Politique et littérature : une enquête
1En mars 1891, Jules Huret publiait dans L’Écho de Paris la première partie de son Enquête sur l’évolution littéraire, formidable document qui nous éclaire sur la façon dont les écrivains français de la fin du XIXe siècle se représentaient leur activité, mais aussi sur l’état de la vie littéraire de l’époque, sur les formes de sociabilité et de solidarité dynamisant cette dernière, sur les tendances esthétiques et axiologiques dominantes et celles passées de mode. C’est une entreprise comparable qu’a menée Alexandre Gefen, en consacrant une enquête aux rapports qu’entretiennent littérature et politique aujourd’hui en France, à partir d’un questionnaire soumis à vingt-six auteurs et autrices1, démarche qui permet « d’effectuer des comparaisons et de dresser un diagnostic nuancé sans forcer les interprétations » (p. 23). S’inscrivant à la suite des travaux de Gisèle Sapiro, vers lesquels il fait signe tout en indiquant que les rapports des écrivains contemporains aux questions politiques ne correspondent plus aux positions analysées par la sociologue (celles du notable, de l’esthète, du polémiste ou de l’avant-garde2), le chercheur explique qu’il s’agissait moins d’amener ses interlocuteurs à évoquer leurs positions politiques que d’interroger leur « politique de la littérature », selon l’expression de Jacques Rancière3. Le panel constitué est surtout représentatif d’un certain milieu littéraire lié aux maisons d’édition les plus dotées en capital symbolique (Actes Sud, Gallimard, Minuit, P.O.L, Seuil, Verdier, Verticales), et l’auteur assume une focalisation sur la fiction narrative4. Si un questionnaire légèrement différent (plus personnalisé) a été proposé à Annie Ernaux et à Aurélien Bellanger — interrogés avant que le projet ne prenne davantage d’ampleur —, les vingt-quatre autres entretiens ont été mené oralement ou par écrit à partir d’une quinzaine de questions5. Il arrive que certains auteurs et autrices agrègent plusieurs questions, voire en évacuent l’une ou l’autre, et toutes et tous ne s’attardent évidemment pas sur les mêmes éléments. Le dispositif permet d’observer des prises de position parfois antagonistes, formulées par des écrivains situés à différents stades de leur carrière, mais ayant bénéficié de marques de reconnaissance (celles et ceux qui sont ici interrogés sont souvent étudiés à l’université et bénéficient d’une visibilité dans les médias littéraires), sinon de consécration. Sur la constitution du panel, Gefen précise encore : « rares sont ceux qui ont refusé de répondre à cette enquête (Eric Vuillard ou Olivier Cadiot ont décliné ; Christine Angot, Michel Houellebecq et Emmanuel Carrère n’ont pas répondu) » (p. 23)6.
2Au moment de livrer les résultats de son enquête, Jules Huret avait réparti les soixante-quatre sujets qui lui avaient répondu (des hommes exclusivement, à l’exception de Juliette Adam) en fonction de leur affiliation à telle mouvance, chapelle ou école (« Les Psychologues », « Les Mages », « Symbolistes et décadents », « Les Naturalistes », « Les Néo-réalistes », « Les Parnassiens », « Les Indépendants » et trois malheureux « Théoriciens et philosophes »). Alexandre Gefen ne pouvait en toute logique miser sur une telle organisation, dont l’impossibilité témoigne des effets de singularisation à l’œuvre au sein du champ7 : les écrivains qui se sont plié à l’exercice sont donc rassemblés en six sections, à la faveur des rôles et fonctions qu’ils confèrent au récit (« Penser l’Histoire », « Réfléchir le social », « Mettre en scène la politique », « Transformer le langage », « Contribuer à la démocratie », « Émanciper »). Ces catégories larges apparaissent évidemment poreuses et l’auteur ne s’y trompe pas, qui les déconstruit lui-même à la faveur d’introductions fonctionnant comme autant d’exposés panoramiques dégageant les grandes tendances et logiques de la littérature française contemporaine (Gefen parvient à y évoquer, entre autres, la tentation littéraire des sciences humaines — en citant Philippe Artières et Ivan Jablonka — et l’ambition sociologique d’une certaine veine romanesque ; le dialogue noué par les fictions féministes et écologiques avec le genre de l’essai ; les enjeux des « littératures de terrain8 » ; la multiplicité des supports de la « littérature exposée9 », etc.) et donnant à voir comment les auteurs et autrices associés à chaque section auraient tout aussi bien pu se trouver ailleurs, et comment d’autres auraient pu prendre leur place. Ces introductions se distinguent par leur clarté et leur sobriété : posant des balises nécessaires, elles témoignent de la hauteur de vue de l’auteur et de son excellente connaissance du paysage littéraire contemporain, mais aussi de son sens de la synthèse et de sa capacité à se mettre en retrait pour faire entendre la voix d’auteurs et autrices de notre temps.
