Poétique de la valeur
1Qui a écrit : « Dois-je faire observer qu’un poème ne mérite ce titre que dans la mesure où il stimule, en élevant l’âme ? La valeur du poème est en proportion de cette stimulation et de cette élévation1 » ? On trouverait des affirmations proches dans un grand nombre de traités, du vie siècle avant J.‑C. jusqu’à la fin du xixe siècle. Cette conception de la valeur de la poésie, qui se donne qui plus est comme une évidence (« Dois-je faire observer… ? »), pourrait être, par exemple, une citation de Plutarque2 — il s’agit en réalité d’une phrase d’Edgar Poe.
2Pourquoi ne peut-on plus compter au juste sur une telle « stimulation de l’âme » ? Et comment, à défaut de ce genre d’élévation, concevoir à nouveaux frais la valeur de la poésie ? Le sous-titre de l’ouvrage récent publié sous la direction d’Olivier Gallet, Adeline Lionetto, Stéphanie Laubère, Laure Michel et Thierry Roger, Le poète et le joueur de quilles, propose des pistes pour répondre à ces questions : « Enquête sur la construction de la valeur de la poésie (xive‑xxie siècles) ». Il nous apprend en effet d’une part que la valeur d’un poème n’est pas une propriété naturelle, mais qu’elle relève d’une « construction sociale » ; d’autre part, que cette construction sociale doit être l’objet d’une enquête. Ces deux dimensions semblent faire signe, plus ou moins directement, vers l’œuvre de Pierre Bourdieu, qui fut l’un des plus acharnés contempteurs de « ces innombrables plaidoyers sans âge et sans auteur en faveur de la lecture, et de la culture » qui auraient « à coup sûr déchaîné la furieuse allégresse qu’inspiraient à Flaubert les lieux communs bien pensants3 ».
3Pourtant, si Flaubert n’avait en effet pas de mots assez durs contre la « poésie du cœur », paradoxalement, l’entrée « Poésie » du Dictionnaire des idées reçues épingle plutôt les critiques perplexes, que les zélotes : « Poésie (La). Est tout à fait inutile : passée de mode4. » Mais peu importe ici, évidemment, l’enjeu étant le suivant : comment, une fois dégonflés les vieux clichés sur la poésie, « ces mornes topiques sur l’art et la vie […] infiniment reproduits par la liturgie scolaire5 », rendre compte de la valeur d’un poème ?
La consécration comme création de valeur
4Publié dans la « Bibliothèque de littérature générale et comparée » dirigée par Jean Bessière, Le Champ littéraire. Le concept de Pierre Bourdieu : contexte, théorie, pratiques de Joseph Jurt donne des éléments pour répondre à cette question. Il apparaît comme une véritable défense et illustration de la sociologie critique de la littérature.
1. Idéologie de la création et science des institutions
5La première partie, « contextes », propose un double panorama, français et allemand, de l’état de la théorie littéraire et de la sociologie de la littérature au moment où s’est formulée « la théorie du champ littéraire » de Bourdieu, que la deuxième partie s’occupe proprement à détailler. La troisième partie, de loin la plus volumineuse, partage le résultat de « recherches empiriques sur le champ littéraire français », au gré d’une vaste fresque historique qui articule et synthétise les travaux de nombreux chercheurs, sur un corpus allant de l’âge classique à mai 1968 : certaines analyses de Pierre Bourdieu sont mobilisées, bien sûr, mais aussi celles d’Alain Viala, Michael Einfalt, Rémy Ponton, Anna Boschetti, Jérôme Meizoz, Jacques Dubois, Pascal Durand, Gisèle Sapiro, Pascale Casanova, Niilo Kauppi, Michel Condé ou Boris Gobille. Chaque chapitre de cette partie (qui s’achève par un comparatif avec le monde germanophone) apparaît ainsi tel un carreau dans une mosaïque plus vaste. Il s’agit de proposer des tableaux successifs sur l’état du champ, afin de confronter à la réalité historique les outils conceptuels présentés dans la deuxième partie : expliquer, d’une part, comment s’opère et se négocie l’autonomie du champ ; et d’autre part, comment les stratégies des acteurs modifient le champ littéraire, tout en exprimant plus ou moins directement la position qu’ils occupent dans les autres champs de la réalité sociale.
