Par l’opération du « corps-esprit ». Sur Défaire voir de Sandra Lucbert
1Avec Défaire voir, Sandra Lucbert livre un court et vif manifeste littéraire et politique. Il se compose de trois parties : un prologue et un essai, « Se faire voyant », qui encadrent une proposition littéraire, « Mangez les riches, une décomposition », venant illustrer les contributions théoriques exposées dans l’ouvrage. Si l’ensemble ainsi formé est d’une remarquable cohérence, il s’inscrit toutefois à la croisée de différents nœuds contextuels, dont il faut rendre compte pour mieux éclairer sa composition et ses partis pris. Ces textes résultent tout d’abord de différentes interventions de Sandra Lucbert : lors d’un séminaire intitulé « Travailler la violence » en 2020 (pour « Se faire voyant ») puis au Centre national de la danse de Pantin en 2021 (pour « Manger les riches, une décomposition »), double occasion donc qui explique la nature réflexive et créative de l’ouvrage. Il correspond également à un moment particulier de la trajectoire de l’autrice : faisant suite à deux textes remarqués, Personne ne sort les fusils et Le Ministère des contes publics, qui manifestent de fortes similarités (thématisation marquée autour d’un sujet social, poétique du montage), il fournit « un point de méthode après-coup », en même temps qu’il prépare l’écriture du prochain livre, co-écrit avec Frédéric Lordon et plusieurs fois annoncé dans Défaire voir. Les références qui seront au cœur de ce livre à venir, en particulier la psychanalyse et la philosophie de Spinoza, imprègnent ainsi l’ensemble de cette théorie politique et littéraire au milieu du chemin. Surtout, Défaire voir paraît dans un moment intellectuel d’intense réflexion sur les liens entre littérature et politique, dont témoigne la parution simultanée de deux ouvrages sur cette question, le collectif Contre la littérature politique et Littérature et Révolution de Joseph Andras et Kaoutar Harchi. En dehors de l’actualité éditoriale, ces réflexions sont aussi portées par des collectifs d’artistes qui entendent penser et réorganiser leurs modes de lutte et leurs revendications à partir de leur statut de travailleurs. C’est le cas du collectif « Art en grève », qui a émergé dans le cadre des différentes mobilisations contre les projets de réforme des retraites, et dont Sandra Lucbert a accompagné et soutenu publiquement les combats, via notamment une tribune parue en 20221. Pourtant, si elle reconnaît la nécessité de la « reprise matérialiste du travail des auteurs », Sandra Lucbert souhaite, avec Défaire voir, se distinguer de « l’obsession statutaire » qui aurait conduit ce collectif à « simplifier le problème “art et politique” par la suppression du premier terme » (p. 13). En somme, il s’agira donc dans cet essai, tout en conservant ce postulat matérialiste, de sauver la forme littéraire et d’en défendre le potentiel politique.
Une politique des figures
2Dans ce manifeste à trois têtes, Sandra Lucbert entend ainsi rappeler que l’écrivain ne serait pas seulement un travailleur comme les autres, mais aussi, selon la formule qu’elle emprunte à Rimbaud, un « horrible travailleur », agençant des formes pour traquer l’inconnu et « se faire voyant », l’objectif étant ici de « donner à l’alchimie formelle son extension sociale-historique » (p. 104). Pour cela, Sandra Lucbert postule que le travail de l’écrivain doit consister à bâtir des « figures ». À l’opposé de ce qu’elle appelle ironiquement la « littérature-politique », « la-littérature-de-ceux-qui-souffrent » et « la-littérature-de-ceux-qui-parviennent-à-tout-prix » (p. 16), qui se contenteraient de chroniquer avec moult détails et « bonnes intentions » (p. 17) les « épiphénomènes » (p. 16) politiques sans en interroger les structures profondes, tuant ainsi toute littérature et toute politique, en tant que simple « re-présentation » (p. 17) du monde confirmant in fine l’ordre des choses par une bien complaisante déploration, les figures théorisées par Lucbert entendent proposer « une autre découpe des éléments du monde et, par-dessus tout, leur agencement, leur présentation dans une autre mise en rapports » (p. 18). Elles seraient ainsi capables de redisposer le langage et les imaginaires hégémoniques, et de nous arracher aux « systèmes d’évidence » (p. 19) du capitalisme néolibéral en contrant ses « infigurations » et ses « malfigurations » (p. 20) idéologiques.
