Contre une littérature claire comme de l’eau de roche : mode d’emploi pour des écritures politiques contemporaines
1 Au sein des parutions de janvier 2024, trois livres d’écrivains sont consacrés aux rapports entre littérature et politique. Aux côtés des essais de Sandra Lucbert et du dialogue entre Joseph Andras et Kaoutar Harchi1, Contre la littérature politique se singularise d’emblée en choisissant la forme d’une collection d’essais écrits par différentes plumes : manière d’éviter le manifeste littéraire individuel comme l’effet unifiant des propositions censément univoques signées par un collectif, le geste répond aussi à la forme et aux analyses proposées par « Toi aussi, tu as des armes » - poésie & politique2, publié plus de douze ans auparavant chez le même éditeur. Le titre du livre est provocateur3 : il ne s’agit pas, pour ces autrices et auteurs connus pour la force critique de leurs textes, leur radicalité ou leurs engagements, de refuser à la littérature la possibilité d’être politique, mais bien d’aller à l’encontre des postures d’une littérature actuelle qui, se revendiquant de plus en plus fréquemment politique, vide en réalité le terme de toute sa substance. Dans un contexte où être perçu comme un écrivain politique revient à gagner en légitimité — le traitement de sujets politiques semble être devenu un gage de la profondeur des œuvres, différenciant l’art du divertissement, manière pour les auteurs de justifier leur existence sociale — l’adjectif ne jouerait plus que comme un label. En somme, beaucoup d’intentions (politiques) et peu de crimes (littéraires) commis, pour reprendre le beau titre de l’essai écrit par Nathalie Quintane publié dans l’ouvrage. Dans ce contexte, Contre la littérature politique veut donc affronter « ce qui neutralise [la littérature] et la politique dans le conformisme de leur alliance4 » (p. 11), et défendre la possibilité d’une littérature aussi radicale politiquement qu’esthétiquement, même dans le marasme d’une production convenue, friande de sujets « sociétaux » abordés sans pensée subversive ni réflexion sur l’écriture.
2 À l’exception notable de Tanguy Viel, tous les contributeurs et contributrices de l’ouvrage ont proposé un texte tout à la fois théorique et littéraire, manière d’affronter dans leur écriture même ce que peut être le nouage entre littérature et politique — le livre peut ainsi se lire comme un petit répertoire d’exemples des écritures politiques contemporaines. Le choix d’un ouvrage collectif apparaît particulièrement intéressant à l’aune du profil des auteurs et autrices qui y ont participé. Il y a tout d’abord Leslie Kaplan et Antoine Volodine, grandes figures de la littérature contemporaines, nés autour des années 1950 et qui développent chacun, depuis les années 1980, une œuvre vaste et toujours identifiée comme politique — Leslie Kaplan ayant notamment été une des « établies » de mai 685, tandis qu’Antoine Volodine conçoit, dans ses livres mais aussi en dehors, un dispositif fictionnel qu’il nomme post-exotisme6. Une autre écrivaine centrale sur la question du politique en littérature contribue à l’ouvrage : Nathalie Quintane, connue pour ses essais virulents et ses formes littéraires expérimentales particulièrement audacieuses dans leur commentaire de l’actualité7, signe ainsi le premier texte de ce livre. Pierre Alféri, né au début des années 1960 comme Quintane, et appartenant comme elle à cette génération d’auteurs engagée (ou impliquée, ou embarquée8) publiant chez P.O.L, a également contribué à l’ouvrage — décédé à l’été 2023, il signe là un de ses derniers textes. Rappelons au passage que Volodine et lui avaient signé ensemble une tribune remarquée en 20109, dont la charge contre l’institution policière permet de situer les deux écrivains. L’ouvrage compte aussi un texte du romancier Tanguy Viel et un autre de la journaliste Louisa Yousfi, spécialiste des questions décoloniales — cette dernière est née dans les années 1980 et est entrée bien plus récemment en écriture. Trois générations sont donc réunies par La Fabrique (certaines sont familières de la maison10, tandis que les autres publient généralement chez Minuit, au Seuil ou chez P.O.L) pour désigner l’ennemi (une littérature qui, de manière frivole et opportune, a étendu l’usage du terme politique au point de le vider de son sens) tout en proposant tour à tour une démarche d’écriture singulière qui articule concrètement littérature et politique.