6C’est dans la deuxième partie, plus théorique, que l’on pourra accéder à une compréhension de la conception bourdieusienne de la valeur de la littérature — étant entendu qu’on désigne par « littérature » un corpus d’œuvres dont on postule qu’elles possèdent en effet, à la différence des textes qui ne sont pas considérés comme en relevant, quelque valeur propre qu’il s’agit d’élucider. Dans le cadre de la théorie du champ littéraire, « ce qui est décisif, écrit Joseph Jurt citant Pierre Bourdieu, c’est la disposition du monopole de la légitimité littéraire, “le monopole du pouvoir de dire avec autorité qui est autorisé à se dire écrivain” » (p. 100). On passe, assez aisément, de cet accent mis sur l’importance de l’institution, à un constructivisme radical : « La valeur symbolique des produits culturels n’existe pas en tant que telle » (p. 101). On pourrait même dire que c’est là le point de départ de l’analyse sociologique, puisqu’elle répond ensuite à ces questions : Comment se construit cette valeur ? Qui la définit ? Quelles stratégies ont imposé cette définition de la valeur, et quelles stratégies la contestent ? Le « champ littéraire » existe en effet comme tel s’il a la capacité de définir lui-même (quoi qu’en dise le reste de la société — la morale, la politique, etc.) ce qui vaut. Mais Joseph Jurt fait un pas de plus : il ne prétend pas simplement que le champ définit ce qui vaut, mais également que l’institution qui domine à un moment donné dans ce champ crée la valeur : « Si un éditeur décide de publier un livre, et si le propriétaire d’une galerie expose un tableau, il “crée” en quelque sorte la “valeur” de cet objet, qui n’est pas réductible à sa valeur économique. » (p. 101) Et de renvoyer, en note de bas de page, à la citation suivante de Pierre Bourdieu :
L’idéologie de la création, qui fait de l’auteur le principe premier et dernier de la valeur de l’œuvre, dissimule que le commerçant d’art (marchand de tableaux, éditeur, etc.) est inséparablement celui qui exploite le travail du “créateur” en faisant commerce du “sacré’’ et celui qui, en le mettant [sur] le marché, par l’exposition, la publication ou la mise en scène, consacre le produit autrement voué à rester à l’état de ressource naturelle, qu’il a su “découvrir’’, et d’autant plus fortement qu’il est lui-même plus consacré. (Pierre Bourdieu, « La production de la croyance », p. 5)
7La position de Bourdieu, on le voit, s’oppose directement à une « idéologie de la création » qui rapporte la valeur de l’œuvre non à sa réception mais à sa production et prétend qu’elle vaudrait parce qu’elle est fabriquée de telle ou telle manière par telle ou telle personne. Un prix comme le Nobel illustre bien le problème : en effet son attribution nous amène à croire que l’œuvre du lauréat se distingue par sa valeur, alors que c’est cette attribution même qui la distingue. Notons au passage que, contrairement à ce dont on l’accuse parfois, la position sociologique n’exprime pas un relativisme, puisqu’elle ne dit pas que la valeur est subjective. Elle dit plutôt que l’attribution de valeur est le résultat d’une consécration objective opérée par une institution. Le terme « consécration » est en lui-même chargé ; au long de toute son œuvre, Bourdieu n’aura d’ailleurs eu de cesse de comparer l’art et la religion. Dans les deux cas, le champ carbure à la croyance des acteurs ; dans les deux cas, les institutions sont garantes de cette croyance, et de la transsubstantiation (de l’objet quelconque en fétiche) qui en est le correspondant objectif.
8On comprend alors l’attention portée aux stratégies des acteurs du champ, dans la fresque déployée dans la troisième partie du Champ littéraire : il s’agira, à toutes les époques, pour les écrivains et les critiques de prendre le pouvoir institutionnel afin de faire valoir leur propre conception de ce qui vaut, et par ce moyen, assurer la gloire de leur production. Les manigances de Philippe Sollers pour s’imposer à Tel Quel et pour imposer Tel Quel à la France, telles que Joseph Jurt en rend compte à partir des travaux de Niilo Kauppi, semblent d’autant mieux illustrer la théorie bourdieusienne qu’aucun des textes valorisés alors (autour de 1968) ne continue aujourd’hui d’être célébré : la bulle spéculative est retombée. De même, au prisme de la théorie du champ, les fameux coups de volant par lesquels Barthes reniait tous les 5 ans son œuvre précédente, acquièrent une forme d’intelligibilité : « Bourdieu situe Barthes au “sommet de la classe des essayistes” qui, “n’ayant rien à opposer aux forces du champ, sont voués, pour exister, et pour survivre, à flotter au gré des forces externes ou internes qui agitent l’univers, au travers notamment du journalisme”. L’exemple de Barthes donnerait ainsi à voir tous les changements dans les forces du champ provoqués par la mode. » (p. 416)
2. La réduction des valeurs aux faits
9Pourtant, une certaine gêne ne disparaît pas à la lecture du livre de Joseph Jurt, peut-être due au fait qu’il fonde son analyse sur la reprise d’un grand nombre d’études qu’il traite comme si elles étaient homogènes du point de vue de la méthode, alors que certaines sont moins réductionnistes (elles accordent un plus grand noyau de « valeur intrinsèque » aux œuvres) alors que d’autres le sont davantage. Par exemple, il écrit en suivant Gisèle Sapiro, à propos de la Résistance, que « ce qui caractérise ces revues, c’était leur grande qualité littéraire » (p. 357) comme si une expression comme « qualité littéraire » avait la moindre signification après sa déconstruction sociologique. En revanche, il n’hésite pas à réduire avec Rémy Ponton le style de Mallarmé à une réaction de son habitus de classe à son déclassement comme professeur du secondaire, et expliquer « l’habitus absolu de Mallarmé par l’ethos de classe de ses ancêtres […]. L’hermétisme de sa poésie s’opposera alors à l’emploi pédagogique et immédiatement communicatif de la langue à l’intérieur du système scolaire » (p. 175). Des bourgeois déclassés en professeurs, il y en a pourtant des milliers — et un seul Mallarmé. Qu’importe ? L’idée même de qualité littéraire doit se dissoudre absolument, cette fois, dans les propriétés sociologiques héritées ou contextuelles.
