Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Aurore Turbiau

Une littérature engagée démythifiée : synthèse historique et théorique du xve siècle à nos jours

Demythologizing Literary Engagement: a Historical and Theoretical Overview from the 15th Century to the Present Day
Sylvie Servoise, La Littérature engagée, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2023, 128 p. EAN : 9782715410169

1La Littérature engagée, ouvrage que Sylvie Servoise vient de publier dans la collection « Que sais-je ? » des Presses Universitaires de France, se présente comme une synthèse, mi-essai théorique mi-manuel, de l’histoire de la notion d’engagement littéraire.

Points de départ et thèses centrales

2Cette synthèse est dans l’ensemble centrée sur le contexte français, sans doute parce que la notion d’engagement, nommée avec ce terme, est elle-même une notion essentiellement située en France : ce constat vaut autant du point de vue de l’histoire (notion particulièrement théorisée et historicisée au long du xxe siècle), que de celui de la géographie culturelle (notion débattue essentiellement dans des revues et ouvrages publiés sur le sol français), que de celui de l’histoire universitaire (la plupart des études portant sur la notion, en particulier lorsqu’elles ont une ambition synthétique et d’où qu’elles soient écrites, ont tendance à se focaliser de fait sur l’histoire littéraire française1). En dépit de cette focalisation, le point de vue comparatiste de l’autrice apporte en divers endroits de l’ouvrage des ouvertures intéressantes notamment sur les littératures anglaises, italiennes, allemandes, russes ou algériennes. C’est un élément notable qui distingue nettement cette synthèse de la plupart de celles qui la précédaient et contribue, depuis ce centre français et par une dimension de dialogue international entre pensées de la littérature, à ouvrir les perspectives sur d’autres histoires, contextes et terminologies possibles de l’engagement.

3Sylvie Servoise, déjà autrice de l’important ouvrage Le Roman face à l’histoire. La littérature engagée en France et en Italie dans la deuxième moitié du xxe siècle2, prend dans La Littérature engagée un autre parti fort, en proposant de faire remonter l’histoire de l’engagement jusqu’au xve siècle : c’est toute une généalogie qu’elle remonte en démontant l’hypothèse selon laquelle le xxe siècle serait, par excellence, le siècle de l’engagement. De la sorte, la chercheuse répond surtout à la synthèse de référence qui précède la sienne, celle de Benoît Denis parue en 2000 — Littérature et Engagement. De Pascal à Sartre — qui oppose une notion de « littérature engagée » propre à un long xxe siècle (« en gros, de l’affaire Dreyfus à nos jours ») à une plus vaste « littérature d’engagement » désignant tout l’« ensemble transhistorique de la littérature à portée politique »3. Sylvie Servoise affirme au contraire fortement, ne serait-ce que par le choix de ce titre, qu’une même réflexion parcourt les siècles sans qu’il soit nécessaire de voir dans le xxe un moment privilégié, encore moins un « âge d’or » : celui-ci constitue seulement l’une des étapes d’une notion qui ne cesse en réalité d’informer l’histoire littéraire française et de se métamorphoser au fil du temps4.

Réponses à des malentendus : des contradictions et mythes de l’engagement

4Ces deux points de départ méthodologiques sont justifiés, au commencement de l’ouvrage, par l’intention de répondre à une série de malentendus qui grèvent depuis longtemps l’histoire et la théorie de la notion d’engagement.

5Sylvie Servoise insiste en effet d’entrée de jeu sur le fait que cette notion « a rarement eu bonne presse », qu’elle a toujours été soupçonnée de confondre littérature et propagande, que son identification s’est parfois apparenté à un « jeu de massacre » — presque toute œuvre susceptible de porter l’étiquette « engagée » semblant vouée à disparaître du registre des grandes et vraies belles œuvres de « la » littérature (p. 3). La littérature engagée commettrait une « faute » de bon goût comme une maladresse historique, n’affichant pas d’intention atemporelle et universelle, se présentant au contraire comme une littérature de circonstances, toujours un peu « anachronique » dans l’après coup (p. 4). C’est peut-être, de la part de la chercheuse, exagérer un peu le rejet d’une notion qui, tout de même, n’a jamais vraiment cessé de faire couler de l’encre en contexte universitaire comme médiatique depuis le milieu du xxe siècle, et qui semble liée de si près à la plupart des grandes figures des panthéons littéraires qu’il paraît nécessaire de mentionner aussi sa force de canonisation.