Causes communes
Une obscure clarté
3 Si l’ouvrage présente six essais distincts et signés séparément, un certain nombre de positions sont communes aux six auteurs et autrices. C’est d’abord le refus d’une écriture de la clarté qui traverse les différents textes. La mise en cause de livres qui se veulent politiques parce qu’ils abordent des sujets sociaux, représentent le monde contemporain ou l’actualité politique, mais ne développent par là que des affirmations plates et sans ambiguïté, est explicite. Ce désir suspect de clarté serait lié à des écritures qui veulent « expliquer quelque chose » au lecteur, dans une sorte de mimétisme de la démarche des sciences sociales, mais aussi d’une mécompréhension de la manière dont le monde contemporain de l’écrivain peut entrer dans le livre, et partant, de ce qu’est le travail d’écriture littéraire. Tanguy Viel écrit ainsi que le propre de la littérature est d’opérer métaphoriquement, « par transport, par détour, par refus de la ligne droite, pour ne pas dire de “l’action directe” » (p. 124) — sinon elle risque de perdre ce qui constituerait sa spécificité par rapport aux autres types de discours.
4 Nathalie Quintane souligne quant à elle l’écueil qui guette l’écrivain contemporain soucieux de se distinguer de ce qui a été perçu comme les errances des écrivains formalistes de la deuxième moitié du xxe siècle, trop concentrés sur l’écriture pour écrire quelque chose : « Question : est-ce que vous vous rendez compte des efforts collectivement faits par la corporation depuis deux générations pour rendre la littérature simple, lisible, claire comme de l’eau de roche , transparente comme une source traversée de soleil jusqu’au fond ? De droite comme de gauche, nous nous y sommes tous mis » (p. 28). Cette erreur de lecture de l’histoire littéraire récente, qui a cru déceler en une « transitivité retrouvée » la spécificité de la littérature contemporaine11 (qui, contrairement aux écrivains du Nouveau Roman, s’éloignerait d’une réflexion sur l’écriture et sur la littérature pour écrire sur le monde, traitant des thèmes marquant de l’actualité) et son rapport au politique, a mené, selon les auteurs et autrices, à un abandon de la recherche formelle au profit d’une illusoire écriture du quotidien censée être à même d’aborder les sujets ordinaires. Cette écriture de tous les jours permettrait au lecteur de bien comprendre ce que veut dire l’auteur, dans une perspective tout à la fois didactique et surplombante. En prônant l’indirect et l’ambiguïté, les contributeurs et contributrices affirment que littérature et politique ne peuvent se rencontrer que dans ce qui singularise le discours littéraire. Une telle position, héritage d’une certaine modernité, n’est pas nouvelle, et a été réactivée régulièrement au cours des dernières décennies ; cependant, peut-être apparaît-elle sous un jour différent lorsqu’on la pense dans un contexte où la littérature semble occuper une place plus marginale dans les pratiques culturelles, et où la production éditoriale actuelle est marquée par l’influence des « industries créatives ».
5 Les textes de fiction que contient le livre exemplifient nettement cette perspective. La démarche de Louisa Yousfi, qui réécrit un fragment de L’Iliade pour raconter les violences subies par les populations non blanches et par celles et ceux qui ont immigré, propose ainsi une lecture politique du monde par le biais de la tradition littéraire, pour montrer ce que la fiction peut offrir pour saisir le monde — elle soulignait par ailleurs, dans son essai précédent, que la littérature était bien plus l’occasion d’un trouble que d’une explication, s’éloignant de l’analyse politique pour saisir le réel par l’intranquillité qu’il suscite en nous12. La fiction brève proposée par Antoine Volodine, qui prend place dans l’univers révolutionnaire des comités ouvriers fonctionne également sur ce principe, comme le reste des textes post-exotiques13.
