Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Janvier 2024 (volume 25, numéro 1)
titre article
Alain Corbellari

Beauté son beau souci

Beauty His Beautiful Sorrow
Étienne Barilier, Réenchanter le monde. L’Europe et la beauté, Paris, Presses Universitaires de France, 2023, 170 p. EAN : 9782130855781.

1Dans un essai paru en 1989 et intitulé Les trois anneaux, Étienne Barilier interrogeait déjà la triade du Vrai, du Bien et du Beau, qui lui servait de fil rouge pour proposer une histoire des rapports de la littérature et de la critique de 1830 à la fin du xxe siècle. Trente-quatre ans plus tard, et après nombre d’autres livres, dont en particulier Contre le nouvel obscurantisme (Prix européen de l’essai en 1995), Nous autres civilisations (2004) et La Chute dans le Bien (2006), il interroge à nouveaux frais cette triade en reliant sa réflexion à l’idée d’Europe qu’il n’a cessé d’approfondir en continuateur avéré de Denis de Rougemont1.

2Indissolublement romancier et essayiste, Étienne Barilier a toujours accordé une place essentielle dans son œuvre à l’idée de Beauté2 ; son dernier essai peut ainsi apparaître comme un des points d’orgue essentiels de sa quête. Humaniste et ferme défenseur de l’universalisme des Lumières, il propose, dans un livre dense et ramassé, l’idée que l’Europe, autant sinon plus que par une conception de l’amour (comme le voulait Denis de Rougemont 19393), se définit par sa conceptualisation de la beauté. Non que la notion de beauté n’existe pas ailleurs, mais Barilier nous montre, dans le chapitre introductif (« Au miroir du Japon »), que les autres civilisations peuvent célébrer la beauté sans pour autant la mettre en rapport avec les concepts du Bien et du Vrai ; il fait ainsi sienne l’idée de François Jullien qui accuse François Cheng d’avoir abusivement occidentalisé la vision que son pays d’origine se fait de la beauté.

3Le propos de Barilier consiste donc à la fois à expliciter les conséquences de la conceptualisation difficile tentée par l’Occident et de dédouaner ce dernier de la condamnation prononcée par une Susan Sontag qui estimait que les grandes réalisations culturelles de l’occident « n’absolvaient pas […] la race blanche [d’être] le cancer de l’histoire humaine », ou d’un Claude Lévi-Strauss pour qui « la civilisation occidentale s’était entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à disposition de l’homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants », autrement dit d’avoir, comme dirait Heidegger, « araisonné » les autres civilisations. On remarquera cependant que les deux propos n’ont pas exactement la même portée et que la dureté du jugement de Lévi-Strauss n’a pas empêché celui-ci de manifester à maintes reprises, et en apparente contradiction avec lui-même, son profond attachement aux valeurs culturelles occidentales. C’est que l’auteur de Tristes tropiques a en fait moins prôné l’abandon des valeurs de notre civilisation que la volonté de laisser les autres à leur place propre. Cependant, la question du colonialisme n’étant pas posée dans l’essai de Barilier, nous la laisserons ici de côté.

4Le parcours du livre est d’une calme limpidité qui témoigne en outre de l’ardent apollinisme que professe Barilier. Sa beauté n’est pas convulsive, comme le voulait André Breton, elle s’exprime dans la sérénité et devrait être capable de réconcilier les hommes dans la contemplation plus que dans une adhésion irraisonnée. Partant de Platon (auteur auquel il est souvent revenu, nous rappelant par là sa formation d’helléniste), l’essayiste-romancier nous entraîne d’abord sur les pas successifs de deux héroïnes dantesques, Béatrice et Francesca de Rimini, dont le contraste montre tour à tour le Beau absorbé par le Bien, puis le Bien rédimé par le Beau. Poursuivant le fil de la culture renaissante italienne (envers laquelle sa vénération n’est un secret pour personne), il nous fait ensuite pénétrer dans le dédale d’une enquête sur un tableau que l’on a longtemps pris pour celui de Beatrice Cenci, mais qui s’est avéré en fait de près d’un siècle postérieur à l’époque de la fameuse parricide : ainsi, toute l’émotion ressentie à l’idée que le tableau représente une outragée qui se serait vengée d’un viol par un meurtre est en réalité reporté sur un tableau dont la tranquille beauté ne fait plus de doute une fois le mirage interprétatif dissipé, ce qui nous prouve que le Beau idéal peut volontiers être plus vrai que le Vrai. D’autres chapitres, ménageant lumières et ombres, nous font ensuite relire les amours de Casanova et de la Charpillon, qui fit tant souffrir le grand séducteur et qui incarna pour lui la « beauté du diable » ; l’étonnante apparition d’Hélène de Troie, « beauté souffrante », dans le Second Faust de Goethe, rédimant les noirceurs et les ambiguïtés du Premier Faust ; mais aussi les œuvres de Wagner et de Céline qui porteraient, selon Barilier, dans leur chair même, un venin de fascination plus en phase qu’on ne le dit souvent avec les opinions politiques pour le moins controversées de ces deux créateurs. Cette dernière thèse apparaîtra sans doute à beaucoup de lecteurs comme le point le plus saillant de l’ouvrage, et on peut remarquer que Barilier a ici bousculé la chronologie, puisqu’il a placé ce chapitre entre celui consacré à Casanova et celui dédié à Goethe. Le fait est que le propos est fort et appelle à réflexion, car la traditionnelle échappatoire qui cherche à dissocier l’homme de l’œuvre se voit refusée, à Wagner comme à Céline : ce sont bien la « mélodie infinie » du premier et le style hoquetant du second qui sont en cause, comme si la faute morale se répercutait dans une écriture dont le manque de limites (dans une vision « classiciste » du style), et donc l’envoûtement et l’emprise proprement dionysiaque qu’elle exerce serait le péché capital. On devine que le diagnostic pourrait être étendu à nombre de musiques actuelles… Le moralisme de Barilier n’est-il pas ici quelque peu excessif ? Il est certes difficilement évitable dans l’axiologie même de son essai, mais ne mène-t-il pas sur une pente dangereuse qui finirait par autoriser à condamner certaines formes d’art au prétexte qu’elles ne s’expriment pas dans un langage suffisamment épuré ? Où s’arrêter lorsque l’on dénonce l’excès prétendu d’une esthétique ?

