La littérature mondiale au secours de la littérature ?
La littérature nationale ne signifie pas grand-chose aujourd’hui, l’heure de la littérature mondiale est venue et chacun doit œuvrer à accélérer son avènement1.
1Cette littérature mondiale (Weltliteratur) que, dès 1827, Goethe promouvait afin d’ouvrir la culture littéraire allemande à celles des nations étrangères, est devenue le cœur de nombreux travaux théoriques et critiques depuis la fin du xxe siècle, dans un contexte international en profonde transformation. Les débats autour de la mondialisation de la littérature, tenus sur tous les continents, sont cependant demeurés relativement absents dans le domaine français. Pour combler ce manque, Jean-Marc Moura présente de façon synthétique et critique les différents travaux qui ont été conduits sur la notion de littérature mondiale dans La Totalité littéraire. Théorie et enjeux de la littérature mondiale. En montrant les avantages et les limites de chacune des approches, il souligne les principaux enjeux de cet objet d’étude et les renouvellements méthodologiques qu’il suppose pour sonder la diversité des littératures et pour lutter contre la marginalisation de certaines d’entre elles. L’auteur est lui-même conscient du fait qu’il ne peut « prétendre au recensement exact de l’ensemble des domaines avec un traitement équitable des langues et des littératures », du fait de l’expansion inégale de ce champ de recherche dans les différentes régions du monde et de la variété des canons auxquels s’intéresse le comparatiste (p. 17). L’aspect nécessairement « expérimental » (p. 17) de cet ouvrage est directement lié à son objet d’étude : « parler de la littérature mondiale », écrit Jean-Marc Moura, « ce n’est pas construire une théorie de la signification unique de la littérature, mais proposer une description de l’agencement de conceptions multiples » (p. 18). Les difficultés de traduction posées par la notion de Weltliteratur, que Goethe forge dans une perspective humaniste sans jamais la définir, rendent bien compte de son impossible restriction : faut-il parler de littérature « mondiale » ou « globale » (p. 47), de « république mondiale des lettres », comme l’a proposé Pascale Casanova2, de « littérature-monde (en français) », selon l’expression de Michel Le Bris et de Jean Rouaud3, de « bibliothèque mondiale » comme William Marx4, voire de « littérature générale » comme Étiemble5, ou « universelle » ?
2La portée et le contexte de l’acceptation sont à chaque occasion précisés par Jean-Marc Moura qui utilise parfois les termes dans leur langue originale lorsqu’ils renvoient à des pratiques nationales spécifiques (p. 46). Pour le chercheur, il s’agit ainsi d’« identifier les diverses interprétations de la notion apparues depuis la fin du xxe siècle, les espaces littéraires spécifiques qu’elles construisent et les conditions qui les rendent possibles », en mettant en évidence les défis qu’affronte aujourd’hui toute idée de littérature mondiale. Cinq grandes questions structurent ainsi l’ensemble de l’ouvrage : « Comment se présente le corpus de la littérature mondiale dans sa diversité linguistique et selon quels partages disciplinaires » (chapitre I) ? « Quelles sont les grandes conceptions de la littérature mondiale qui prétendent en rendre compte » (chapitre II) ? « Quels sont les principaux obstacles qu’elles rencontrent et comment les surmontent-elles ou pas » (chapitre III) ? « Quels espace-temps de la mondialité littéraire sont envisagés » (chapitre IV) ? « Quelles perspectives cette histoire polycentrique ouvre-t-elle pour la recherche et l’enseignement » (chapitre V) ? Ce seront également des interrogations qui jalonneront notre propos, pour rendre compte de façon synthétique des axes majeurs développés par l’auteur : comment penser la totalité littéraire ? Comment décentrer la littérature et déjouer les modèles centres / périphéries ? Enfin, comment enseigner la littérature mondiale ?
Une bibliothèque mondiale : comment penser la totalité littéraire ?