3Il faut convenir du fait que le travail réalisé par Alexandre Gefen pose en creux la question des positions, rôles et fonctions du chercheur en littérature aujourd’hui. L’auteur situe son enquête dans le sillage de celle de Huret, déjà évoquée, mais aussi du Tableau historique de l’état et des progrès de la littérature française depuis 1789 de Chénier (1818) et du Tableau de la littérature française de la NRF (1929), auxquels on pourrait associer, entre autres, le célèbre numéro hors-série de Libération « Pourquoi écrivez-vous ? » de 1985, qui donnait à lire les réponses de 400 écrivains à cette épineuse question : soit autant de témoignages féconds, mais qui étaient auparavant rendus possibles par des écrivains et des journalistes. L’important travail mené par Gefen sur la littérature contemporaine10 implique que la démarche analytique soit nourrie par un dialogue avec les acteurs et actrices du milieu, dont les capacités à produire un discours réflexif pertinent et lucide sont prises au sérieux. Ce parti pris peut prêter le flanc à la critique en ce qu’il favorise le rapprochement du chercheur avec une vie littéraire qu’il ne s’en tient plus à étudier mais aussi à animer : un tel décloisonnement est pratiqué depuis des décennies dans le monde anglophone, mais fait encore débat dans le domaine français11 ; il a le mérite d’être ici pleinement assumé et d’offrir un matériau riche pour étudier les représentations que les écrivains ont de leur activité (puisque c’est bien à cela, et non à une objectivation des politiques de la littérature au xxie siècle, que les entretiens nous donnent accès).
4Reste que, dans la mesure où Alexandre Gefen présente les entretiens et les rend possibles (ce qui n’est pas une mince affaire) mais ne leur surimprime pas un commentaire analytique, il place bien malgré lui l’auteur de la présente recension dans une situation délicate — maintenant que les auteurs et autrices se sont exprimés, faut-il s’en tenir à résumer leurs prises de paroles ou interroger ce que celles-ci révèlent et tenter de recomposer à leur aune une sorte d’état du champ aujourd’hui ? La deuxième option, on s’en doute, est impossible à mener de façon satisfaisante dans le cadre d’un compte rendu, mais elle n’est pas intrinsèquement inenvisageable : l’enquête est riche, passionnante, significative et pourrait constituer le point de départ d’un séminaire sur les politiques de la littérature en France aujourd’hui. L’une des difficultés du compte rendu tient aussi au fait que la problématique sollicite nos affects et axiologies : à lire les entretiens, on se prend à être successivement enthousiasmé par telle réponse et irrité par telle autre, tout en sachant que ces réactions seront opposées chez un autre lecteur ou une autre lectrice.
5L’un des premiers enseignements de l’enquête est que l’ensemble des écrivains ici interrogés sont enclins à revendiquer leur propre implication dans une « littérature politique » et acceptent de se prononcer en suivant les termes du questionnaire. Seule Sandra Lucbert, dont l’entretien clôt le volume, adopte d’emblée un regard critique et interroge les présupposés qui soutiennent la démarche : « Tout dans le questionnaire, avance-t-elle, trahit une idée de la politique comme domaine séparé. Mais séparé de ce qui serait quoi ? La “vraie vie” ? Une autre sphère d’existence ? Et laquelle ? La politique ne se réduit pas à ce qui dans le discours courant porte l’étiquette ”politique” […] La politique est ce qui suit du groupement des humains et des interactions qu’ils y entretiennent – quelle que soit la nature de ces relations. » (p. 352-353). Baliser l’extension du domaine politique est par ailleurs l’un des enjeux mais aussi l’une des difficultés des échanges : Philippe Forest (p. 273) et Arno Bertina (p. 348) souscrivent volontiers au slogan « Tout est politique »12, tandis que Stéphanie Dupays s’en méfie (« Je ne reprends pas à mon compte le slogan “tout est politique”, qui dilue le concept jusqu’à le priver de sens », p. 293). Emmanuelle Pireyre indique pour sa part qu’« il faut distinguer deux sens du terme “politique” : ce qui est relatif à l’organisation de la vie en société ; et le fait d’exercer une fonction dans les affaires publiques » (p. 242) ; distinction prolongée par Mathieu Larnaudie qui explique que ses livres ont pu être qualifiés de « politiques » en raison