3Produire ces figures, et donc une littérature vraiment politique, suppose de réunir au moins deux conditions (ou deux forces) que Sandra Lucbert résume en une formule : « une mise en tension entre une saisie analytique de l’objet et un emparement de celle-ci par les forces de l’écriture » (p. 21). Ce travail analytique indispensable nécessite donc une lecture approfondie des sciences sociales, afin de penser son objet en dehors de l’air du temps et des automatismes hégémoniques. Mais la littérature commencerait véritablement là où, s’arrachant à l’effort de « clarification discursive » (p. 29) des sciences sociales et leur usage instrumental de la langue, l’écrivain laisserait aller les dynamiques propres de l’écriture, « l’anarchie des liaisons » (p. 32) conscientes et inconscientes faisant résonner ensemble différents éléments du social (expression, situation, personnage public…), ce que Lucbert appelle, avec Rimbaud à nouveau, un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (p. 32). Pour qu’il y ait littérature et littérature politique, il faudrait ainsi que « la machine langagière [ait pris] les manettes » (p. 29), inventant un autre agencement qui procède par « courts-circuits et télescopages » (p. 29), montage et démontage de cette matière intelligée, à l’échelle de la phrase aussi bien que de la structure générale du texte. Cette déprise langagière est toutefois relative, maîtrisée, contrôlée, constituant plutôt une première étape d’écriture, une « monstruosité préalable » qu’il faut ensuite « tremper dans la forme » et « organiser » (p. 91-92).
4C’est dans ce travail de figuration et de redisposition que réside chez Sandra Lucbert le cœur de sa politique de la littérature et de sa croyance en son efficace. Elle fait en effet le pari que ce réagencement textuel puisse provoquer chez le lecteur un certain réagencement du « corps-esprit individuel » (p. 104), au nom d’un anti-dualisme spinozien qui veut que les idées soient aussi des affects et touchent donc également le corps, contribuant en fin de compte, par extension, à un réagencement du « corps-collectif » (p. 104-105), du corps social. Ainsi, si Sandra Lucbert s’attache dans tout son texte à relativiser, sans nier, l’impact politique de la littérature, « qui n’est sans doute pas grand-chose et n’est pourtant pas rien » (p. 93), l’ouvrage témoigne malgré tout d’une grande confiance dans ses pouvoirs, qui se manifeste en particulier dans le lexique guerrier constamment mobilisé pour les désigner : « contre-feu » (p. 36), « armer » (p. 101), « riposte » (p. 88), « désagrégation » (p. 36)…
La Comtesse, l’écrivaine et les citoyens
5Ces propositions théoriques sont illustrées par le texte central, « Mangez les riches, une décomposition », qui en figurant le régime pulsionnel du capitalisme néo-libéral à partir de la question des EHPAD figure en même temps la méthode de Sandra Lucbert. Si la continuité formelle et stylistique est marquée avec les deux autres textes, l’ouvrage atteint là sa pleine puissance par la force de son montage et un certain art de la méticulosité et de la rage qui court dans tous les fragments. À partir de cette question sociale, Sandra Lucbert essaye plusieurs méthodes d’agencement, dont la principale réside en un montage parallèle alterné entre une lecture de la nouvelle de Gombrowicz « Le festin chez la comtesse Fritouille » et l’exposé du fonctionnement, des stratégies et de la communication des groupes d’Ehpad. Leur analogie se tisse autour des termes mêmes du titre : la nourriture et la décomposition. Entre le salon aristocratique de la comtesse Fritouille où l’on fait mine de privilégier les repas maigres avant que le narrateur ne découvre les pratiques cannibales qui y ont cours et la fausse charité des propriétaires et des actionnaires de ces groupes aux « gueules voraces » (p. 43), un « point commun : un certain stade de décomposition » (p. 61). Cette décomposition alternée et nouée en un crescendo saisissant donne à voir le régime de pulsionnalité capitaliste, celui d’un « ça libéré » (p. 61), sans entrave, qui dissimule derrière ses infigurations (euphémisations, abstractions déréalisantes…) sa violence, comme les aristocrates de la nouvelle de Gombrowicz qui, progressivement déshumanisés, en viennent à tourner autour du narrateur dans une parade anthropophage. Ce montage laisse peu à peu place à d’autres essais de figuration qui le complètent : celui, pyramidal, de la chaîne de commandement capitaliste qui descend du directeur exécutif de Brdenk, au directeur régional puis au directeur d’établissement jusqu’au pensionnaire d’un Ehpad, afin de montrer la logique délétère de ce système sur ses membres, ou encore celui des « mouvements aberrants » (p. 69), où se multiplient les ruptures syntaxiques et les effets de coupe pour exhiber dans toute sa crudité « l’épendage du glauqual » (p. 70) et l’entre-dévoration perpétrée par cet ordre social aux airs de « chaîne alimentaire », qui conduit un pensionnaire à recouvrir les murs de ses excréments et une salariée exploitée à voler des bijoux à des résidentes séniles. Jusqu’à aboutir au fragment 0, qui achève ce compte à rebours macabre par une chute puissante :
Manger les riches, c’est rester dans leur régime. C’est une émeute.