L’invention formelle et l’imagination, seules subversions possibles
6 Aussi l’ensemble des essais défendent-ils l’idée d’une présence du politique dans la littérature qui se logerait dans la subversion d’une langue et dans l’invention d’une forme. Nathalie Quintane s’oppose à l’usage d’une langue scolaire, mais surtout petite-bourgeoise et néolibérale, qui exprime « sagement » les choses, y compris la colère, « la révolte, l’émeute, le meurtre » (p. 31) Elle dénonce par là même des écrits qui usent de « la langue ordinaire » pour prétendre faire entrer en littérature « des vies ordinaires » (p. 30), créant une fausse image de l’oralité soutenue par l’idée d’un « langage simple », là où le geste politique se loge pour elle dans la déconstruction de la grammaire. L’idée n’est pas neuve, mais elle donne lieu à une lecture éclairante de Monique Wittig, et permet à une autrice éminemment politique de revendiquer une filiation avec les formalistes (Nathalie Sarraute en tête). Tanguy Viel fait un constat similaire, soulignant le soupçon généralisé qui pèse sur une littérature qui s’occuperait du langage : accusée de « tourn[er] par trop le dos à la réalité », ou d’une forme de légèreté face à la gravité des crises (climatiques, sociales, politiques) que nous traversons. La fin de l’essai de Leslie Kaplan donne à voir ce que peut être une littérature qui travaille la voix sans tomber dans une mascarade d’oralité, par un montage de différentes paroles témoignant de leur rapport au travail, entre verset poétique et récit documentaire (p. 102 et sq.).
7 De manière moins attendue, on trouve aussi, dans certains essais du livre, une défense et illustration de la fiction14, ou du moins de l’imagination, loin des caricatures qui font du roman soit un bastion néo-réaliste, donc une forme conservatrice, soit un dispositif narratif manipulateur, donc une forme néo-libérale. Les reprises de l’épopée par Louisa Yousfi et du conte moral par Antoine Volodine le montrent bien. Pierre Alféri attaque pour sa part vigoureusement les positions naïves de certaines écritures de soi, qui pensent supprimer toute fictionnalité pour atteindre le sacro-saint réel : « Nous étions prévenus : tu as juré de dire la vérité, rien qu’elle, et toute. Sous la plume d’un écrivain, difficile d’imaginer serment plus bête » (p. 71), écrit-il, accusant notamment (sans les nommer) Camille Laurens et Emmanuel Carrère, pointant également l’hypocrisie d’une telle position. Tanguy Viel analyse quant à lui en ces termes le paysage littéraire actuel : « Notre époque exige que sa littérature soit proportionnée à un certain réalisme, augmenté, un, de sa charge documentaire, deux, de son dessein “politique”. Et il suffit de feuilleter n’importe quelle presse littéraire pour sentir à quel point la pente dominante de notre temps est celle du “sujet sociétal” » (p. 119). Montrant la corrélation fallacieuse qui s’opère entre le réalisme littéraire et la portée politique d’un livre, il plaide pour un nouveau lyrisme, une dimension poétique de la littérature — sans nécessairement en faire la démonstration littéraire. L’ensemble de ces attaques portent moins sur ces formes littéraires contemporaines largement répandues que sur leur dévoiement, à mesure qu’elles se diffusent, et sur la candeur avec laquelle elles sont présentées comme le parangon de la littérature politique actuelle. Loin de l’autofiction et du réalisme, la vérité, pour ces autrices et pour ces auteurs, est ailleurs.