5Le chapitre « fin de la beauté ? » s’attaque résolument aux esthétiques de la Modernité, mais les rachète en analysant la persistance de l’idée du beau chez quelques-uns des artistes les plus iconoclastes du premier xxe siècle (sauf chez Picasso, mais les toiles de ce dernier ne sont-elles pas belles malgré lui ?) ; encore, faut-il remarquer que Barilier ne va guère au-delà de la première moitié du siècle dernier et que l’on serait heureux de le voir s’exprimer sur un art vraiment contemporain.

6Finalement, le chapitre le plus gros d’émotion est peut-être l’avant-dernier qui évoque la profonde dévotion vouée à la Madone Sixtine de Raphaël par de nombreux auteurs, dont en particulier deux écrivains russes peu suspects d’allégeance au stalinisme (Chalamov et Grossman) qui la virent exposée comme trésor de guerre après la Seconde Guerre mondiale : Barilier s’oppose clairement ici au trop fameux propos d’Adorno qui estimait que la pure contemplation artistique était devenue obscène après Auschwitz. Et l’argument de l’essayiste est fort simple : c’est précisément parce que l’Europe a toujours problématisé et remis en question et, surtout, en perspective, la Beauté que celle-ci a pu rester, et doit pouvoir rester, objet de vénération au-delà des pires horreurs du siècle. Une remarque faite presque en passant (mais dont l’importance ne saurait échapper à personne) du chapitre final va même jusqu’à proposer de relier la triade du Beau, du Vrai et du Bien à celle des trois pouvoirs de la société démocratique.

7On tient là assurément un plaidoyer beau, et sans doute plus passionné qu’il ne saurait apparaître à première vue, pour l’héritage culturel et civilisationnel de l’Europe. À la pensée, par trop eschatologique, du prince Mychkine à travers qui Dostoïveski exprimait sa certitude que « la beauté sauvera le monde », Étienne Barilier semble préférer l’idée que c’est à chaque moment où l’on y revient que la beauté sauve le monde. Héritier de Thomas Mann et de Stefan Zweig, il ne cache pas sa fascination pour « le monde d’hier » où cette contemplation était plus naturelle qu’aujourd’hui. Aussi sort-on de son essai avec le sentiment un peu mélancolique que l’avenir de l’Europe est moins dans l’exploration de nouvelles formes de sensibilité et de rapport au monde que dans un retour à ses fondamentaux, car en eux s’est joué et ne cesse de se rejouer cette dialectique des valeurs seule possible dans la sérénité d’un rapport apaisé au monde qui nous entoure.

8Étienne Barilier qui a su faire à la peinture une place somptueuse dans nombre de ses romans, lui accorde ici pour la première fois le premier rôle dans un de ses essais, reléguant à une place marginale (et quelque peu dévalorisée, en la personne de Wagner) la musique, pour laquelle on sait pourtant sa dévotion (presque) inconditionnelle. Est-il trop aventuré d’espérer que Réenchanter le monde connaisse un prolongement du côté de la musique, nous montrant comment cet art rétif à l’explicitation sémantique peut également être porté, dans ses plus hautes réalisations occidentales, par la triade du Beau, du Bien et du Vrai ?