Ce qu’il faut c’est autre chose : changer de régime.
Ça c’est une révolution. (p. 72)
6Si la grande vertu de ce texte est d’illustrer à merveille les réflexions théoriques qui l’encadrent, il confirme aussi les tensions qu’elles recèlent et les questions qu’elles suscitent. Celle, d’abord, de l’équilibre ou du jeu entre emballement et maîtrise, entre déprise au profit de la machine langagière et reprise en main formelle et discursive. À ce titre, le fragment 0 sur lequel s’achève le texte est éloquent : le « dérèglement de tous les sens » promis dans l’ouvrage se termine en fin de compte par un sens unique, une injonction (« il faut ») qui rabat l’ensemble du régime d’emballement sur l’univocité d’un commandement. D’autre part, et malgré les réfutations préalables de l’écrivaine, « Mangez les riches, une décomposition » et « Se faire voyant » semblent bien relever d’une poétique et d’une politique du dévoilement, que l’on peut au moins faire remonter aux œuvres de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir. Alors que, prévient Sandra Lucbert, « réagencer ne relève pas du “décillement”, de la “révélation” ou de la “prise de conscience” » (p. 20), le texte central de l’ouvrage, par son art du montage, ses nouages sémantiques, ses effets de choc, de contraste, sa capacité à saisir un secteur du monde social au travers de ses représentations, de ses discours, de ses images (témoignages, émissions de télévision, documents de communication, reportages…), confirme ce que ses propositions théoriques suggèrent par ailleurs, à travers notamment la saturation textuelle du champ lexical de la vue dans l’ensemble du livre. Geste de dévoilement qui s’exprime de la façon la plus pure au détour d’une image ou d’une saynète dans le texte, qui s’attache à expliquer l’inséparation des idées et des affects :
Une incompréhension persistante, soudain levée par une manière lumineuse d’expliquer – « Ah, ça y est, je vois ! ». Redressement du corps, récupération du tonus, effusion de joie : car ce n’est pas d’une expérience exclusivement intellectuelle qu’il s’agit. (p. 92)
7Pas de figure ici, qui redisposerait un imaginaire, mais bien, une image, quasiment une image pieuse, qui en esquissant une scène de lecture épiphanique (« Ah, ça y est, je vois ! ») entérine une certaine représentation du rôle de l’écrivain et de la littérature comme forces de décillement, au risque de mettre l’anti-dualisme spinozien au service d’un intellectualocentrisme. Cette représentation traverse encore une seconde image, qui interroge également. Évoquant l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen en 2019, Sandra Lucbert décrit ainsi le rassemblement qui aura lieu les jours suivants devant la préfecture pour demander des comptes aux autorités :
Ici, les citoyens sentent que ce nuage est un nuage de mort – la ville est plongée dans la nuit, ils toussent, leurs yeux les brûlent. Mais il leur faut des mots, des mots liés, il leur faut se figurer dans l’ordre symbolique (imaginaire et signifiant) ce qui leur arrive. (p. 96)
8Alors même que Sandra Lucbert affirme quelques pages auparavant que « le corps collectif n’a pas une “tête”, qui serait occupée comme il se doit par les intellectuels et les créateurs, et qui commanderait ses mouvements au (reste du) corps : piétaille exécutante » (p. 94), la représentation des citoyens dans cet extrait a de quoi étonner. Ils se contentent de se rassembler et apparaissent non seulement démunis mais aussi muets : ils « sentent » mais ne pensent, ni ne parlent. La raison de cette passivité ? Les citoyens seraient en manque et en attente de « mots, des mots liés », ceux des autorités bien sûr, mais aussi, en creux, ceux des intellectuels capables de proposer les figurations attendues, sans lesquelles « l’atteinte n’est pas assimilée par l’esprit-corps, qui ne se réagence pas pour la contrecarrer » (p. 97). Métaphore sanitaire qui assimile les individus à des cellules ou des organismes sans défense et l’écrivain, sinon à un médecin, du moins à un anticorps à même, par ses figures, de les « défendre d’atteintes dont ils ne perçoivent ni d’où elles viennent ni par quelles voies elles procèdent » (p. 93). C’est donc bien le modèle pédagogique de l’art2, identifié par Rancière, qui est ici réactivé, en même temps qu’est réaffirmé le magistère de l’écrivain, qui en est son corollaire.