La littérature contre la parole dominante
8 Dernière ligne de force qui parcourt les six essais, la littérature est vue comme un dispositif de résistance aux discours majoritaires et écrasants, au vocabulaire politico-médiatique qui structure nos manières de réfléchir, et aux paroles creuses qui occupent l’espace mental nécessaire pour qu’un esprit critique se développe. Cette idée n’est pas neuve, elle consiste même une définition de la littérature politique largement répandue dans la critique universitaire. Cependant, les contributeurs et contributrices de l’ouvrage lui donnent sa pleine consistance, multipliant les formules heureuses et les gestes d’écriture de versions alternatives de l’histoire. « Prends bien la version des manifestants » (p. 46) précise la seconde voix du texte de Louisa Yousfi, chargée de commenter et d’actualiser la narration principale. Ne jamais « figurer d’après la police » (p. 16) écrit Nathalie Quintane, qui précise, en citant William Burroughs15, ce qui informe les structures psychiques et langagières d’une époque : « les flics, les médias, le “cauchemar climatisé” » (p. 17). Ces discours du pouvoir et des impensés d’une époque sont aussi l’inverse de ce qui constitue une parole politique pour Pierre Alféri, qui les nomme « parole de l’État », celle-ci étant relayée par les éditorialistes et les intellectuels qui vivent d’une rente médiatique. Il les met en cause dans une partie de son texte, s’adressant directement à celles et ceux qui la diffusent de manière massive (« Car tu ne profères jamais que les idées reçues et les mensonges majoritaires auxquels se reconnaît la parole de l’État par-delà les variations de son discours et les changements de son personnel », p. 67).
9 Attachée à l’image de l’usine, Leslie Kaplan oppose le fait d’enchaîner des phrases comme des pièces fabriquées, et d’« habiter le langage en consommateur aliéné », à une langue littéraire capable de s’opposer aux visions naturalistes qui circulent pour rappeler « que ce qui existe n’est pas nécessaire » (p. 107). Une certaine définition de la liberté en somme, accessible ou condamnée selon nos pratiques langagières. Dans le texte fictionnel de Volodine, le dispositif est plus retors et moins optimiste, mais il ne dit pas autre chose : le personnage principal, sommé de faire un discours devant un public, cherche désespérément ce qu’il pourrait répéter : thèses de théorie politique, extraits de presse, bribes entendues à la radio, phrases prononcées par des membres du personnel politique… « Sottise propagandiste » (p. 148) que tout cela, pense le protagoniste, révélant en creux la nécessité d’une langue littéraire différente, qui travaille à mettre en lumière les discours topiques qui nous habitent.
Six propositions pour écrire politiquement
Le mauvais esprit de Nathalie Quintane
10 Le texte de l’autrice se présente comme une série de remarques matérialisées par des tirets ; elles constituent autant de problèmes théoriques qui se posent à qui veut penser la possibilité d’un rapport consistant de la littérature au politique. Le style paraîtra familier à qui a lu d’autres essais de l’autrice, comme par exemple Les années 1016 ; il suppose d’accepter l’enchaînement paratactique des paragraphes. Mais il est surtout constitué d’une série de formules virulentes et savoureuses sur la littérature actuelle, qui mêlent savamment analyse théorique et pratique de l’écriture, pensées comme autant de punchlines destinées à infuser dans l’esprit du lecteur.