10Cette ambiguïté n’est pas absente de l’œuvre de Bourdieu lui-même : car la problématique même de l’autonomie du champ suggère qu’il existe bien, à chaque fois, dans l’écriture quelque chose d’irréductible aux positions de classes. Mieux encore, si l’on reprend la citation donnée plus haut, il affirme que le marchand consacre la valeur de l’œuvre qu’il vend. Or, contrairement au commentaire qu’en tire Joseph Jurt (« il “crée” en quelque sorte la “valeur” »), consacrer n’est pas créer. Consacrer un roi, par exemple, ne revient pas à créer le roi (l’institution même la plus forte ne saurait consacrer roi n’importe qui), et moins encore à créer la royauté. Autrement dit, la sociologie littéraire parvient à décrire le mécanisme (la consécration) mais elle est dans l’incapacité d’expliquer pourquoi certaines œuvres en sont dignes et d’autres non. Gallimard consacre les écrivains, c’est entendu ; mais Gallimard reçoit des milliers et des milliers de manuscrits par an et n’en publie que quelques dizaines. Pourquoi consacre-t-on celui-ci et non celui-là, si ce n’est parce qu’on trouve dans tel texte une valeur à consacrer ?
11On pourra être tenté pour expliquer tel ou tel choix de suggérer par exemple que les éditeurs travaillant chez Gallimard tablent sur la possibilité de faire obtenir un prix au livre en question : ainsi, ce n’est pas qu’ils reconnaissent que le texte « a » une valeur « en soi », mais simplement qu’il est « consacrable ». Évidemment, ce serait reporter l’analyse vers les prix sans résoudre le problème : car le jury du prix, lui, pourquoi choisit-il à son tour de consacrer tel ou telle ? Parce qu’il cède, dira-t-on alors si l’on refuse encore d’imaginer que la moindre valeur existe en soi, à la puissance relative des maisons d’édition ? Nous voilà renvoyés chez Gallimard, et nous n’avons toujours pas de réponse… La parade des sociologues se trouve alors dans le concept d’illusio6. Les acteurs partageraient une même croyance. Le champ s’organiserait autour de l’enjeu de définir l’objet de cette croyance. La valeur ne serait pas une valeur, mais un fait d’illusion collective.
12Puisqu’on ne peut déduire des valeurs (c’est un bon livre) à partir de simples faits (« les phrases sont longues et le lexique riche » ou bien « il est publié par Gallimard »), comme l’a établi Max Weber7, on nie donc la réalité des valeurs. C’est du moins ce que reproche Nathalie Heinich à Pierre Bourdieu :
C’est en vain cependant qu’on chercherait chez Bourdieu une position claire concernant la question des valeurs et, notamment, leur distinction d’avec les faits. En effet, il refuse et accepte alternativement cette distinction, balançant entre un constructivisme critique appliqué à la notion même de « valeurs », considérées comme une illusion des dominés ou une ruse des dominants (qu’elles soient celles des acteurs ou des savants), et un réalisme des « faits » opposés aux « illusions », accordant au seul sociologue le privilège d’énoncer les premiers contre les secondes8.
13On peut reformuler le problème de la façon suivante : la valeur est mobilisée pour répondre à la question « pourquoi ? » (pourquoi consacrer ce texte-ci ?) alors que la sociologie critique ne répond jamais qu’à la question « comment ? » (comment telle œuvre a-t-elle été valorisée, et par qui ?)
14De là, deux possibilités s’offrent à nous : ou bien nous considérons que la question « pourquoi ? » est elle-même le fruit de l’illusio du champ, et qu’elle ne mérite pas qu’on s’y attarde. Ou bien, on enrichit le modèle explicatif en acceptant de mettre en évidence d’autres raisons que le seul mécanisme de la consécration, c’est-à-dire en refusant de réduire directement la valeur à un fait d’illusion.
15Dans le premier cas, l’analyse risque d’échouer sur une tautologie. Car si les sociologues refusent de dire pourquoi telle œuvre est distinguée, ils seront condamnés à dire quelque chose du type : « les œuvres qui sont considérées comme valables sont celles qui sont consacrées par les institutions consacrantes », autrement dit « elles sont consacrées parce qu’on les consacre ». Une tautologie qui pourrait valoir pour l’art duchampien, par exemple : le ready-made ne vaut en effet que d’être reconnu. Mais le ready-made n’est pas un cas particulier ; il est par définition plutôt le contraire d’une œuvre. Loin d’être la règle, il est l’exception qui la confirme.
16Le poète et le joueur de quilles nous permet d’envisager le second cas.