3Jean-Marc Moura examine les différentes approches de la totalité littéraire ainsi que leurs présupposés et leurs conséquences théoriques et pratiques. Il revient notamment sur la démarche patrimoniale de l’ONU qui, entre 1948 et 2005, a voulu produire un programme d’œuvres représentatives, en traduisant les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, principalement d’une langue peu parlée dans une langue plus internationale ou bien d’une langue moins répandue dans une autre langue peu répandue. Ce programme est complété par la bibliothèque Numérique Mondiale lancée par l’Unesco et la Bibliothèque du Congrès, ainsi que par plateforme numérique européenne Européana lancée en novembre 2008 par la Commission européenne. En cherchant à constituer une collection de chefs-d’œuvre mise à la disposition du plus grand nombre de lecteurs et de lectrices possible, ces entreprises tendent à fixer la littérature et à « produire un effet musée pétrifiant » qui ne rend pas compte de la « force socialement agissante » de celle-ci et de sa puissance créatrice (p. 53). Pour mettre en évidence ces dynamiques d’échanges qui façonnent la littérature mondiale, il est nécessaire de penser une structure d’ensemble. Deux modèles principaux sont présentés dans l’ouvrage : celui de la « République mondiale des Lettres » de Pascale Casanova6 et celui du « Système monde » défendu par le Collectif de Warwick. Le premier s’inspire de la sociologie de la culture de Pierre Bourdieu pour cartographier l’espace transnational de la littérature mondiale et mettre en évidence une « vision agonistique de la littérature » :
[…] le monde littéraire s’ordonne selon l’opposition entre les grands espaces littéraires nationaux, qui sont aussi les plus anciens c’est-à-dire les plus dotés (français, anglais, allemand, russe) et les espaces littéraires les plus récemment apparus et peu dotés (p. 68).
4Les principales limites de cette pensée, avancées par Jean-Marc Moura, tiennent à la centralité donnée au champ littéraire français et à l’extension même de la « notion de champ littéraire » sur le plan international, alors que de nombreux espaces littéraires ne sont pas unifiés. Ce type d’approche est également peu propice à une étude textuelle « de près » des œuvres et néglige la question des genres littéraires en se limitant à la littérature dramatique et à la poésie.
5Le Warwick Research Collective (2007) s’intéresse, quant à lui, « aux implications littéraires et culturelles de la théorie du développement inégal et combiné élaborée par Friedrich Engels puis par Lénine et Trotski au début du xxe siècle » pour montrer les liens entre littérature mondiale et système monde capitaliste moderne (p. 74). Une telle conception s’en tient cependant à la littérature produite depuis la fin du xviiie siècle et traite avant tout du genre romanesque. Elle conduit aussi, selon Jean-Marc Moura, à « réviser l’histoire du modernisme en la dépouillant de son européocentrisme » (p. 75). De façon générale, ces recherches d’une structure d’ensemble opèrent « une réduction de l’empan d’une notion totalisante comme “littérature mondiale” » (p. 81), qui tend à transformer l’étude littéraire en la recherche d’une « thèse », « une vision de l’histoire et des relations internationales illustrée par les œuvres » (p. 82). Ce faisant, elles renoncent à une étude de la pluralité des styles, des thèmes et des orientations esthétiques d’un immense ensemble.
6Une autre approche de la littérature mondiale, explorée par Jean-Marc Moura, est celle qui traite d’une production littéraire apparaissant aux alentours des années 1980, au moment de la formation d’un marché de l’édition et de l’émergence d’œuvres novatrices qui prennent acte de la mondialisation. La recherche d’une fiction mondialisée est visible dans l’ambition de certains écrivains et écrivaines à inventer un « roman-monde » (global novel ou world fiction, p. 87‑88) dans lequel s’établit un dialogue cosmopolite et plurilingue7. Ces créations littéraires font ainsi advenir une « Nouvelle Littérature Mondiale » faisant le lien entre plusieurs réseaux culturels (p. 92‑93).
7Quelle que soit l’approche adoptée, la littérature mondiale vise à construire des plans d’équivalence, permettant de surmonter les nombreuses difficultés qu’implique un corpus aussi gigantesque et diversifié. Toutefois, ces efforts de synthèse ne doivent pas faire oublier la spécificité des cadres conceptuels et cognitifs des aires géographiques et culturelles étudiées. L’« écologie de la littérature mondiale », définie par Alexander Beecroft8, est selon Jean-Marc Moura une réponse possible à cette double exigence : celle-ci examine les interactions entre les différentes formes littéraires à travers le temps et l’espace et s’attache aux relations entre la littérature (ou l’art verbal) et son environnement9, à l’histoire des rencontres entre narration et écriture, en portant une attention particulière à la variété des « paysages ontologiques » (p. 111‑114).