11 Répondant d’abord aux préoccupations de celles et ceux qui pensent que les rapports entre littérature et politique sont une question de dosage en suggérant avec verve d’élaborer un programme 50/50, Quintane dit l’impossibilité de séparer l’analyse littéraire de celle du politique que contiendrait un livre, rappelant ainsi que l’un est fonction de l’autre. D’où sa défense solide d’une littérature expérimentale, où l’éclatement des codes formels serait la mesure de la charge politique contenue dans un texte. À ce titre, elle condamne l’ensemble de la science-fiction française actuelle, qui s’est éloignée de l’héritage de la SF des années 1970 (une « science-fiction expérimentale, donc politique », p. 25). Sceptique face à l’œuvre d’Alain Damasio, (« Drôle de sensation. Enid Blyton semé de fantaisies typographiques. Le type connaît la SF des 70’s, c’est sûr, mais alors il la passe à la fraiseuse », p. 26), trop convenue formellement pour donner corps à l’anxiété contemporaine, elle lui oppose l’audace de modèles plus anciens, de Joseph Ponthus à Samuel Beckett, en passant par Nathalie Sarraute. Le formalisme n’a jamais empêché d’écrire quelque chose, rappelle-t-elle, tandis qu’elle invite Alice Zeniter à « sbeulifier davantage [s]es phrases » (p. 23). Pourtant, elle le rappelle, la littérarité est dominée par une esthétique bourgeoise et conformiste — le danger est partout, mais ne doit pas empêcher d’inventer une forme qui ne soit pas « de droite », c’est-à-dire une forme révolutionnaire en ce qu’elle serait en rupture avec les goûts esthétiques d’une société qui « a l’essentiel de ses repères sous Napoléon III » (p. 19). La littérature politique ne doit être ni falote ni utilitaire : Quintane rejette aussi l’idée d’une littérature qui produirait des idées neuves pour montrer la voie aux militants politiques — ce qui condamnerait les écrivains à proposer des choses « pas trop délirantes » (p. 15), et à produire un répertoire d’actions faisables et de mots d’ordre qu’il suffirait d’appliquer.
12 Après avoir défini ce que n’est pas une littérature politique, et ce qu’elle ne peut pas être, le texte s’achève sur une définition positive de ce qu’elle est. Seule autrice de l’ouvrage (collectif) à poser clairement la question d’une écriture à plusieurs, et ce sans simplement regretter la disparition du surréalisme ou des situs romantiques, Nathalie Quintane suggère de regarder du côté de l’intelligence collective : « Des groupes, des duos, des trios, subsumés parfois sous le nom générique collectif, existent. En nombre suffisant pour que quelque chose se passe », ce qui permettrait d’éviter « qu’un problème singulier ou une singularité aimable ne chapeaute les formes » (p. 18-19). Surtout, en dernière instance, pour lutter contre les faux-semblants politiques d’une littérature esthétiquement conventionnelle et par là facilement monnayable, elle en appelle au mauvais esprit : « satire, insolence, ironie, désinvolture, humour sous une forme brutale et raffinée, etc. » préservent « d’une littérature de la consolation, de la réparation » (p. 34). La proposition est forte : loin de la lecture de la littérature contemporaine proposée par Alexandre Gefen17, il s’agit de défendre l’héritage formaliste du xxe siècle, et d’écrire une littérature corrosive et subversive.
Des armes pour « Achille le barbare » : Louisa Yousfi ou l’écrivain-camarade
13 Journaliste, Louisa Yousfi propose ici une forme littéraire qui reprend le chant homérique pour raconter la vie d’un Achille fils d’immigrés, guerrier qui s’oppose à Agamemnon et veut venger Patrocle, ses frères de la cité tombés sous les coups de la police. La démarche de réécriture, courageuse, veut dire aux écrivains de tous bords que les épopées contemporaines sont légion, et que le versant littéraire de la bataille pour la justice et la vérité se conçoit, pour toute une part de la population, comme un syncrétisme entre tradition littéraire occidentale et cultures des anciens espaces colonisés — son propre texte est mâtiné d’arabe dialectal ; il mêle aussi Dragon Ball à Homère. Elle défend ici une position semblable à celle qu’elle développe dans son essai Rester barbare18. S’il n’est pas facile de se confronter à la poésie homérique, certains passages remanient avec grâce la forme de L’Iliade (« Il te suffit d’égrener / un à un / du grand catalogue des Achéens / les noms inoubliés qui peuplent le deuxième chant, / surnommé le chant des bataillons // je te l’apprends // et des soldats tombés // là j’invente // ça donnerait / Wism, Angelo, Adama, Babacar, Amadou / Amine, Adoulaye, Lahoucine, / Ali, Lamine, Nahel // et des pointillés » p. 45).