De la valeur aux valeurs
17Ouvrage collectif dans lequel de nombreux chercheurs affiliés à des champs différents de la recherche se penchent sur des objets hétérogènes (des poèmes libertins à la poésie blanche), cette « enquête » expose en effet une assez grande diversité de conceptions de ce qui fait la valeur de la poésie. Loin de chercher un mécanisme unique qui expliquerait notre croyance en une transsubstantiation magique, l’ouvrage est par principe ouvert à la pluralité, et d’abord à la pluralité des significations du mot « valeur » lui-même.
1. De la sociologie au multiperspectivisme
18Comme le rappelle par ailleurs Nathalie Heinich, « peu de termes sont aussi polysémiques que celui de “valeur” : son spectre sémantique va de la morale à la finance, de la philosophie aux mathématiques, de la musique à la peinture et à la linguistique, tandis que son extension chronologique va de la bravoure du guerrier antique à la technique informatique…9 » Bien sûr, on ne mobilise pas l’ensemble de ces significations lorsqu’on parle de la « valeur de la poésie », mais il serait faux de croire que cette expression ne peut se travailler dans de multiples perspectives.
19La sociologie critique n’est d’ailleurs elle-même pas négligée, et loin de là, dans l’ouvrage collectif. Dans son article « Art poétique français et valeurs de la poésie. Figures et mutations du mauvais poète, des arts de seconde rhétorique à La Défense et illustration de la langue française », Jean-Charles Monferran pose le problème en des termes proches de ceux que nous avons vus pour explorer le concept de champ littéraire : « comment distinguer les vers de mirliton et ceux des poètes, comment distinguer chansons des rues et chansons poétiques ? » (p. 33) Guillaume Peureux suggère également que « la question de la valeur n’est rien d’autre que celle de la croyance en celle-ci » (p. 77), et Fabrice Thumerel, dans son « étude sociogénétique sur la “valeur” de la poésie dans l’espace social et littéraire contemporain », déclare qu’« appréhender sociologiquement la valeur de la poésie dans un état donné du champ, ce n’est pas entrer dans le jeu de la Bourse aux valeurs, mais analyser le degré de croyance qui est accordé » (p. 176).
20Il semble en aller de même avec Thierry Roger qui dans « Mallarmé, “valeur-or” ? » ridiculise les prétentions des poètes, en ramenant celui-là même qui parmi eux semblait incarner l’assurance d’une source poématique à la valeur, au simple résultat de la consécration institutionnelle : « la valeur de Mallarmé ne sera pas d’abord ici le produit du travail de l’auteur. Elle résultera d’un triple travail, qui peut selon les cas n’en faire qu’un : travail de la critique ; travail de l’institution ; […] “travail du temps” » (p. 45). Pourtant l’intérêt de son approche, notamment, est qu’elle n’est pas exclusive, car il conclut son article en affirmant : « on ne peut en rester là. La “valeur” de Mallarmé ne se réduit bien évidemment pas à cette face extrinsèque » (p. 62). Et de mobiliser cette première distinction (bien sûr issue du marxisme) : « Mallarmé, à la fois syntaxier et musicien, rêvant de créer une “sensation assez cabbalistique” chez le lecteur et d’instaurer “une logique avec nos fibres”, reste vivant pour les amateurs de poésie autant par sa valeur d’usage (l’émotion esthétique) que par sa valeur d’échange (la socialisation). » (ibid.) Une distinction que reprendra Jean-François Puff dans son article sur la poésie de Paul Éluard (p. 281 sq.).
21De la valeur, on est donc passé à deux types de valeurs (d’usage et d’échange), l’une intrinsèque et l’autre extrinsèque. Dans « L’éphémère, l’expérimental et le canon : que faire de la poésie en performance ? », Gaëlle Théval propose quant à elle une autre distinction, qui n’est pas moins intéressante pour ouvrir notre problématisation. Il s’agit, écrit-elle, de « faire fonctionner [la poésie en performance] dans sa valeur critique, comme critique de la valeur telle qu’elle s’envisage dans la constitution du canon » (p. 65). L’enjeu n’est donc plus ici de faire jouer valeur d’usage (esthétique) contre valeur d’échange (sociale), mais d’opposer à celle-ci (telle qu’elle est instituée par le canon) une valeur critique, qui serait en quelque sorte une vertu méta-sociale ou sociologique du poème en performance. Manière de remarquer que le problème de la valeur concerne aussi le rapport que nous entretenons avec les genres : poésie de performance ou poésie traditionnelle ? Ce sont d’abord des classes de textes qui sont plus valorisées que d’autres. Ainsi, Tiphaine Roland interroge les « valeurs sociales et esthétiques d’un sous-genre ambigu » (p. 105 sq.) avec le conte érotique en vers de La Fontaine, et Barbara Bohac se demande ce qui a résulté pour Banville du fait de « marier la poésie lyrique avec le journal : compromission fatale ou révolution des valeurs ? » (p. 119 sq.) La question concerne aussi le rapport de la poésie aux autres genres, comme le rap (dans l’article de Benoît Dufau, p. 133 sq.), tant il est vrai que la valeur est un concept différentiel : une chose (un genre) a toujours plus ou moins de valeur que quelque chose d’autre (un autre genre).
