Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Mathilde Roussigné

Permanences révolutionnaires. À la jonction esquintée de la littérature et du socialisme

Revolutionary Permanences. At the jagged intersection of literature and socialism
Joseph Andras, Kaoutar Harchi, Littérature et Révolution, Paris : Divergences, 2024, 240 p., EAN 9791097088651.

1En 1932 dans Littérature et Révolution, Victor Serge s’attachant à analyser « la fonction idéologique de l’écrivain », rappelait qu’« il y a du moraliste et du prédicateur » chez tout écrivain influent, voire qu’il y avait « de l’apôtre »1 chez Whitman, Zola, Tolstoï ou Rolland. Face à la montée de l’expertise de professionnels de la politique et des sciences, les écrivains modernes ont en effet fondé la légitimité de leurs interventions politiques sur un modèle prophétique. La sociologue Gisèle Sapiro a montré comment cette figure moderne de l’écrivain prédicateur, faisant face à la montée en puissance de nouveaux experts spécifiques, rejoue l’opposition formulée par Max Weber entre prophètes et prêtres dans le champ religieux2. Intervenir en prophète c’est, à la différence du prêtre, ne pas être mandaté par une institution, c’est tirer sa légitimité de son charisme personnel, de son engagement vocationnel et de son désintéressement, à l’opposé des valeurs de rationalité, de scientificité et d’expertise technique sur lesquelles s’appuie le prêtre. À retracer la complexe histoire des rapports entre Les Écrivains et la politique en France de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, Sapiro constate ainsi que les écrivains ont été « les prophètes des Temps Modernes3 » dans leurs modalités d’interventions politiques, avant de subir une marginalisation dans le champ de la production idéologique. Ainsi que l’a récemment rappelé le soutien massif des éditorialistes à Sylvain Tesson suite à la tribune s’opposant à son parrainage du Printemps des poètes4, la droite littéraire contemporaine bénéficie d’une puissante diffusion dans les médias5, et compte ainsi dans ses rangs quelques écrivains prétendant encore à la fonction d’intellectuels, souvent qualifié de médiatiques. À gauche, la mort de Sartre en 1980 a signé la fin de la figure de l’écrivain en « intellectuel total6 » (Bourdieu), et a laissé place à l’intervention d’intellectuels « spécifiques » (Foucault) bien plus issus du champ académique que du champ littéraire.

2C’est pourtant dans cette conjoncture difficile, à l’heure où, précise la 1re de couverture, « le tirage national moyen d’un livre est de 5000 exemplaires », que Joseph Andras et Kaoutar Harchi se demandent comment, en tant qu’écrivain·es, combattre en faveur d’une révolution socialiste. À l’initiative des éditions Divergences, Littérature et Révolution reprend largement et prolonge une longue discussion menée par les deux auteurs et publiée en ligne en cinq parties par le magazine anticapitaliste Frustration entre le 23 février et le 30 mars 20237. Publié l’année du centenaire du Littérature et Révolution de Trotsky (1924), le livre reprend et prolonge également une ancienne interrogation : celle des modalités de participation des écrivains compagnons de route à la révolution communiste.

3À propos de son dernier ouvrage autobiographique Comme nous existons, l’écrivaine Kaoutar Harchi, qui est également sociologue, témoigne : « j’ai souhaité me présenter. Et que ce soit à travers mes yeux que je sois regardée » (p. 163). Littérature et Révolution reprend un tel objectif et le déplace autour de questions et d’un contexte énonciatif nouveaux. Sous forme dialoguée, il s’agit ici pour les deux auteurs, publiant majoritairement chez Actes Sud, de faire les présentations, de se présenter l’un à l’autre et par là de « s’avancer sur la scène » (Andras, p. 141) pour dire qui ils.elles sont et quelles nouvelles coordonnées ils.elles envisagent pour se tenir à la jonction « esquinté[e] » (Andras, p. 139) entre les termes « littérature » et « socialiste ». L’organisation de l’ouvrage en trois chapitres, « Écrire », « Combattre » et « Publier » a l’intérêt de ne pas rabattre l’une sur l’autre littérature et révolution, puisqu’il s’agit de « mettre sur pied une littérature politique qui ne se paie pas trop de mots, qui ne prétende pas à plus que ce que peut aujourd’hui le livre » (Andras, p. 135). Elle témoigne dans le même temps d’une tension non résolue, maintenue par le format de la conversation qui cherche moins à aborder frontalement et systématiquement la question qu’à cheminer, à sauts et à gambades, entre témoignages personnels et analyses brèves et diverses. La progression choisie implique d’abord de se présenter comme travailleur·euse de l’écriture (« Écrire »), ensuite comme engagé·e à gauche (« Combattre »), et de là plus précisément comme écrivant « depuis la gauche » (p. 65), pour enfin se situer dans l’espace public médiatique (« Publier »). Dans les faits, ces trois problématiques s’entre-déterminent, elles n’excluent pas les répétitions et constituent plutôt des dominantes, dont on tâchera ici de restituer les enjeux sans les séparer.