de « leur ancrage dans le “monde politique” » (p. 145), mais qu’il espère que leur potentielle force d’action se situe ailleurs. Si quelques-uns semblent tout à fait convaincus de la capacité de leurs propres textes à transformer le monde par le seul fait d’embrasser certains sujets de société, plusieurs observations semblent au contraire converger vers un constat qui tend aussi à émerger en d’autres lieux13 : la littérature française contemporaine serait marquée par une recrudescence du politique, mais celle-ci ne serait bien souvent qu’une occasion thématique de façade ou, pour le dire avec les termes utilisés par Nicolas Vieillecazes dans un article pugnace14, une « ambiance » ne contribuant aucunement à déstabiliser des normes. C’est aussi à de nouvelles formes capables de déjouer l’horizon d’attente et de secouer un peu nos structures qu’en appellent plusieurs auteurs et autrices, parmi lesquels Camille de Toledo (qui considère « l’art littéraire » comme « l’engagement dans une histoire des formes », p. 75), Chloé Delaume (qui déplore une « dépolitisation de la forme », p. 249) et Nathalie Quintane, qui met en lumière une importante ligne de fracture : « on va parler des luttes, on va aller interviewer des femmes de ménage, faire une enquête ici et là. Ce sont de bonnes intentions de la part des écrivains, même de la part du public qui lit ces livres, mais cela reste pris dans des formes romanesques plus ou moins traditionnelles, qui n’essaient pas d’aller forcément très loin. Et la force politique de ces textes en pâtit. » (p. 232)
6Parmi les tendances saillantes, on soulignera encore la stigmatisation dont semble désormais frappée l’idée de militantisme (dont on remarquera qu’elle est synonyme d’excès, de démesure et de partisanisme aveugle chez Marie-Hélène Lafon (p. 112), Laurent Gaudé (p. 193) et Patrick Chamoiseau (p. 229)15, alors que, au moment où est rédigée la présente recension, les médias conservateurs français emploient au contraire l’expression militants d’ultradroite pour euphémiser les violences commises par des nazillons) et, surtout, la défiance que nombre d’écrivains ici interrogés manifestent à l’égard de la « littérature engagée ». Quand Alexandre Gefen leur demande s’ils sont nostalgiques de cette dernière, Jean Rouaud fustige « les errances de l’engagement » (p. 34), Laurent Binet la réduit aux « romans à thèse » qu’il considère comme « une contradiction dans les termes » (p. 59), Alice Zeniter répond « non, et je ne conçois même pas ce que cela peut signifier » (p. 82) (ce qui ressemble un peu à une entrée du Dictionnaire des idées reçues : « Littérature engagée — On ne sait pas ce que c’est. Tonner contre »), Annie Ernaux avoue lui préférer le Nouveau Roman (p. 108) (et regrette dans le même geste qu’on parle d’engagement au sujet de son œuvre — ce qu’ignorait sans doute le malheureux Éric Reinhardt, qui affirme, dix pages plus loin : « Annie Ernaux a toujours été pour moi une écrivaine engagée »), Nicolas Mathieu dit « s’en méfier énormément » et lui préférer une « littérature politique, c’est-à-dire une littérature qui s’intéresse au fonctionnement social, qui exerce une fonction critique mais n’utilise pas l’écriture comme un outil dans un combat qui lui serait supérieur » (p. 154-155, ce qui consiste, semble-t-il, à ériger en modèle le type de production dont Nathalie Quintane dénonce l’inanité), Laurent Gaudé l’associe à « une période de troubles, de violences, de turbulences » et « doute qu’on puisse en avoir la nostalgie » (p. 190), Quintane explique qu’elle a toujours essayé de se « dégager » de ce qu’elle perçoit comme une « étiquette scolaire et figée » qu’on a parfois tenté de lui coller (p. 231) et Marie Darrieussecq donne des mauvaises notes : « Non, je n’en ai aucune nostalgie, et je trouve que Sartre ou Camus se sont appauvris quand ils nous ont trop expliqué ce qu’il fallait penser. Leur théâtre est très pauvre alors que leurs romans sont extraordinaires » (p. 329). Philippe Forest, lui, se considère comme un écrivain engagé (p. 274)16, tandis qu’Emmanuelle Pireyre refuse d’enterrer trop vite cette tendance : « Je n’en ai pas la nostalgie, parce qu’il ne me semble pas qu’elle ait disparu » (p. 239), avance l’autrice de Comment faire disparaître la terre ?, en soulignant combien les œuvres récentes de Sandra Lucbert, Sophie Divry ou Vincent Message lui semblent