2. Au-delà de la sociologie : communication et morale
22Parmi les nombreux axes problématiques explorés par les divers articles du volume, deux d’entre eux permettent d’aller plus franchement encore au-delà de la problématisation sociologique : celui de la valeur de communication et celui de la valeur morale.
23Le premier confronte la poésie comme genre de discours à d’autres jeux de langage ou au langage courant. Ainsi, Olivier Gallet interroge « le Parnasse de l’Olympe » dans « Valeurs de la poésie dans la communication politique contemporaine », analysant la manière dont le genre de discours politique se rapporte au genre poétique. L’auteur envisage, pour penser les rapports entre ces deux genres, un point de départ structuraliste : « Les slogans ne jouent-ils pas avec le signifiant comme la poésie ? Qu’on repense au I Like Ike qui illustra les réflexions de Jakobson sur la fonction poétique : c’était un slogan de la campagne présidentielle d’Eisenhower. » (p. 298) L’idée qu’il existe une « fonction poétique » est en tant que telle une réponse extraordinairement forte à la question portant sur la valeur de la poésie. D’abord parce que si l’on suit Jakobson, la poésie — déploiement social de la fonction poétique — serait organiquement liée à la nature du langage10. Ensuite parce que la valeur d’un poème, loin d’être déterminée par une quelconque consécration institutionnelle, serait (à suivre un tel raisonnement) liée à des propriétés internes, à savoir, son plus ou moins haut degré d’expression de la fonction poétique. Mais de manière remarquable, Olivier Gallet choisit de ne pas suivre la voie qu’il vient pourtant d’esquisser et de s’intéresser plutôt à « une poésie née hors du champ particulier de la politique, mais utilisée, célébrée et légitimée par les hommes et les femmes politiques » (p. 298). Pourtant, qu’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas pour l’auteur de considérer ces derniers comme des « institutions » au sens de la sociologie critique, capables de légiférer dans le champ littéraire : ce qui l’intéresse, c’est plutôt au contraire l’extériorité réciproque des deux champs, politique et poétique, qu’il met à contribution. S’intéressant elle aussi à la question de la communication, mais dans une perspective toute différente, Laure Michel, dans « Poésie et communication : valeurs de l’illisibilité aujourd’hui » reconstitue le débat qui oppose les contempteurs de l’obscurité à ceux qui, au contraire, acceptent « le risque d’être difficile à lire, au nom d’une certaine idée de la poésie et de ses enjeux » (p. 200). De quelle nature peuvent être ces enjeux, s’ils impliquent de sacrifier la lisibilité ? Ne risque-t-on pas de retomber dans une conception ésotérique — magique — sacralisée de la poésie, celle dont la sociologie nous avait exhorté de nous passer ? À tout le moins, le modèle sociologique ne permet pas de s’aventurer sur un tel terrain. Car ce qui est en jeu derrière la difficulté à lire, c’est la création du sens. N’est-ce pas à une telle promesse qu’un poème doit sa valeur ?
24Avant de répondre à cette question, un mot sur l’autre problématique, celle de la morale. Si la thèse centrale de la sociologie critique de la littérature a trait à l’existence d’un champ autonome, la valeur de la poésie ne saurait en aucun cas être comprise (même par les acteurs) comme une valeur morale. Les sociologues comprennent sans doute encore l’affirmation de Dimitri Albanèse selon qui « la filiation entre les poètes libertins et les auteurs du Caveau est rejetée par un pan de la critique littéraire, sans doute au nom d’une exécration morale » (p. 241) car au xviiie siècle, l’autonomie du champ n’était pas encore actée. Pour que la valeur poétique puisse se désynchroniser de la valeur morale, il faudra attendre la « conquête de l’autonomie » et « Baudelaire nomothète » (je reprends des titres de chapitres des Règles de l’art de Pierre Bourdieu). Mais pourraient-ils accepter l’idée de Nietzsche, auteur postérieur à Baudelaire, de faire de la poésie « le lieu d’expression le plus adéquat d’une philosophie des valeurs » (p. 173) ? Dans « Nietzsche : philosophie des valeurs et valeur de la poésie », Guillaume Métayer développe en effet l’idée selon laquelle « la poésie peut être autre chose qu’une servante de la musique ou une sœur contrefaite de la philosophie : qu’elle peut être elle-même musique en même temps que philosophie » (p. 171). Chez Nietzsche, il en ressortit à une théorie de la formule, ce qu’il appelle « Sinnsprüche » — où l’on retrouve comme racine le mot « Sinn » qui signifie « sens ». Si je l’indique, c’est pour suggérer que la question morale (la formule du poème comme lieu de la révélation des valeurs) touche de nouveau à la question communicationnelle : la formule est le lieu de la création du sens.