9Ces deux images (scène épiphanique et rassemblement à Rouen), et les métaphores qui les accompagnent, restent cependant muettes, par leur degré d’abstraction, sur la question des publics, qui demeure pourtant essentielle pour penser l’efficacité politique de la littérature dans ce modèle-là3. Pariant sur l’effet-domino d’un triple réagencement (de la forme, du corps-esprit individuel, du corps-esprit collectif), Sandra Lucbert ne précise pas quel lectorat il peut espérer atteindre, à quelles conditions cette recomposition peut avoir lieu, et comment dépasser la vieille question posée par Sartre du divorce entre public virtuel et public réel. « Mangez les riches, une décomposition » manifeste de manière frappante cette ambiguïté dans son énonciation même. Le texte est tout entier écrit au « tu », dès sa première phrase : « L’exposé de ton ordre social commence » (p. 41). Un « tu » d’interpellation, qui change de référent au cours des différents fragments : personnage-narrateur de la nouvelle de Gombrowicz, cadre souhaitant investir dans les Ehpad, président de Morgan Stanley, directeur régional de la DE Brdenk, directeur d’Ehpad, pensionnaire ou parent de pensionnaire, dame de compagnie… jusqu’à sembler réunir ces destinataires dans une figure rassemblée du lecteur, à qui Sandra Lucbert demande finalement, sur un ton un peu professoral : « As-tu bien réfléchi ? Concentre-toi » (p. 72). Si ce choix de la deuxième personne relève bien sûr d’un dispositif formel, qui donne d’ailleurs au texte sa cohérence et sa puissance, il exemplifie aussi cet impensé des publics : ces différents « tu » (cadres de la finance, investisseurs, pensionnaires, soignants…) apparaissent en effet comme les destinataires fantasmés du texte et semblent loin de coïncider avec le lectorat réel de Sandra Lucbert, ce qui devrait inviter à approfondir la question du public et de l’efficacité de la politique littéraire ici proposée.
Éloge du collectif et stratégie de distinction
10 C’est sans doute que Défaire voir a les avantages et les défauts des manifestes, de ces formes brèves et virulentes qui parcourent l’histoire littéraire. Sa force de percussion et son sens de la formule, ses propositions théoriques fermes et puissamment illustrées en font un bel art poétique et un texte d’intervention susceptible de dynamiser le champ littéraire. Mais, pour servir sa démonstration, Sandra Lucbert occulte tout un pan de la littérature contemporaine qui réfléchit et travaille à la question des nouages du politique et du littéraire dans un sens similaire au sien, dramatisant la crise qu’elle diagnostique pour mieux valoriser l’importance de sa contribution, sa part de nouveauté et d’originalité. Préférant sortir les fusils plutôt que les pincettes, Sandra Lucbert en vient à dresser un tableau de la littérature actuelle bien loin des dynamiques réelles du champ. On s’étonne ainsi de découvrir que « le champ littéraire s’entre-lit mais se préserve de lire ailleurs. “Ailleurs”, on s’adultère : les sciences sociales sont si peu écrites » (p. 28), alors que la littérature contemporaine est massivement informée par les sciences sociales, histoire, économie, anthropologie4 ou sociologie, comme le montre exemplairement l’œuvre nobelisée d’Annie Ernaux, parmi cent autre exemples. On s’étonne encore de lire que « les invisibles structurels du néolibéralisme, ces derniers temps, laissent les artistes et les auteurs majoritairement indifférents — l’invisibilité qui les mobilise est plutôt celle des non-humains » (p. 85), là où les textes de Rosenthal, Bertina, Vasset, Bon, Chauvier, et tous ceux de la collection « L’ordinaire du capital », s’attachent à figurer ces invisibles et apparaissent le plus souvent comme tout à la fois analytiquement informés et formellement innovants, selon des formes et des modalités diverses qui ont déjà fait l’objet de