Se dire socialiste révolutionnaire : défendre la singularité littéraire

4Conjuguant le désir d’une écriture en « ligne droite » (Harchi, p. 148) à une logique conversationnelle sous la forme d’un dialogue, le livre a ceci de particulier qu’il ne s’embarrasse pas de manières pour parler littérature comme pour parler politique. Les modalités d’écriture sont déhiérarchisées et entremêlées : aux panoramas politico-historiques tracés à gros traits succèdent les réflexions intimes, aux témoignages réflexifs s’articulent mots d’ordre, déclarations de principes ou considérations pratico-pratiques. La démarche a son intérêt : elle fournit une sorte de modèle de désacralisation ou du moins de démocratisation de l’intervention intellectuelle. Dans Littérature et Révolution, on peut librement résumer Le Dieu caché de Lucien Goldmann en quelques lignes, évoquer les questions matérielles liées au travail de l’écrivain et confier les va-et-vient intimes entre optimisme de la volonté et pessimisme de la raison face à la crise écologique ou à la montée du Front National. L’entreprise correspond en large partie au rapport émancipé à l’écriture que Kaoutar Harchi souligne avoir triplement conquis : s’autoriser à écrire publiquement un essai contrevenant aux attentes du sérieux académique, s’autoriser à exposer clairement ses idées politiques alors qu’il vaudrait mieux, lui a-t-on dit, « qu’on ne sache pas le fond de la pensée d’un écrivain » (p. 156), et s’autoriser à écrire « dans un rapport immédiat au temps » (p. 60) contre les injonctions à « ne pas écrire. Ou pas tout de suite. Ou pas ainsi. Ou pas là » (p. 156). Le pendant d’une telle démarche est qu’elle rend difficile la lecture synthétique et qu’elle interroge quant au choix, peut-être éditorial avant tout, de la forme livresque par rapport à la série initiale de publications en ligne.

5Puisqu’il s’agit avant tout de faire les présentations littéraires et révolutionnaires, l’ouvrage esquisse d’abord, et de manière distincte, des portraits d’écrivains et de gauche. Le premier chapitre, « Écrire », peut surprendre en ce qu’il est une reprise des modèles classiques des interviews et récits de vie d’écrivains — depuis les premières lectures et la venue à l’écriture jusqu’aux prises de parti et émancipations stylistiques. Quel lecteur es-tu ? Te définis-tu comme artiste ou comme écrivaine ? Fais-tu une différence entre la poésie et la prose ? Écris-tu à la main ou à l’ordinateur ? Comment trouver les mots ? Telles sont, parmi d’autres, les questions que les deux auteurs échangent, sans contourner les passages obligés ; Andras mobilise les traditionnelles théories de la littérature comme écart, esquisse une brève interrogation du ut pictura poesis, évoque Quignard, le vertige de l’écriture et le « chant » des livres (p. 22-23). Harchi, du fait, entre autres, de sa formation de sociologue, déplace l’entreprise vers une auto-analyse de sa trajectoire, depuis l’illusio littéraire jusqu’à la désillusion à laquelle a fortement contribué sa thèse, devenu essai, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne8; mais l’écrivaine mobilise également la métaphore musicale lorsqu’elle évoque sa recherche stylistique de « la juste note minoritaire » à l’aide des phrases de Duras (p. 58), et elle oppose l’écriture académique où il s’agit « d’abolir la singularité » à la possibilité, notamment littéraire, d’un « dire autrement » (p. 59). Cette entrée en matière a néanmoins ceci de spécifique et d’intéressant, d’une part, qu’elle décrit la trajectoire de deux écrivain·es peu prédisposé·es, socialement, à prétendre au métier d’écrivain, ayant grandi dans des environnements familiaux éloignés de l’écriture et de la lecture littéraires (p. 14-16). D’autre part, la singularisation et la différenciation des espaces accordés à l’écriture littéraire (« écrire ») et au militantisme (« combattre ») dans le livre sont fortement déterminées par l’héritage politico-littéraire dans lequel s’inscrivent Andras et Harchi. Bien qu’intervenant dans un contexte historique et littéraire radicalement divergent, le livre est inscrit, par son titre, dans le sillage de Littérature et Révolution de Trotsky comme celui de Serge et persiste ainsi à défendre la singularité de la littérature.