6Néanmoins le constat établi par Sylvie Servoise vaut précisément pour la mise en valeur de ces ambivalences : comme elle le remarque ès le début de l’ouvrage, la notion d’engagement est particulièrement labile, dans la mesure où elle est au moins aussi complexe et ambivalente qu’apparemment bien connue et aisément identifiée. C’est une hypothèse posée d’emblée : le succès critique de la notion vient peut-être précisément de ses contradictions ; « la littérature engagée est, foncièrement et peut-être même avant toute chose, une littérature qui fait l’objet de discours divers et souvent contrastés » (p. 12).

7Trois malentendus et lieux de tension font ainsi l’objet de la partie théorique de l’ouvrage. Malentendu n°1 : la confusion persistance établie entre engagement littéraire et engagement intellectuel (Sylvie Servoise insiste sur la centralité de l’étude des œuvres plutôt que des écrits d’intervention des mêmes auteurs et autrices, p. 4). Malentendu n°2 : le flou sur les objets mêmes de l’engagement, dans la mesure où l’on mélange souvent « le » et « la » politique sans forcément prendre en compte la spécificité et l’historicité de ces différents espaces conceptuels ; « la » littérature semble elle-même constituer une sorte de lieu sacré dont il est parfois difficile de questionner la nature sans provoquer de tempêtes idéologiques (p. 5-6). La chercheuse insiste également sur l’idée que ce que fait l’engagement peine à être défini (agir ? dénoncer, dévoiler ? condamner, questionner ?). Malentendu n°3 : l’ancrage temporel de ce qu’on nomme « la littérature engagée », la thèse de Sylvie Servoise présentée plus haut permettant de désenfler quelque peu l’importance des textes, figures et formes privilégiées du xxe siècle — et en particulier des années d’après guerre —, pour valoriser à rebours, par exemple, les moments libertins du xviie siècle, le rôle essentiel des Lumières, ou bien celui des littératures de l’imaginaire (voir notamment p. 30-31).

8Sylvie Servoise conteste ainsi le lien fréquemment établi entre engagement et modernité littéraire, située vers la fin du xixe siècle. Trois paramètres permettent de réarticuler l’historicité plus complexe des rapports entre ces deux notions (p. 44), qui sont premièrement le rôle joué par l’autonomisation du champ littéraire (et corollairement l’évolution du statut de l’écrivain·e), deuxièmement l’évolution de la position que la littérature occupe par rapport au domaine des belles lettres et troisièmement l’histoire de la constitution d’un espace public démocratique (les pages consacrées aux Lumières sont particulièrement claires sur l’interaction de ces critères, p. 63-74).

9 En toile de fond, on comprend aussi que Sylvie Servoise tâche dans cette synthèse de présenter les ambiguïtés d’une notion de critique littéraire fondée, à force d’études et de disputes, comme vraie « mythologie » (p. 63) : en montrant que celle-ci est construite à la fois comme discours, pratique (p. 9) et vaste « mémoire » sans cesse récupérée et renouvelée (p. 77), l’autrice suggère que l’on pourrait interroger les implications et engagements du geste critique lui-même5. Du reste, comme j’ai commencé à le souligner, certains éléments semblent indiquer quelques discrets et intéressants engagements pris par l’autrice, qui ont pour effet, de fait, de déstabiliser un peu les mythologies ordinaires : son ouvrage compte par exemple bien plus de noms de femmes6 ou de noms d’auteurs et autrices non français·es7 que ce qu’on l’on trouve dans la plupart des autres synthèses.

Parcours

10Quant à sa structure, l’ouvrage de Sylvie Servoise propose deux temps principaux. Le premier prend en charge une « grammaire de l’engagement littéraire » (p. 12), rappelant les termes clés et articulations notionnelles principales du concept, tel qu’il a été théorisé depuis la seconde moitié du xxe siècle principalement en France. Le second est chronologique et propose de traverser en trois étapes une généalogie de la littérature engagée qui court des « anciens régimes de l’engagement littéraire » (entre le xve et le xviiie siècle — p. 43) jusqu’à ses « reconfigurations contemporaines », en conclusion (1980-2023 — p. 114), en passant par ses « métamorphoses » à « l’ère moderne » (du xixe siècle jusqu’aux années 1970-1980 — p. 76).

