’imaginaire du peuple par l’abondance des écrits littéraires et des études.
13À ce sujet, il est intéressant de relever les origines du roman historique de Walter Scott, lui qui s’adonnait au plaisir du roman sentimental, très en vogue alors en Angleterre. Il faut aussi souligner la place de la femme dans ce pays avant-gardiste en matière de féminisme. Ce sont deux points essentiels dans la finesse des lectures de Tocqueville et de Barbara Wright. L’histoire de cette reine est, certes, sombre, atroce et très complexe : elle repose, cependant, sur des légendes variées qui sont toutes augmentées de nombreuses péripéties autour de la beauté d’une reine et de ses enjeux politiques. La belle Hélène anglaise n’est pas aussi absente de l’échiquier politique que ses pairs insulaires européennes ; elle participe plus activement à la vie politique du pays : elle comprend les enjeux de sa rivalité avec Elisabeth et les dangers de sa beauté auprès des hommes. Soucieuse de son pays et de la représentation de ses valeurs, elle se distingue, enfin, par son courage dans l’adversité et son sens de l’honneur. Les versions sont si nombreuses que le sens de l’honneur y est parfois très romanesque : romantique, sentimental, passionné mais aussi sanguinaire. Cette figure relève d’un passé encore sauvage, sans recul critique, où la politique est trop influencée par les intrigues sentimentales.
14Pourtant, elle est remarquable par la place des femmes dans son histoire, ce qui sera repris par la tradition anglaise à double titre : le féminisme anglais est toujours très en avance par les fonctions réservées à la femme. Elle a gardé cette place honorifique de reine en politique tant pour les conservateurs que pour les travaillistes, en passant par les libéraux. Tocqueville lui opposera la légèreté des mœurs françaises, qui, sont, pour une part, plus superficielles, mais aussi moins passionnées.
Un témoignage historique & une leçon, politique, de comparatisme historique
15Comme on l’a vu, Tocqueville compare ainsi à plusieurs reprises la France à l’Angleterre, sans passer par la Perse plus exotique d’un Montesquieu. Il rappelle, notamment, leur goût commun pour l’élégance et oppose l’esprit de sérieux, la politesse, l’hospitalité plus réservée des Anglais à l’esprit plus léger des Français qui trouve son expression dans l’art de la table et de la conservation. Il n’est pas inintéressant de revenir sur ces éléments, qui parsèment le journal et qui impliquent des enjeux essentiels aux yeux de l’auteur, plutôt franco-anglais par ses origines et cosmopolite par sa culture. L’auteur, comme le souligne Barbara Wright, est marqué par une double culture, plus inspirée par l’aristocratie que par la bourgeoisie française. Mais on y trouve aussi peu d’évocations de l’utile et peu de développements sur la politique comme dans les journaux de voyage de son frère Alexis de Tocqueville ; ce dernier a surtout mis en avant la forme du journal romantique comme outil d’exploration intellectuelle sur le plan politique. Mais pour les deux frères, le journal est bien un cahier d’observation philosophique dans la tradition des explorateurs philosophes tout autant qu’un journal plus personnel pour l’individu. En ce sens, les deux frères ont ouvert la voie au libéralisme en politique, qui repose sur le développement d’un individu au centre d’une pensée. Cela reste très implicite chez Édouard : il ne s’intéresse pas au principe de démocratie et il est plutôt tourné vers le passé et sa conservation au xixe siècle : il fait tout un travail pour relever ces ruines et garder cette mémoire présente dans l’esprit des romantiques. Il est surtout plus fervent admirateur de la tradition artistocrate, amateur d’art et de culture, inquiet du passage à la modernité (industries, etc.) comme de la sauvagerie de certaines traditions.
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16Il faut rappeler qu’Alexis de Tocqueville a été l’un des inventeurs du comparatisme sociologique et historique, aux origines des sciences politiques, en-dehors du libéralisme au sens large, selon Raymond Bourdon1. Le journal d’Édouard de Tocqueville est singulier par la place de ses dessins et par ses références littéraires ; il ne se tourne par vers les Amériques et tend à rapprocher l’Angleterre de la France plutôt qu’à rattacher l’île aux États-Unis comme Alexis, ouvertement intéressé par l’expérience politique anglo-américaine. Mais il ouvre, lui aussi, une réflexion intéressante sur ces relations entre la France et l’Angleterre, par son regard sur un pays étranger, pourtant proche, dont les relations historiques conflictuelles ne sont plus à rappeler, jusqu’au Brexit. Il s’agit d’un témoignage historique sur l’autre frère ennemi de la France, en-dehors de l’Allemagne, tout autant qu’une réflexion sur la France. Les deux approches sont surtout complémentaires : Édouard apporte un éclairage culturel comme toile de fond pertinente dans l’analyse politique ainsi qu’une relation privilégiée avec l’île comme ouverture critique sur le libéralisme américain.