6Kaoutar Harchi est liée à l’organisation trotskyste Révolution Permanente tandis que Joseph Andras est plutôt sympathisant, bien que critique, de la France insoumise et surtout des luttes internationalistes. La première moitié du chapitre « Combattre », qui constitue le pendant politique du chapitre « Écrire », consiste en une discussion presque idéal-typique entre ces deux tendances de la gauche anticapitaliste, à ceci près qu’elle s’attache surtout à revenir aussi fréquemment que possible sur les mots du politique, leurs définitions, leurs usages et leurs réappropriations plus ou moins malheureuses. À la question initiale de comment définir « la gauche », Harchi fournit une proposition forte : « c’est ne perdre personne. C’est s’inquiéter pour les absents » (p. 65). L’entreprise définitionnelle se poursuit alors autour des termes révolution, démocratie, peuple, république, décolonial ou encore universalisme. À travers ces tentatives définitionnelles, il s’agit bien encore de se présenter, de dire d’où l’on parle et ce que l’on entend dans et par les mots. Andras et Harchi se rejoignent notamment, dans une perspective anti-impérialiste, autour des termes « socialisme » et « communisme », qui ont initialement été associés, pour Harchi, aux expériences du monde arabo-berbère (p. 85), à l’œuvre de Rachid Boudjedra et à l’« expression communiste en Algérie » (p. 86), et qu’Andras entend au sens d’un « mouvement socialiste mondial » ou du moins, citant Samir Amin, d’une pluralisation pour « des socialismes du XXIe siècle » (p. 88). La discussion reprend des constats généralement partagés autour de la nécessité pour la gauche radicale de trouver un « dénominateur commun », « une idée pour mettre durablement en mouvement, structurer, autodiscipliner. Une idée robuste, claire, capable d’affecter les gens » (Andras, p. 85-87). Sont également évoqués les ennemis et les défaites, les trahisons de la gauche libérale, la mobilisation de la force armée sur laquelle repose le pouvoir, la racialisation des débats, l’abandon des classes populaires au Front National, l’assimilation nauséabonde des musulmans en France à des « polluants » (Harchi, p. 113), la porosité de la gauche au racisme, ou encore les illusions de la méritocratie et les permanences des lois de la reproduction sociale.

7Il s’agit moins ici de résumer l’ensemble de ces nombreux constats et prises de parti rapides que de souligner que ces derniers s’articulent aussi à des traditions littéraires : les écrivain·es et les références littéraires critiques cités dans l’ouvrage, et d’autant plus chez Andras, sont massivement des figures du « grantécrivain » engagé à gauche du XXe siècle, figure raillée à tort pour Andras (p. 143). Sartre, « tombé en désuétude » (Andras, p. 150), est pris fortement au sérieux comme modèle de travailleur dans le champ de la production idéologique, sans pour autant céder à l’hagiographie, Harchi précisant l’« épine » qu’a constitué la Palestine dans sa trajectoire intellectuelle (p. 151). On note que par une sorte de permutation rhétorique, les deux auteurs s’attachent régulièrement à prévenir les accusations de dogmatisme ou de réductionnisme en mobilisant les références aux écrivains qui, dans les débats des années 1920 et 1930, défendaient un « art révolutionnaire indépendant » (Breton et Trotsky, cité par Andras, p. 159) contre la littérature prolétarienne ou le réalisme socialiste. C’est d’ailleurs plus le Trotsky du manifeste co-écrit avec Breton que le Trotsky de Littérature et Révolution qui est cité, manifeste constituant « surtout un libelle anti-Staline », « bien plus libertaire » que Littérature et Révolution9. Le risque d’assujettissement massif des écrivains contemporains aux lignes directrices du PC ou du PCF est loin d’être encore d’actualité, mais Harchi anticipe les critiques : « J’imagine aisément des écrivains me reprocher ça, et te le reprocher à toi aussi. Et nous dire, même, peut-être, qu’à force de politiser la littérature nous finirons par ne plus faire de littérature mais seulement de la politique » (p. 147). De même Andras, soulignant l’intérêt de la littérature « quand [elle] s’emploie à dégrossir les matières lourdes qui font notre existence », se défend d’une possible imputation : « je ne dis pas : endoctriner, sermonner » (p. 35). Mentionnant les suspicions, « aux yeux des militants et des lettrés », quant à sa démarche d’écrivain située dans une « zone parfois suspecte, bâtarde, nouée », l’auteur construit un discours fondé sur la tension, qu’il fait sienne, entre les termes littérature et politique : « si je me prive de la littérature, je produis du matériel militant ou journalistique — ce serait très respectable en soi, mais ce n’est pas le poste que je veux occuper. Si je me prive de la politique, donc de la conflictualité, je fais des mots croisés » (p. 43). Il s’agit donc aussi, pour Andras, de rappeler son fort attachement à la singularité de la langue littéraire, capable de « dire les ombres, les replis, les lacis, les discordances » (p. 144), d’abriter des « énoncés difficiles et délicats » (p. 35), car l’enjeu est de « tout tenir ensemble : le combat, la morale, l’esthétique. Sans combat, on reproduit l’existant. Sans morale, on fait une littérature de peloton d’exécution. Sans esthétique, on ne fait pas de littérature » (p. 144). Pour autant, cette défense, et parfois illustration de la singularité littéraire — Andras n’hésitant pas à faire usage, à foison, des procédés d’épanorthose, d’anaphores et autres accumulations —, est aussi pensée comme une défense contre un certain littéraire, perçu comme un ensemble de valeurs, et contre le lettré, incarnation composite d’un ennemi esthète.