Termes et gestes de l’engagement

11Au cours de la première section, Sylvie Servoise se concentre essentiellement sur la sémantique du terme d’engagement, puis sur les gestes auxquels il est associé. Elle redéploie les significations bien connues du mot, entre l’idée de commencement et de réponse à une urgence (p. 15-16), celle de la « mise en gage » — la chercheuse insiste alors sur l’imprévisibilité et le risque de la réception, étroitement liés aux notions d’intégrité, de responsabilité et d’imputabilité qui forgent en fait le cœur de celle d’engagement (p. 16-18) —, enfin l’idée de la manifestation d’un choix d’action, que l’engagement fasse directement ou fasse faire à ses lecteurs et lectrices (p. 18-20).

12Quant aux gestes principaux de l’engagement, ils sont surtout trois : (s’)exposer, dire le juste et l’injuste, faire agir. Sylvie Servoise rappelle ainsi le poids de cette notion d’exposition, liée au rôle majeur que joue le sujet-auteur dans la construction de l’engagement. C’est sa prise en compte, qui permet d’ailleurs de poser fermement que la notion d’engagement est positionnée plutôt du côté de la production de l’œuvre que du côté de sa réception (p. 13-14), qui autorise à distinguer génériquement la littérature engagée aussi bien des littératures didactiques et littératures d’idée, que des récits de soi (p. 23-24). Par le geste de « dire » le juste et l’injuste, Sylvie Servoise rappelle aussi le panel des types de prises de parole et paradigmes épistémologiques propres à l’engagement : entre dénonciation (plus ou moins univoque, dogmatique et violente), dévoilement, bricolage, investigation, défense et écriture « pour » (ou « à la place de ») ; ces différents gestes discursifs « de rééquilibrage politique » (p. 29), dans leur diversité, rappellent aussi l’historicité des modalités de réception de l’engagement, certains paraissant plus « recevables » à une époque qu’à une autre (p. 33). n ce qui concerne enfin « faire agir », Sylvie Servoise entend par là examiner ce qui relève d’une tension qui sous-tend fondamentalement l’engagement, entre foi dans les pouvoirs de la littérature et conscience aiguë, en même temps, de ses limites (p. 34) : « agir » en discours, est-ce vraiment agir ? La chercheuse insiste alors sur la place donnée aux lecteurs et lectrices, rappelle la prégnance de la question de l’efficacité du texte, celle du curseur qui le situe plutôt du côté de l’autorité (Suleiman [1983], 20188), ou de celui de la liberté (p. 38-41). Elle rappelle que la nature de cet engagement est toujours foncièrement intellectuelle et abstraite, affirmant que c’est toujours sur le plan des représentations que l’écrivain·e agit (p. 34) ; sur ce point, on pourrait cependant contester l’affirmation, en pensant par exemple aux formes linguistiques des engagements féministes des décennies 1970-19809.

Paradigmes et figures de l’engagement

13Le parcours chronologique de La Littérature engagée propose quant à lui de s’arrêter sur des moments de cristallisation spécifique qui ont peu à peu formé la mythologie de l’engagement : un certain nombre de paradigmes clés, fermement situés dans leur époque et souvent matérialisés dans l’œuvre d’auteurs et autrices précis·es, prennent une valeur transgénérationnelle dont le souvenir est transmis et repris tout au long de l’histoire littéraire.

14Ils sont une petite dizaine. Successivement, l’on croise ainsi la figure du conseiller ou de la conseillère du prince (surtout représentée par Alain Chartier et Christine de Pizan — p. 46-49), celle de l’écrivain·e partisan·e (Ronsard, d’Aubigné — p. 49-50) puis humaniste (Navarre, Érasme, More, Rabelais… — p. 50-57), de l’écrivain·e surveillé·e par le pouvoir et obligé·e de crypter ses textes (à l’instar de Pascal, Molière, La Bruyère ou La Fontaine, comme des libertins Viau, Sorel, Bergerac — p. 57-63), celle du ou de la philosophe des Lumières (Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu, etc. mais aussi Locke, Hobbes et Swift — p. 63-74). Avec la modernité apparaissent les figures de tribuns de l’époque révolutionnaire (Danton, Robespierre, Mirabeau, de Gouges sont au rang des cité·es, avec les intellectuel·les du développement du libéralisme qui a suivi, telle Germaine de Staël — p. 78-83), puis romantique (Musset, Vigny, Hugo, Sand, Vallès, mais aussi Dickens, Wollstonecraft, Tristan, Léo… p. 83-90), celle de l’intellectuel·le parfois « idéologue » (Zola, France, Péguy, Camus, Sartre, Beauvoir ; Nizan, Aragon, Breton, Malraux, Duras, etc. — p. 91-103) ; le moment sartrien constitue en soi un paradigme type (p. 103-112) et il est suivi par les figures d’écrivain·es plus modestement impliqué·es, souvent soucieux et soucieuses d’éthique dans leur rapport au texte, très diversement situé·es aussi bien dans l’arène politique que dans le champ littéraire (de Wittig à Houellebecq, de Modiano à Mouawad, est proposée une très variée constellation de noms des années 1980 à 2023 — p. 114-123).