14 À travers cette réécriture, et notamment à partir de la phrase d’Homère « Car je viendrai, dès l’aube, à l’heure où l’astre se lève, t’apporter, d’Héphaïstos notre maître, des armes splendides », l’autrice questionne la position que l’écrivain peut occuper dans les combats sociaux de notre époque. L’adresse finale à l’artiste conseille d’aller au front aux côtés des militants et des dominés, « pour éprouver par toi-même la loi interne la nécessité / de la guerre / éprouver les coups // fais pas ton zaama // le besoin rigoureux / de ces armes qu’on te commande » (p. 59). Louisa Yousfi est la seule, dans l’ouvrage, à articuler nettement, dans la vie de l’écrivain, production littéraire et militantisme ou action politique. Au-delà du modèle littéraire que le texte de l’autrice peut vouloir constituer, les questions d’écriture sont ici présentées comme fonction d’une attitude de l’écrivain, qui doit aussi être un camarade, pour savoir ce qu’il faut raconter.
Savoir reconnaître l’ennemi avec Pierre Alféri
15 Le poète et plasticien propose dans ce livre un ensemble de portraits de l’ennemi politique — ennemi politique qui est aussi nécessairement celui d’une parole littéraire radicale et nouvelle. Ces portraits prennent la forme de lettres sarcastiques adressées au Grand Redresseur de Torts (dépeignant les intellectuels « de gauche » minaudant sur les plateaux), au Témoin Vérace (allégorie de l’écrivain d’autofiction qui en appelle à la vérité pour défendre son travail), à l’Ami de la Sagesse (contre le philosophe tiède à la carrière institutionnelle florissante), au Bienfaiteur (adresse au milliardaire qui utilise ses fonds pour diffuser des idées réactionnaires) et au Garant de l’Ordre Public (destiné au chef de la police). Composé de portraits à charge contre des types, mais qui ne rechignent pas à être si précis dans les exemples cités qu’ils sont presque des attaques ad hominem (contre Emmanuel Carrière, Camille Laurens, Monique Canto-Sperber ou Gérard Darmanin, pour n’en citer que quelques-uns), le texte de Pierre Alféri revivifie la satire et sollicite la tradition littéraire du pamphlet, là où cette dernière a souvent été l’apanage des écrivains de droite19. Le résultat est souvent jouissif, notamment au début (« Il arrive que la nullité soit un tremplin vers le pouvoir, comme lors d’une élection papale », p. 75) et à la fin des lettres (« tu n’auras dans l’histoire, pauvre petit abcès, que la place d’un symptôme », p. 69).
16 Les deux lettres qui sont peut-être les plus révélatrices quant à la possibilité d’une littérature politique sont celles consacrées à l’autofiction et à son rapport spécieux à la vérité, qui tend à annuler les questions soulevées par toute représentation littéraire du monde, et celle adressée aux philosophes mondains. L’ironie acide qui se déploie dans cette dernière attaque les postures prétendument politiques déployées par de tels « penseurs » : « encouragé par ces succès, tu t’es attaqué à des questions plus graves. Tu as condamné fermement l’usage de la torture et les abus sexuels » (p. 76) peut-on ainsi lire, avant que le texte ne pointe une écriture abordant des thèmes socio-politiques en prenant garde à n’enfoncer que des portes ouvertes : « Rien chez toi qui heurte ou accroche. Tes sentences de sens commun, aux angles arrondis et doucereux, semblent couler de source » (p. 77), gage d’une position inoffensive permettant l’obtention d’une place favorable dans les lieux de pouvoir. Car le cœur de la critique formulée par Pierre Alféri est bien une posture et une écriture inféodées au pouvoir, utilisées pour obtenir ou garder une position de domination : « Avec toi se confirme que l’abus, même dans ses formes les plus sordides, n’est pas une dérive du pouvoir, mais son essence infâme » (p. 86).