Se dire écrivain depuis la gauche : une envie de ligne droite

8« Faisons une littérature non littéraire » (Harchi, p. 155). Ainsi peut être synthétisée l’une des principales propositions des deux jeunes écrivains qui, comme le souligne l’éditeur, « appartiennent à la même génération », sont « nés dans la décennie 1980 » (p. 9) et s’opposent donc aussi aux logiques dominantes du champ littéraire en mobilisant ce que Gisèle Sapiro nomme la « porte de l’hétéronomie10 ». Cette logique oppositionnelle, prenant parti pour une littérature « du refus », « du conflit », de la « réfutation » (Harchi, p. 139), se défend d’être du « matériel militant » mais elle s’inscrit aussi en faux contre les conceptions esthètes du littéraire, qui recouvrent tout à la fois pour les deux auteurs l’élitisme (« le littéraire marque une certaine fermeture », Harchi p. 155), l’autotélisme (« un formalisme qui ne ferait rien naître », « un vœu de beauté vain », « un art exclusivement ambitieux d’art », Andras, p. 41) et un purisme masquant l’idéologie réactionnaire. On observe en réaction chez Harchi et Andras le désir et la recherche, dans l’écriture, d’une certaine « ligne droite » (p. 148). Qu’est-ce à dire ?

9Le désir d’écrire en ligne droite est d’abord une manière de mettre à distance une certaine forme d’écriture : l’écriture fictionnelle, et plus particulièrement le genre romanesque que les deux auteurs discréditent pour des raisons néanmoins différentes. La critique d’Andras s’ancre avant tout dans une contextualisation technique : de même qu’il a fallu aux peintres prendre acte de l’invention de la photographie, les écrivains devraient, prenant acte de l’invention du cinéma, interroger la raison d’être du roman. S’inscrivant dans un héritage de la critique du roman, de Breton à Bergounioux en passant par Céline et Sarraute, Andras souligne le défaut de crédibilité dont souffrent les fictions romanesques contemporaines : derrière chaque effet de réel, « ça sent le scenario », les « passe-passe, trucs, astuces, combines et ficelles » (p. 34). Quant aux œuvres qui relèveraient des fictions critiques ou du « roman sans fiction » d’un Cercas ou d’un Deville, elles sont très rapidement mises de côté, Andras soulignant sa gêne et son incapacité à voir, dans cette définition, « un carré à six côtés » (p. 33). Le second argument de l’écrivain relève de l’opposition classique entre littérature et storytelling : « nous vivons tous sous un ordre quotidien peuplé de fables, de mythes, de leurres et de prétextes […], je ne ressens pas la nécessité d’ajouter individuellement de la fiction à nos fictions collectives » (p. 36). Pour Harchi, qui a écrit des romans (Zone Cinglée, 2009, L’Ampleur du saccage, 2011, À l’origine notre père obscur, 2014), la pratique du genre est critiquée en ce qu’elle a surtout pour elle relevé d’une intériorisation de la forme dominante, sous influence de la doxa scolaire, d’un idéalisme littéraire et d’un impératif contraignant les minoritaires à s’exprimer de manière oblique, à demi-mot, en veillant à ne pas trop déranger (p. 38-39). D’autre part, l’écrivaine souligne à quel point l’exigence romanesque du « vraisemblable » est pétrie d’injonctions à se conformer aux représentations sociales dominantes, et rappelle la surdétermination idéologique qui a pesé sur les relectures éditoriales tout comme sur la réception générale de ses textes : « J’étais une femme : il fallait apporter un peu de douceur au texte. J’étais une Arabe : il me fallait apporter un peu de folklore. J’étais une fille des quartiers populaires : il me fallait apporter un peu de misère » (p. 46). C’est ainsi moins en tant que genre « désuet » (Andras, p. 34) qu’en tant que genre « majoritaire » que le roman est décrié. Les deux écrivains se rejoignent néanmoins en ce que le roman relève d’une « forme de spectacle » (Harchi, p. 40) dépolitisante et désactualisante parce qu’éloignée de la ligne droite : « la fiction autorise [la] mise à distance », elle donne au lecteur le « confort » de « s’abriter derrière “la littérature” » (Andras, p. 198) ; de là, « quitter le domaine de la fiction, du fictif », qui relève de l’enchantement (Harchi, p. 43) permet de se concentrer sur « l’actuel, le présent, qui est ce que nous vivons tous et toutes » (Harchi, p. 60).