15On peut remarquer que, comme il est quasi systématique dans les histoires tracées de l’histoire de la notion d’engagement10, Sylvie Servoise jette un trouble sur la période charnière des années 1970 : mentionnée comme période formaliste lors de l’avant-dernier chapitre, elle revient au travers de l’évocation succincte des mouvements féministes dans la dernière page de l’ouvrage, mêlée à des noms appartenant aux littératures ultra-contemporaines du xxie siècle — cette décennie présentée comme « purgatoire » (p. 9) semble un peu négligée en réalité.

16Ainsi, l’identification des figures principales de tel ou tel paradigme paraît de plus en plus malaisée au fil du temps, et l’ouvrage aboutit à une forme de dispersion dont le rôle est bien d’indiquer la disparité des nouvelles voies possibles de l’engagement. Le véritable apport critique de Sylvie Servoise consiste à montrer la mémoire textuelle de ces paradigmes, leurs disparitions et résurgences au fil des décennies, en lien avec les évolutions du champ littéraire et de l’histoire culturelle : l’ouvrage est très convaincant à cet égard. Dès le xve siècle par exemple, on remarque une réflexion sur la différence entre statut et posture de l’écrivain·e, qui sera de très longue postérité (p. 47) ; au moment de l’humanisme se lit aussi déjà l’hésitation entre engagement et repli élitiste, problématisant les rapports entre savoir et politique d’une manière qui sera reprise et approfondie par les Lumières, puis redeviendra centrale lors de la période la plus théoricienne de l’engagement et du contre-engagement, au cours du xxe siècle. Dès le xvie siècle également, la question des utopies, du statut de la fiction et de la polyphonie des textes viennent poser les bases d’une réflexivité spécifique à l’histoire de l’engagement. Cette dimension critique et réflexive sera prolongée par le développement de l’ironie et de la satire aux xviie et xviiie siècles, incluant le ludisme et le comique dans les modalités possibles d’un discours politique en littérature — loin du dogmatisme sévère qui est souvent associé par stéréotype à la notion d’engagement.

17Sont aussi interrogées de cette manière transversale les pôles notionnels fondamentaux de l’histoire de l’engagement que sont l’autorité, le rapport à la vérité et le rôle que jouent les choix d’énonciation par rapport à son établissement, l’espace public et la notion de contre-pouvoir, le statut institutionnel de la littérature, la sociabilité spécifique des écrivain·es engagé·es, l’évolution des genres littéraires privilégiés dans tels ou tels contextes (l’ouvrage est très clair à la fois sur leur immense variété et sur l’importance cruciale que ces choix formels ont revêtue pour permettre aux écrivain·es de formuler leurs engagements au fil du temps), les liens entre veines modernistes et veines didactiques de l’histoire littéraire, la question des minorités et de leurs liens avec l’histoire culturelle « générale », les différentes temporalités de l’engagement (parfois éphémère et urgent, circonstanciel, parfois installé dans une durée).

18La démonstration de ces dialogues conceptuels complexes tenus au fil de l’histoire est particulièrement claire et semble ouvrir de nombreuses pistes de recherche. C’est précisément l’ambition de l’ouvrage de démythifier quelque peu le sens d’une notion devenue centrale dans l’écriture et l’enseignement de l’histoire littéraire française, et d’ouvrir ainsi d’autres champs d’exploration qui tout à la fois respectent fermement les critères de conceptualisation de l’engagement, et les portent ailleurs que là où l’on s’est habitué·e à les voir.