25Cette articulation, qui s’oppose en bloc aux préventions de la sociologie critique, en niant la théorie de l’autonomie tout en justifiant un art de la formule qui risquerait de tourner à l’ésotérisme, et qui aboutit à défendre l’idée que la valeur de la poésie tient à la « création du sens » je propose de l’appeler « poétique de la valeur » — où il faut entendre poétique en son double sens de « relatif au poème » et de « processus de création ». Comme si le poème pouvait se proposer comme le lieu où se crée la valeur. Tâchons d’en esquisser les principes sans retomber dans « l’idéologie de la création » dénoncée par Bourdieu.
Pour une poétique de la valeur
26Pour ce faire, acceptons pour commencer une définition seulement nominale : la valeur d’un texte est ce qui le rend digne d’être distingué d’autres textes. Afin de transformer cette définition nominale en définition réelle (et pointer ce qui dans le poème mérite une telle distinction), repartons de l’approche structurale brièvement exposée plus haut.
1. De l’essentialisme structuraliste au pragmatisme
27Selon celle-ci, la valeur littéraire d’un texte tiendrait à sa « littérarité », qui correspondrait aux situations où le médium prime le message. Cette réponse — je résume Jakobson — pose aux moins deux problèmes : l’un théorique, l’autre pratique. Quant à la dimension théorique : cette réponse est une tautologie. En répondant « la littérarité » à la question « qu’est-ce qui fait la littérature ? », on est aussi peu avancé que ces métaphysiciens (dont se moquait Pascal) qui cherchaient à expliquer l’ouverture de la porte par « la vertu apéritive d’une clé11 ». Or expliquer une propriété ne peut signifier la ramener à la même chose qu’elle-même, simplement transformée en une mystérieuse essence. Il faut toujours expliquer quelque chose par autre chose. En disant que le propre de la littérature est la littérarité, on n’a pas avancé ; on a simplement transformé un problème concret en énigme insoluble. C’est la raison pour laquelle, sans doute, à cette première réponse, s’adjoint l’idée de la matérialité. De nouveaux problèmes, cette fois-ci pratiques, interviennent alors ; car dans la réalité, les œuvres auxquelles sont attribuées le plus de valeur littéraire ne sont en général pas celles qui privilégient la mise en évidence systématique du médium. Cela peut être le cas (pensons à Joyce) mais combien d’épigones malheureux, d’avant-gardistes sincères et même doués, n’échouent-ils pas à faire valoir la qualité de leur texte pourtant conforme au crédo matérialiste ? Réciproquement, combien d’œuvres éloignées de la surexposition du médium (de Fénelon à Annie Ernaux) ne sont-elles pas considérées comme dignes d’être célébrées ? C’est le signe que la mise en évidence du médium n’est pas le seul critère, et que d’autres choses importent. La profondeur philosophique, par exemple. Ou l’engagement politique. La sincérité. Etc.
28Or, en passant d’un seul à plusieurs critères, on délaisse l’essentialisme structuraliste pour une stratégie pragmatique. S’autorisant par exemple de la théorie des airs de famille de Wittgenstein (selon laquelle plusieurs choses qu’on appelle du même nom partagent moins une propriété essentielle commune, qu’elles ne se ressemblent les unes les autres pour des traits multiples et variés — le père et le fils ont les mêmes yeux, la mère et le fils le même nez, etc.12) et refusant de tirer a priori des conclusions (Jakobson déduisait la vertu de littérarité d’un schéma sur les fonctions du langage, lui-même dérivé d’une idée de sa nature), on considèrerait ainsi la pluralité réelle des textes et des manières de les valoriser dans la société, et l’on dirait : il y a — dans le monde réel de la littérature — des raisons différentes pour lesquelles un texte peut être distingué. Pour sa mise en évidence du médium, mais aussi pour son originalité, ou encore pour sa capacité à divertir, ou encore pour sa manière de s’inscrire dans la tradition, de faire de la politique, de nous faire réfléchir, de nous toucher, ou encore…, etc. Les raisons sont multiples, et pas nécessairement corrélées : il n’y a pas une unique source de valeur, mais une pluralité — et surtout, on ne peut jamais les déduire a priori. On est obligé de regarder a posteriori ce que disent les critiques et comment les écrivains justifient leur travail. Force est alors de constater que les choses sont complexes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas seulement un désaccord dans les goûts (l’un pense qu’Ernaux est supérieure à Joyce et l’autre le contraire, un troisième jugeant que c’est Ivar Ch’Vavar le plus fort) mais surtout un désaccord dans les critères. Certains pensent que la valeur littéraire est ceci, et d’autres pensent que c’est cela. Ou bien « ceci et cela, mais pas telle autre chose ». En réalité, le concept même de « valeur » est sans doute dans ce cadre d’analyse trop grandiloquent : plus prosaïquement, des lecteurs et des critiques nourrissent un ensemble d’interactions et d’engagements variés avec des textes. John Dewey parle quant à lui d’attachement [« prizing »] et écrit : « attribuer une valeur à quelque chose se manifeste d’abord, et surtout, dans l’attitude consistant à y porter attention, en prendre soin, l’entretenir, etc.13 » Pas dans l’expression discursive de « croyances » conformes à des jugements institutionnels.