10La ligne droite désigne également chez Andras et Harchi une conception morale de l’écriture littéraire : la littérature « vise l’âme d’autrui tout droit » (Andras, p. 146), elle permet de « donner à sentir » (Andras, p. 145) et par l’identification aux personnes ou personnages, elle permet de faire l’expérience empathique et éphémère de « quasiment changer de corps, de cœur » (Andras, p. 146). Par cette insistance sur la nécessité d’une morale littéraire, les deux auteurs se présentent en opposition aux « catégories dominantes du littéraire qui s’articulent autour du beau, de l’agréable » (Harchi, p. 202). À la lecture, la compréhension de ce jeu d’opposition soulève une difficulté, due en partie à la forme conversationnelle de l’ouvrage : ce sont des adversaires différents qui sont tour à tour et plus ou moins indirectement désignés. La ligne droite désigne d’abord une écriture du « cri » (Harchi, p. 202) contre la « forme désertique qui cherche à dire joli avant de dire l’injuste » (Harchi, p. 147-148). Cette « morale de la forme » (Harchi, p. 147), revendiquée dans le sillage de Barthes, est mobilisée contre les esthètes de droite, tel Sollers et ses charges contre la « moraline » littéraire ou Jourde contre « l’art vertueux […], incommensurablement chiant » (cités par Andras, p. 147). De manière plus générale, la « ligne droite » semble aussi être mobilisée contre un ensemble plus large de partisans de la « ligne arabesque » pour reprendre la métaphore du thyrse baudelairien, qui désigne moins une ligne de l’amoralité que d’autres morales de la forme, « très chic[s] », qui prennent parti pour la complexité et célèbrent, raille Andras, « le fragment, la bribe, l’implicite, le suggéré, le fragile, le précaire, le ténu, le tremblé, l’inquiétude, la tentative, l’esquisse, le micro, le trouble, l’entrelacs, les failles, le désarticulé, l’ineffable, le heurté, le disloqué » (p. 143). La charge semble plutôt ici adressée à des écrivains d’ambiance11 qui se plaisent « à répéter que la littérature doit poser des questions plutôt que d’apporter des réponses » (Andras, p. 142). « Se dire franc-tireur, esprit libre, citoyen, critique, conscient, indépendant, éco-poète, rimbaldien rétif à l’embrigadement, c’est bien ; se donner les moyens de transformer les choses, c’est mieux » (Andras, p. 160). De là, écrire en ligne droite est aussi une manière d’affirmer un rapport confiant dans les vertus communicationnelles du langage, ce qui positionne les deux auteurs en opposition aux interrogations critiques des avant-gardes qui situeraient « la portée révolutionnaire de leur travail dans la seule forme » (Harchi, p. 157) et qu’Andras réduit « au culte des marges » et à « l’innovation hermétique » (p. 157).

11À la recherche d’une écriture qui « serve au-delà d’elle-même » (Harchi, p. 32), qui soit fondée sur « la conscience la plus lucide, et la plus entière d'être embarqué[e]12 » dans le sillage des réflexions de Sartre, les deux écrivains contemporains font ainsi avant tout le choix de la non fiction, de la morale et de la transitivité — choix qu’ils présentent comme oppositionnel alors qu’il est une dominante de la production littéraire contemporaine française. « Ça bataille, ça lutte. Ça essaie de dire des choses de ce monde » (Harchi, p. 32). En ce qu’elle permet de tenir ensemble les fonctions d’expressivité et d’attestation, la notion de vérité devient alors le point commun et la pierre de touche, pour les deux auteurs, de la littérature qu’ils défendent.