Leslie Kaplan, pour une littérature qui déploie les mots hors de la langue autoritaire
17 Leslie Kaplan développe ici une forme proche de L’Excès-l’usine, faite de fragments poétiques mêlant observations et paroles recueillies. La première partie de ce texte est une mise en cause de la langue « très autoritaire » (p. 93) du capitalisme actuel, qui impose le bonheur comme un impératif et le vocabulaire de l’économie comme outil de saisie du monde. Interrogeant les raisons pour lesquelles on s’adresse à l’autre, il rejette les motifs utilitaires imposés par un tel système, qui font de la langue un instrument de séduction, d’impositions de rêveries stéréotypées et, en dernier lieu, un outil d’instruction (p. 92).
18 Dans un tel contexte, la littérature est présentée comme un lieu où la langue pense et instaure la possibilité d’un recul salvateur, d’une distance avec le langage dominant. Cette distance qu’offrirait la littérature est définie, de manière assez attendue, avec l’appui de Kafka : « la distance, Kafka en a donné une définition ‘écrire, c’est sauter en dehors de la ranger des assassins’ / c’est la métamorphose créée par la littérature » (p. 111). Cependant, l’exemple qu’en offre la seconde partie du texte de Leslie Kaplan est plus évocateur. Elle déploie le sens du terme travail sans proposer une succession de définitions mais bien plutôt en tissant ensemble des paroles reconstruites et montées qui déplient différentes expériences liées aux mondes du travail (par exemple, p. 104 : « j’ai vendu des vêtements / je sais ce que c’est / attendre / détester celui qui entre / détester celui qui n’entre pas »). Défendant le pouvoir de la littérature de provoquer des bouleversements intimes (« l’équivalent pour un sujet / de la révolution de Galilée / ou de celle de Freud » p. 107), elle singularise avec soin l’écriture littéraire comme ce qui offre au lecteur « l’expérience d’un possible / pas un savoir / pas un discours explicatif » (p. 108). Achevant son essai sur sa propre expérience de lectrice, elle évoque Jason Compson, personnage de Faulkner : « c’est que ce type / que je n’écouterais jamais / une seconde / dans la réalité / je l’écoute, je l’écoute / et la question / non formulée / qui passe dans ce qu’il dit / finit par s’imposer / si je ne pense pas comme lui, Jason Compson / je pense alors QUOI ? » (p. 111). Intriquant avec brio construction théorique et parole poétique, l’autrice rappelle que la littérature permet de penser, « même quand il s’agit de penser le terrible » (p. 113).
Le lyrisme pour dépasser ou receler la fonction politique de la littérature ? La lecture de Tanguy Viel
19 En rupture avec la démarche des autres auteurs et autrices de l’ouvrage, le texte écrit par Tanguy Viel apparaît curieusement purement théorique. Cet essai, aux accents dissertatifs, revient de manière historique sur le développement de deux conceptions de la littérature qui s’opposeraient depuis la Révolution Française : d’un côté, les tenants d’un art qui doit se vouer à sa fonction sociale, et de l’autre « ceux qui [...] cherchent des horizons plus fictifs et plus contemplatifs — sourds, donc, de prime abord, à l’inscription temporelle de leurs pratiques » (p. 118). Cette alternative est résumée par Flaubert qui écrit, dans sa correspondance, que chacun doit choisir entre Voltaire et sainte Thérèse. Si, selon l’auteur, Mallarmé et les années 1960 ont mis en lumière une langue littéraire qui « s’opposerait au “réel”, [et] ferait peu à peu de ses écarts le coefficient même de sa politique » (p. 121), dépassant l’opposition initiale décelée par Flaubert, Tanguy Viel refuse pour sa part « cet autre “héroïsme” de l’écrivain, dont le travail de sape d’une langue trop assise lui conférerait le statut de général en chef des armées révolutionnaires » (p. 122).