29En revanche, la qualité de ces attachements et la fréquence des interactions (lorsqu’elles sont le fait de critiques, notamment) peut sans doute donner a posteriori l’impression d’une reconnaissance : unetelle serait plus reconnue qu’untel. Reste que cette reconnaissance n’est pas la conséquence mécanique de l’acte par lequel une institution décrète que « cela vaut » ; c’est plutôt le résultat induit d’un ensemble d’interactions avec ce qui nous stimule et mobilise notre intérêt. On ne sait pas ce qu’est la valeur, mais il y a bien des textes plus intéressants que d’autres. Comment sait-on qu’ils sont intéressants ? Mais par le fait ! Par le fait, certains textes intéressent des gens.
2. De la sociologie critique à la poétique
30La sociologie critique, on l’a vu, considère que la définition de la valeur (qu’est-ce qui est de la bonne littérature), et la promotion (pour chaque écrivain) de sa propre position, seraient les enjeux principaux du champ littéraire. Toute à la tentative de comprendre comment les acteurs imposent leur propre conception, elle prétend ne pas s’engager, de son côté, sur la valeur des textes : « J’envisage la littérature dans toutes ses variantes, la savante et la divertissante, la mondaine et la populaire, sans préjuger d’une hiérarchie des valeurs14 », écrit Alain Viala. Mais alors comment délimiter les contours de son objet ? Alain Viala répond : « j’appelle “écrivains” ou “auteurs” tous ceux que les textes et documents d’alors désigne comme tels15 ».
31Pourtant, quoi qu’ils en disent, les sociologues produisent nécessairement des jugements de valeur. Ne pouvant parler de tous les auteurs, ils distinguent concrètement, proposent un canon. Quand Pascale Casanova commente la position différentielle de Joyce et Ramuz, elle suggère bien que ce sont tous les deux de grands écrivains, même s’ils sont jugés inégaux :
La reconnaissance de James Joyce par les plus hautes instances de l’univers littéraire l’a placé d’emblée en position de fondateur et l’a transformé en une sorte d’« unité de mesure » de la modernité littéraire à partir de laquelle on a « estimé » le reste de la production ; au contraire, l’anathème prononcé contre Ramuz (alors qu’il est sans doute, avant Céline, l’un des « inventeurs » de l’oralité dans la narration romanesque) l’a relégué dans l’enfer des seconds rôles provinciaux de la littérature de langue française16.
32Qui plus est, si l’auteur qui a accompli un tel effort n’est précisément pas reconnu par les institutions, comment la sociologue peut-elle savoir qu’« inventer l’oralité dans le roman » est un critère pertinent pour être estimable, davantage que, par exemple, « savoir décrire une paire de lacets » ? Si la sociologue ne s’engageait pas (pour dire ici que Ramuz est injustement négligé), elle risquerait la tautologie déjà aperçue plus haut : les textes sont reconnus parce qu’ils sont reconnus, quels que soient leurs qualités ou leurs défauts. En s’engageant, Pascale Casanova fait donc coexister deux discours de nature différente : l’un proprement sociologique, qui rapporte la valeur (comme objet construit socialement) aux stratégies d’assaut des institutions dans le champ, et l’autre, que j’appelle poétique, qui rapporte la valeur du texte à sa dimension innovante, créative. Ramuz, pour Casanova, a inventé quelque chose. C’est pourquoi sa sous-estimation est injuste.
33On l’a vu, les sociologues espèrent pouvoir éviter de s’engager, sans tomber dans la tautologie, par le recours au concept d’institution : certaines œuvres seraient reconnues parce que des institutions les consacrent. Elles structurent le champ, existant avant la parution des œuvres qu’elles reconnaissent ; mais aussi bien, elles leur survivent. Par exemple, si l’on dit « Yves Bonnefoy est un grand poète parce qu’il a obtenu le Prix de poésie de l’Académie française et plusieurs publications en poésie/Gallimard » (sans s’engager quant à l’intérêt de son travail poétique), on suggère non seulement que ces récompenses sont des signes (de sa valeur), mais qu’elles ont participé à opérer la fameuse transmutation alchimique, faisant accéder Bonnefoy au royaume des saints du poème. Le concept d’institution suffirait à expliquer la magie de la valeur, au point que, comme l’explique le sociologue Sébastien Dubois, « l’histoire de la poésie doit aussi suivre celle des instances de consécration17 ».