Divergences

12Parfois néanmoins, cette recherche d’idées qui feraient l’unanimité entre Kaoutar Harchi et Joseph Andras s’apparente plutôt à la quête ardue d’un plus petit dénominateur commun. La forme conversationnelle a l’intérêt de susciter et de témoigner à la fois de la possibilité d’un dialogue resserré entre les deux auteurs, et des profondes divergences qui nourrissent leur discussion.

13Au romantisme littéraire d’Andras, tout d’abord, s’oppose l’approche sociologique critique de l’écriture de Harchi. Alice de Charentenay a récemment souligné comment les récentes publications du mois de janvier autour des rapports entre littérature et politique rejouaient, mutatis mutandis, une polarisation structurante entre une gauche littéraire lyrique et une gauche littéraire clinique au XIXe siècle13. Andras semble reprendre l’héritage d’un lyrisme romantique : refus du cynisme, recherche d’un « chant » dans les livres ou dans ses propres gestes d’écriture (Andras, p. 23), sacralisation de l’écriture littéraire qui serait capable « de dépasser l’écorce, pour toucher la moelle » (p. 26) lorsque « les mots s’avancent, impérieux » (p. 31), pratique créatrice obsessionnelle comparable à « ceux qui ont fait vœu de religion » (p. 26), l’écrivain assimile l’écriture à « une sévère solitude [et] songe parfois aux religieux, aux mystiques » (p. 30). Harchi souligne rapidement quant à elle la dimension genrée d’une telle mythification de l’écriture conçue comme geste épique et grandiose, auquel elle oppose un travail désenchanté fait de persévérance, à la recherche d’« une forme antiromantique » (p. 32). Parce qu’elle a étudié et qu’elle a fait l’expérience des frontières sexistes et racialisées de l’ordre littéraire, elle ne peut plus adhérer à « l’idéologie romantique et libérale qui fonde la littérature » (p. 40). Chez Andras, l’écriture est organique, la langue française le constitue, « au même titre que mes nerfs ou mes muscles » (p. 25), « le manque des mots écrits » s’éprouve physiquement (p. 27), tandis que chez Harchi, une fois encore, l’approche est sociale et matérielle : l’écriture coupe du corps, et « ce n’est pas de manière romantique qu’il faut l’entendre » : il ne s’agit pas d’une transe mais plutôt d’un abandon du temps qu’elle consacre habituellement au travail de maintenance des apparences attendues pour un corps féminin (p. 28). Andras reprend la métaphore romantique de l’œuvre-monument à venir « d’ici là », chaque ouvrage participant de l’édification, brique par brique, de cette construction totale (p. 61) ; inversement, Harchi souligne les déterminations sociales de son rapport au temps — qui relève de la « non-projection » et de la nécessité de répondre en permanence aux problèmes immédiats et de là, elle met à distance l’idée d’œuvre au profit d’un empressement à écrire le présent, au présent et pour le présent (p. 60).

14Ces divergences autour de la conception de l’œuvre comme totalité parachevée, propriété de son créateur ou comme série de contributions de circonstances sont à l’origine d’un désaccord intéressant quant à la « panique morale » (Stanley Cohen, cité par Harchi, p. 121) et aux débats récents autour des réécritures de James Bond, des textes de Roald Dahl ou d’Agatha Christie. Pour Harchi, l’œuvre littéraire ne vaut rien face à la violence, et elle peut bien être modifiée si elle blesse, il s’agit de « la vie des œuvres » (p. 125) tandis que l’opinion d’Andras, se défendant de sacraliser les œuvres, est « de laisser les livres dégradants en l’état » en ce qu’ils n’en sont pas moins des « productions achevées », « témoignages » d’un moment historique « sauf si bien sûr, l’auteur autorise lui-même, de son vivant ou par voie testamentaire, certains changements » (p. 127). Harchi souligne le caractère occidental — sous couvert d’universel — et dominant d’une telle conception « inamovible, statuesque de l’œuvre », et s’interroge sur les légitimes propriétaires de l’œuvre en suggérant un parallèle avec les débats portant sur la restitution des œuvres africaines pillées par les puissances coloniales : à un « prendre soin » muséal, relevant de la conservation, s’oppose un soin visant à restituer aux œuvres leur valeur d’usage et leur vocation à être transformées par leurs appropriations (p. 126).