20 L’auteur semble alors rêver d’une synthèse articulant « l’émancipation lyrique de l’individu littéraire à l’utopie collective » — approche qui n’apparaît pourtant pas si différente de la posture des formalistes. Étrangement, ce lyrisme autoriserait aussi la littérature à constituer « une échappée, pour ne pas dire d’une exfiltration des affaires du monde » (p. 126), réponse « libératoire aux saturations du monde positif » (p. 129) ; des exemples tirés de la littérature actuelle ou de la propre pratique de l’auteur auraient pu éclairer ces vœux pour un nouveau lyrisme littéraire censé à la fois articuler liberté littéraire et aspirations politiques collectives, implication politique et retrait des affaires temporelles. René Char, Charles Baudelaire et Stendhal sont convoqués, pour finalement plaider pour un roman qui « aménag[e] pour chacun un sens différent de la responsabilité qui lui incombe, modulant à l’envi les effets réfléchissants dudit miroir que chacun promène le long des chemins » (p. 127).
Un conte post-exotique sans moralité
21 À l’inverse de celui de Tanguy Viel, le texte écrit par Antoine Volodine est une pure fiction — mais les enjeux théoriques de celle-ci se déploient en sous-main, de manière adroite et piégeuse. Le problème posé par la littérature politique est tout entier annoncé et déjoué par la mention générique inscrite dès le titre du texte, celle qui fait de l’histoire de Bubor Schnulff un « conte moral » (comme indiqué dans le sommaire et p. 131) S’agit-il encore aujourd’hui de proposer une allégorie instructive, une fiction qui transpose un ensemble de positions théoriques ? Rien n’est moins sûr ; et pourtant la fiction dit quelque chose.
22 On retrouve dans ce texte l’ensemble des thèmes et motifs de l’univers post-exotique : la vie après la mort, l’espace intermédiaire du Bardo20, un monde en guerre, une mémoire qui dysfonctionne, des souvenirs traumatiques qui ressurgissent, un enfermement à l’asile qui ressemble à la vie carcérale menée par les individus sains d’esprit. Le lieu où le protagoniste se retrouve projeté contient toute la difficile ambivalence de la littérature politique : Schnulff Bubor est sur la scène d’un théâtre, mais il est là pour tenir un discours politique face à une foule rassemblée à ses pieds. Or, celui-ci n’a rien à dire : Schnulff décide alors de parler des Thèses d’avril, un texte (fictif) « essentiel, tel que les leaders n’en lâchent qu’une fois par ciel » (p. 150). Mais le souvenir et la « beauté programmatique » (p. 148) de ce texte lui échappent, et il est assailli par une mémoire traumatique. La théorie politique est remplacée par les images floues d’un monde en guerre, manière de rappeler que ces éléments théoriques ne sont pas le matériau privilégié de l’écriture littéraire, même politique — ce sont les rêves, les réminiscences, les fantasmes ou les paroles d’autrui qui nourrissent la fiction, tout ce qui assaille le protagoniste alors qu’il est sur scène sans propos à tenir. Comme ce dernier, l’écrivain n’est plus en mesure de proposer « une analyse puissante et simple, avec des accents héroïques et des appels à une action radicale » (p. 137). Pire, Schnulff se rend compte que la foule qui lui fait face est « animée d’une vie indépendante et, jusque-là, elle n’avait pas manifesté l’exigence de recevoir d’en haut une bonne parole ou des instructions pour avancer ou faire avancer les choses, ou pour conduire l’ensemble des animaux parlants en direction d’un monde meilleur, d’un meilleur véritablement et enfin lumineux, de l’unique meilleur possible » (p. 150). Le rêve d’une parole littéraire qui éclairerait des masses prêtes à la révolution s’éloigne un peu plus. Le lectorat ne peut même plus compter sur la morale de l’histoire pour le guider : « Moralité : une fois dans le Bardo, ne pas trop compter sur les Thèses d’avril pour s’en sortir » (p. 154), écrit Volodine. Il défend ainsi, comme il le fait depuis plus de vingt ans avec le post-exotisme, une littérature en rupture avec les formes littéraires dominantes, qui refuse une fictionnalisation assujettie à l’expression d’une thèse — bel exemple d’une des manières d’écrire la subversion politique.