nombreuses recherches5. On se met finalement à douter que « Baudelaire se retourne dans sa tombe », à cause d’une littérature qui ne ferait plus que « participer au ressassement » formel et idéologique du capitalisme, incapable de « s’arracher aux rapports d’évidence », aux « mots collés », aux « formules à tirets » (p. 88-89). Car c’est bien là l’enjeu de tout un pan décisif de la littérature contemporaine, qui s’essaie à défaire les malfigurations du capitalisme néo-libéral, à travailler l’envers des mots creux et des mystifications qu’il impose, depuis Daewoo de François Bon jusqu’aux Effondrées de Mathieu Larnaudie, en passant par les œuvres de Bégaudeau, Quintane, Massera ou Pireyre. On est encore surpris de lire que « La réinscription matérialiste de l’art et de la littérature dans le monde social aurait pu, aurait dû informer de nouvelles propositions littéraires » (p. 14) pouvant « partir, pourquoi pas, de la situation matérielle des artistes […], et monter vers une saisie du social-historique dans toute son ampleur » (p. 15). Ces propositions existent pourtant, et sont au cœur de l’essai de Justine Huppe, La Littérature embarquée, paru quelques mois plus tôt chez le même éditeur, qui étudie ce corpus bien vivant représenté, entre autres, par Nathalie Quintane, Noémi Lefèbvre, Christophe Hanna ou Cyrille Martinez.
11En malfigurant ainsi le paysage littéraire contemporain, dont trois auteurs seulement sont mentionnés (Éric Vuillard, Hugues Jallon, Jacques-Henri Michot), Sandra Lucbert peut plus aisément dresser le constat d’un « marasme » (p. 12) de la littérature politique actuelle et fustiger son « vide figural » (p. 88), faisant ressortir par contraste l’originalité et la valeur de sa contribution. Stratégie de distinction qui prend le risque de reconduire un certain imaginaire aristocratique et romantique de l’écrivain qu’elle prétend évacuer par ailleurs et qui apparaît assez loin des appels au collectif sur lesquels se clôt Défaire voir. L’ambiguïté de l’ouvrage y est ici concentrée tout entière. Dans le fragment final du livre, Sandra Lucbert rappelle en effet que « la littérature aussi, c’est collectif — n'en déplaise aux singularités exceptionnelles » (p. 105), après avoir cité les propos Frantz Fanon décrivant l’émancipation progressive de l’intellectuel colonisé par le réancrage dans des formes collectives populaires qu’il avait appris à mépriser : « la consistance des assemblées de village, la densité des commissions du peuple, l’extraordinaire fécondité des réunions de quartier et de cellule » (p. 103). Pourtant, c’est sur une image bien différente du collectif que Sandra Lucbert choisit de clore son livre :
Se sortir des systèmes d’évidence est un mouvement coûteux. Personne n’y suffit seul. Les propositions figurales se renforcent les unes les autres : « Viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ». Rimbaud+Gramsci+Anders+Fanon : former un on qui nous voie combattus — et par là combattant. (p. 105)
12À l’opposé du portrait de l’auteur pris dans la mêlée des collectifs vivants, proposé par Fanon, Sandra Lucbert dessine ici la glorieuse et sacrificielle chaîne des « horribles travailleurs », « singularités exceptionnelles » en réalité, se relevant les unes les autres par-delà le temps. Au lieu de figurer des auteurs-collectifs au travail, des écrivains actifs au sein de groupes militants, des regroupements d’écrivains et de non-écrivains, au lieu d’associer plus largement sa propre contribution politique à d’autres démarches littéraires actuelles, Sandra Lucbert choisit de s’inscrire en filigrane dans cette aristocratie des voyants, rares élus se succédant de génération en génération, membres incertains d’un « nous » nettement séparé d’un « on » (les masses ?) qu’ils contribueraient à (ré)former et à mettre en mouvement. « Ni démiurgique, ni héroïque » (p. 105), vraiment ?