15La polarisation raciale et genrée irrigue l’ensemble de la conversation. Quand Harchi tâche de s’extirper des « griffes des figures tutélaires qui pèsent de tout leur poids symbolique » (p. 56), Andras endosse « Hugo-sacerdoce » (p. 140). Si Harchi s’intéresse au style de Duras en ce qu’il est « cassé », « minoritaire » dans L’Amant, « qui traite souterrainement de la question raciale et sexuelle » (p. 58), Andras mobilise Écrire pour refuser les livres « sans nuit », « sans véritable auteur », et pour déplorer qu’« il y a peu d’écriture, ainsi entendu » (p. 23). Pour Harchi, les mots « République » ou « Universalisme » ont non seulement toujours été suspicieux, éloignés d’elle, mais ils sont mobilisés « pour vernir et servir […] les intérêts particuliers des dominants », et peuvent bien mourir (p. 78-79) ; pour Andras, il ne faut pas les abandonner à l’ennemi : « ce mot, “République”, est initialement “mon” histoire » (p. 78). Sur le plan militant, Andras en appelle à lutter « de l’intérieur de l’Idée » car « être anticapitaliste, c’est donc être antiraciste, être féministe, et être quelque chose comme une sentinelle du monde vivant » (p. 110), tandis que Harchi souligne entre autres, dans le cadre d’une réflexion sur les limites de la notion de « transfuge », que « la classe, ce n’est pas le n+1 de la race » et que « les personnes racisées engagées dans un travail intellectuel ne doivent pas perdre de temps à compléter les concepts blancs, ethnocentrés » (p. 119).

16Les divergences sont surtout intéressantes en ce qui concerne les partis pris stylistiques et l’imaginaire de la publication qui sous-tend de là le travail des deux auteurs. Andras aurait selon lui, « par instinct, une propension à l’acéré, au nerveux, au bref », un style exigeant qu’il tâche parfois de rendre plus « accessible », tout en rappelant qu’« un écrivain n’est pas le mieux placé pour massifier, atteindre le grand nombre » (p. 51-52). Le style adopté par Andras dans Littérature et Révolution semble moins bref et nerveux qu’informé parfois par un certain académisme, reprenant par exemple ici des vues et des procédés romantiques :

Mes sens me poussent de toute façon vers le croisé, le sang mêlé : feuille d’or et fumier, dentelle et grosse toile, épître et crachat, bronze et caillasse, sanctuaire et bordel, Chateaubriand et Céline, la Pietà de Saint-Pierre et les croquis de Van Gogh. Je ne parviens pas, en littérature, à embrasser un texte insoucieux de poésie (Andras, p. 24).

17Harchi, pour sa part, déclare souhaiter, face à la page blanche, « faire l’écriture », « et que cette écriture soit immédiatement disponible, immédiatement prête à être lue, à être prise et possédée par le lecteur, la lectrice », et pour cela elle entend avant tout chercher une « ligne égale » (p. 148). Une filiation semble se dessiner, allant de Barthes et sa réflexion sur l’écriture « neutre », « blanche » dans Le Degré zéro de l’écriture à Ernaux et son écriture « plate », elle-même s’appuyant sur les travaux de Barthes, jusqu’enfin à Harchi et sa quête de la « ligne égale ». Harchi mentionne à la fois Ernaux, parmi les rares héritages qu’elle accepte ou du moins qu’elle mentionne (p. 55) et le Barthes du Degré zéro de l’écriture, qui rappelle la responsabilité de l’écrivain concernant le choix de son écriture, c’est-à-dire de l’usage social qu’il fera de la forme. Le bref rapprochement avec Ernaux, une écrivaine encore vivante, n’est pas anodin : la mention d’autres écrivain·es qui soient contemporain·es aux deux auteurs est quasi absente de l’ouvrage. À la comparaison de Harchi avec Ernaux répond uniquement la comparaison de Andras avec Vuillard, bien qu’Andras souligne leurs nombreuses différences, entre autres sur le plan esthétique.