34Selon ce raisonnement, il serait impossible d’être un poète de valeur sans reconnaissance institutionnelle, ni réciproquement, avoir une telle reconnaissance sans être pris au sérieux : or, nous avons tous en tête des poètes qui, quoiqu’ayant eu les deux reconnaissances citées pour Bonnefoy (et d’autres), ne sont pas considérés comme de grands poètes ; réciproquement, nous connaissons des poètes qui n’ont eu aucune des deux reconnaissances institutionnelles citées, et que beaucoup de gens reconnaissent depuis longtemps comme des poètes majeurs (par exemple, Ivar Ch’Vavar). Dans le premier cas, on serait tenté de l’expliquer par un certain copinage qui peut régner dans les jurys et les comités éditoriaux : des camarades se renvoient l’ascenseur, se publiant réciproquement et s’attribuant des prix les uns aux autres — sous les institutions il y a des personnes, et celles-ci font partie du champ. Mais dans le second cas, comment le comprendre ? Par le fait qu’une « révolution symbolique » (je reprends un autre concept de Bourdieu18) est en cours, que nos institutions sont en train de changer ? Lors d’une révolution symbolique en effet, une série d’institutions se substitue à une autre : par exemple, avec Manet, les salons et les critiques officiels n’ont plus le pouvoir symbolique qu’ils avaient auparavant, et ce seront dorénavant les marchands et les poètes qui consacreront les peintres. De même, Rimbaud ne fut d’abord pas reconnu (obligé de se publier à compte d’auteur), avant de devenir la figure du poète par excellence et de donner son nom à des écoles. Il aura dû créer, ou que se créent dans le sillage de son œuvre, les institutions capables de le reconnaître : ses textes auront créé de nombreuses interactions critiques — ou comme dit Dewey, de nombreux attachements — non parce qu’ils illustrent les valeurs instituées, mais au contraire parce qu’ils ont d’abord déjoué toutes les attentes. Les poèmes peuvent nous intéresser selon des guises variées, c’est l’évidence ; mais à l’horizon, c’est toujours une forme d’énigme qui met en déroute les institutions du sens19 qui lui sont contemporaines, en même temps qu’elle mobilise la pulsion herméneutique du lecteur individuel. Création du sens, illisibilité momentanée, lisibilité à venir : les poèmes sont des œuvres dans lesquelles un drame du sens est en jeu20. Est-ce là ce que les anciens voulaient dire par « stimuler l’âme » ?
35En tout cas, la révolution symbolique est à l’horizon de l’effort de tout poème. Lorsqu’elle a effectivement lieu, on comprend que les organes de la reconnaissance suivent la valeur plutôt qu’ils ne la précèdent ou la décrètent. Un prix distingue sans doute une œuvre quelconque ; mais pour une œuvre révolutionnaire comme celle de Manet ou de Baudelaire (ou de Ramuz), ce n’est jamais l’institution qui crée la valeur. Au contraire, la valeur de l’œuvre réside dans le fait qu’elle est capable de créer de nouvelles manières de faire sens — donc aussi de nouvelles institutions ! Par où se retrouvent bien articulées la question du sens occulte (de l’illisibilité momentanée, conçue comme lisibilité à venir) et celle des valeurs morales : une œuvre d’art digne de ce nom crée une nouvelle table des valeurs.
Une révolution symbolique permanente
36Que Bourdieu lui-même se soit intéressé à des figures comme Flaubert, Baudelaire ou Manet, indique que sa dénonciation de « l’idéologie de la création » n’a pas pour but de dire que la création n’existe pas, simplement qu’elle n’existe pas comme magie. En cela, il est beaucoup moins réductionniste que ceux de ses disciples qui font par exemple directement des options poétiques de Mallarmé l’expression paradigmatique d’une position de classe :
La sociologie peut donner un air cynique à tout. Au xvie siècle, une des grandes révolutions qu’ont opérées les cartésiens a consisté à faire disparaître le miracle. Leibniz et Spinoza le disaient : le miracle n’existe pas, nous allons rendre raison, avec les armes de la science, de choses qui sont imputées à des hasards ou à des miracles. Le sociologue fait pareil21.
37Il ne s’agit pas de dire que la valeur n’existe pas, simplement qu’elle ne naît pas d’un miracle. Elle ressortit à une création, que l’on peut expliquer : Ramuz invente l’oralité, on peut dire concrètement comment il s’y est pris, quels sont les ingrédients de sa recette. Ce qui distingue un tel « créateur » des autres écrivains n’est pas d’avoir reçu une consécration institutionnelle (il mérite d’ailleurs peut-être d’en recevoir davantage), mais d’avoir transformé les critères mêmes par lesquels jugent les institutions. En cela, comme l’avait vu Nietzsche, la formule peut être créatrice. Elle est aussi nécessairement destructrice, et les poètes se comportent comme des « terroristes » face aux rhétoriques instituées. Ajoutant Trostki à Bourdieu, on pourrait dire que, dans la poésie moderne tout du moins, l’effort est celui d’une « révolution symbolique permanente » : le poème défie les institutions du sens existantes comme les manières acceptées, conventionnelles, d’écrire, et s’efforce de mettre en déroute les partis seulement intéressés à s’instituer en organes structurels de valorisation.
38Il faut peut-être alors dire que les professeurs de sociologie ont eu tendance à survaloriser l’importance des critiques et des institutions ; car qui dit que « ce n’est pas le producteur qui produit de la valeur, mais l’institution, le critique professionnel » ? Une institution, un critique professionnel. La structure de l’argument n’est-elle pas la même que pour le propriétaire capitaliste, qui aime croire que la vraie valeur ne découle pas de la force de travail de l’ouvrier ?