actualiser ce paradigme. Et il est en effet intrigant de constater à quel point une production très située et situable17 (mais saisie intuitivement dans bien des cas) est quasi-unanimement tenue pour un repoussoir plutôt que pour un éventuel substrat par une série d’écrivains qui revendiquent eux-mêmes l’implication politique de leur travail, à quel point cette dénomination leur apparaît anachronique et écrasante. Mathieu Larnaudie apporte à ce sujet un éclairage bienvenu : « Il y aurait une sorte de contradiction à être nostalgique d’une notion qui revendique l’inscription de la littérature dans le mouvement de la dialectique historique : la notion de “littérature engagée” est elle-même marquée par l’historicité qu’elle postule. […] Ce monde, c’est bête à dire, par définition il n’est plus le même, il a évolué, et les formes de la politique de la littérature avec lui. » (p. 132-133)18
7Enfin, on soulignera à quel point la question portant sur l’existence possible d’« une langue de gauche et une langue de droite » est révélatrice de certains clivages : Jean Rouaud ironise (« C’est ce que Barthes et consorts voulaient nous faire croire. […] Se rappeler que les écrivains favoris de Mitterrand étaient Chardonne et Morand », p. 38), Yannick Haenel n’y croit pas trop (« Bof. Ça a eu lieu naguère », p. 50), au contraire de Marie Darrieussecq (« Oui, bien sûr ! Il y a une écriture conservatrice, de droite donc, et une écriture réformiste, progressiste, une écriture qui veut déranger plutôt qu’arranger », p. 334), Camille de Toledo décale (« Ce qu’il y a de droite ou de gauche, ce n’est pas la langue […], c’est ce que produit cette langue en moi », p. 76), Leila Slimani ne se prononce pas (« Je n’en sais rien », p. 302), Marie-Hélène Lafon tranche (« À mon sens non », p. 115), suivie par Nicolas Mathieu (« Non », p. 157) et par Mathias Énard (« Non, je ne crois pas », p. 282), tandis que Laurent Gaudé ose une analogie qui reconduit la mythologie du créateur incréé (« Je ne le crois absolument pas. On ne choisit pas sa langue, on a un grain d’écriture exactement comme on a un grain de voix », p. 194). D’autres pointent des singularités (« Une langue entière, sans doute pas, mais des marqueurs évidemment », explique Alice Zeniter, p. 87), des systèmes (ainsi d’Emmanuelle Pireyre qui renvoie notamment au travail d’Éric Hazan sur la LQR, p. 244-245, ou de Sandra Lucbert qui blâme la question et propose une alternative : « Antinomie typique de la conception “institutionnelle” de la politique. À la place de quoi je pense qu’il faut dire qu’il existe des langues hégémoniques et des langues contre-hégémoniques », p. 360) et des procédés stylistiques (à l’image d’Éric Reinhardt qui s’attache à la description d’une « écriture de droite19 »). Chloé Delaume, elle, s’en tient au plan lexical, et formule une observation pessimiste : « On a pour habitude de dire qu’il y a des mots de droite et des mots de gauche — “identité” est de droite alors que “collectif” est à gauche, par exemple. Je pense que ça participe à l’impossibilité de penser un projet de société, actuellement » (p. 252).
8Les prises offertes par ces entretiens sont nombreuses : il faudrait encore interroger, entre autres pistes, les références littéraires et politiques mobilisées par les vingt-six auteurs et autrices, analyser les modalités énonciatives qu’ils adoptent (tons, registres, éthos), comparer les personnalités qu’ils imagineraient mettre en fiction (Mathieu Larnaudie et Leïla Slimani vont peut-être devoir se mettre d’accord pour savoir qui s’occupera de François Fillon, qui les intrigue tous les deux) et étudier les risques de certaines prises de position (« Bruno Lemaire, ministre de l’Economie, a produit lui aussi des textes subtils qui interrogent le rapport au pouvoir », affirme Karine Tuil, p. 185). Mais c’est sur la réponse de Nathalie Quintane à la question sur les « bénéfices » éventuels de la littérature « pour la vie démocratique » qu’on voudrait clore cette recension : « La littérature, une partie de la littérature essaie de poser une couche supplémentaire, sur laquelle on pourrait s’appuyer, qui va nous constituer peu à peu, et nous permettre d’être moins hésitants sur certains points et en même temps d’émettre plus de doutes sur d’autres en étant soi-même moins fragile. Je ne sais pas si on peut appeler ça un “bénéfice”… » (p. 235).