18Ces deux rapprochements éclairent pourtant deux manières divergentes, nous semble-t-il, de penser aussi les gestes de publication. Ce qui distingue sa propre œuvre de celle de Vuillard, selon Andras, c’est notamment que Vuillard « dissèque souvent les vainqueurs quand [lui] regarde d’abord les vaincus » (p. 54). Dans les deux cas, c’est bien le « champ de bataille » qui intéresse (Andras, p. 54), et un tel intérêt inspire aussi un imaginaire militaire de la publication littéraire chez Andras. Restant lucide quant à la faible audience des livres littéraires dans l’espace public, l’auteur se figure la place de l’écrivain dans la « bataille » politique en ayant recours à l’image d’une armée, avec cavaliers, fantassins, archers... chacun occupant un poste spécifique. L’écrivain est assimilé à un archer car le livre a pour fonction, chez Andras, de « faire mouche individuellement » (p. 136), il « vise l’âme d’autrui tout droit » (p. 146). Pour qui écrire, donc ? Prenant acte de la sociologie des lectrices et lecteurs, Andras ne prétend pas écrire « pour la classe ouvrière » ; les livres n’ont « pas vocation à massifier » (p. 231) mais, constituant des « vis » et des « roues » dans l’engrenage révolutionnaire (Lénine, cité par Andras, p. 231), ils servent à « forcer » le temps social, à s’intéresser aux voix dont l’écrivain se fait le « passeur », à « bloquer l’attention » des lecteurs (p. 230). Si Ernaux avait déclaré écrire pour venger les siens, Harchi semble reprendre et déplacer cet imaginaire moins militaire que familial et communautaire lorsqu’elle répond, à la question « pour qui écrire ? », écrire pour les siens. Elle propose de distinguer « les personnes pour lesquelles nous écrivons » et « celles-là mêmes qui nous lisent » (p. 234), et déporte ainsi la question du lecteur, à atteindre par la flèche, vers une « configuration filiale » de la publication dans laquelle l’enjeu est avant tout un « amarrage de l’écriture », un « rattachement de l’écriture à tout ce qui n’est pas elle » (p. 235-236) afin de répondre aux siens et de répondre des siens : « être sans réponse est une chose terrible [...] La littérature, les arts plus généralement, ont cette propension à répondre. Une littérature de la responsabilité répond à. Elle répond aussi de » (p. 150). Les livres ont donc moins à faire levier dans un engrenage qu’à « se faire l’écho » (Beauvoir, citée par Harchi, p. 231) de mouvements populaires. Ces deux imaginaires divergents de la publication dépassent la seule question de la diffusion livresque, et le chapitre « Publier » a l’intérêt de proposer des réflexions élargies sur les présences et usages médiatiques des deux auteurs. À la position d’archer d’Andras, tenant à distance les systèmes littéraires et médiatiques, répond chez Harchi la volonté de créer des espaces publics oppositionnels, un « contre-public », notamment sur Twitter, afin de produire une « pression » sur l’espace public majoritaire et la maintenir (p. 216).

Conclusion : « Toutes les forces d’émancipation […] sont les bienvenues » (p. 133)

19L’une des références qu’ont en partage et autour de laquelle se retrouvent Andras et Harchi est celle de Djamila Boupacha, militante du FLN arrêtée en 1960, et de la défense qui s’est mise en place pour sa libération, notamment dans le Comité pour Djamila Boupacha dont ont fait partie Simone de Beauvoir, Aimé Césaire, Elsa Triolet, Jean-Paul Sartre, Germaine Tillion… Sans confondre les situations, Harchi propose néanmoins des rapprochements intéressants avec les luttes pour l’acquittement de Bagui Traoré en 2021, frère d’Adama Traoré, auxquelles elle a participé, ainsi qu’avec la campagne internationale pour la libération de la kurde Nûdem Durak, dans laquelle s’inscrit le livre Nûdem Durak écrit par Andras. L’enjeu est de souligner « ce que peuvent des forces qui s’allient », quand advient la convergence « des forces militantes, intellectuelles et littéraires conjuguées » (Harchi, p. 137). Littérature et Révolution n’est pas, néanmoins, un appel à alliances entre producteurs de l’écrit contemporains, ni même à des branchements plus étroits entre forces littéraires et force militantes. Il ne s’agit pas d’un livre « ustensile », « clé » ou « couteau » (Andras, p. 51), pas non plus d’un livre « fin en soi » (Harchi, p. 50). Si « quelques livres sincères et véridiques peuvent servir » (Victor Serge, cité par Andras, p. 137), c’est peut-être d’abord ici parce qu’il est « extrêmement rare, en tant que personne qui écrit, d’éprouver le sentiment de répondre, d’être un répondant, un correspondant » (Harchi, p. 150). Ce dont témoigne cet ouvrage en forme de conversation, c’est donc d’une relation (relater, relier) d’amitié intellectuelle.