Une théorie littéraire décentrée : comment déjouer le modèle centre-périphérie ?
8Aussi différentes soient-elles10, ces approches de la littérature mondiale se rejoignent, en principe, par leur refus de l’européocentrisme et par la remise en cause du modèle centre(s)-périphérie(s), au cœur des études postcoloniales11. Dans son ouvrage, Jean-Marc Moura revient à plusieurs reprises sur l’importance du décentrement pour bousculer les catégories analytiques ou les types d’étude liés à la société d’origine des chercheurs et chercheuses, et pour cesser d’envisager les littératures en termes uniquement européens ou à partir de leurs relations avec l’Europe ou avec l’Occident (p. 18). Il s’intéresse notamment au « poids des langues » (p. 22), d’écriture et de traductions, qui participent à cette organisation entre centre(s) et périphérie(s) :
Pour une œuvre littéraire, il existe donc des langues mondialisantes (hyper- et supercentrales) – la littérature écrite dans ces langues s’exporte vers les autres domaines linguistiques via la traduction – et des langues régionalisées, prises dans un système d’échange inégal dont il est difficile de s’affranchir – la littérature écrite dans ces dernières importe principalement des œuvres venues des domaines linguistiques dominants et s’exporte peu. (p. 33‑34)
9La traduction est ainsi révélatrice des inégalités mondiales, des asymétries qui ont structuré les relations internationales depuis des siècles12.
10Étudier la fabrique de l’altérité dans la littérature est également une manière de repenser le rapport centre(s)-périphérie(s), en montrant les jeux de regard croisés par lesquels se construisent l’ailleurs et l’étranger. Jean-Marc Moura revient sur l’importance de l’imagologie, soit l’étude de « la construction de l’étranger dans et par la littérature » (p. 186). Qu’ils s’agissent de récits de voyage ou d’ouvrages de fiction, ces écrits façonnent et fixent des images de ce qu’une communauté tient pour extérieur (p. 186‑187). Or, dans une perspective mondiale, il faudrait, selon le chercheur, confronter ces récits composés par des auteurs et autrices occidentaux à des écritures qui font intervenir des chronologies et des procédures différentes, « s’attachant par exemple aux relations nées des circulations empruntant la route de la soie […] ou des navigations entre Afrique orientale, golfe Persique et l’Inde à travers l’océan Indien » (p. 193)13. Ce déplacement du regard est également nécessaire pour envisager à nouveaux frais la notion d’« exotisme », définie par le chercheur comme « la totalité de la dette contractée par les artistes d’une culture à l’égard des autres cultures » (p. 195). Jean-Marc Moura rappelle par exemple la façon dont l’Europe puis l’Occident sont devenus des thèmes d’investigation puis de littérature pour l’Inde ou la Chine.
11Les dynamiques de circulations et d’échanges constituent le sujet même de deux types d’études contemporaines, citées par Jean-Marc Moura : les études maritimes (Ocean studies), qui s’intéressent aux romans d’aventures en mer comme aux circulations littéraires intercontinentales (p. 145)14, et celles des archipels littéraires internationaux qu’on appelle les « phonies » et qui se rapportent à des ensembles linguistiques d’importance variable15. Ces archipels littéraires supranationaux, transculturels et souvent intercontinentaux jouent, selon Jean-Marc Moura, un rôle croissant dans la définition des circulations de la littérature mondiale en « s’affranchissant dans le meilleur des cas des transmissions verticales centre-périphérie » et en s’ordonnant autour d’un modèle normatif « qu’ils modifient, retravaillent et transforment en un répertoire littéraire dynamique » (p. 162). De nouveaux concepts apparaissent plus adaptés à cette réalité mouvante et à certains réseaux transnationaux d’échanges culturels et linguistiques échappant au modèle centre(s)-périphérie(s). Le chercheur donne l’exemple des « œuvres insituables » (p. 198), comme Les Mille et Une Nuits, qui dépassent les frontières des nations, ou des littératures issues de la diaspora, qui forment des espaces littéraires transnationaux au sein des États-nations. La notion de Frontera de Gloria Anzaldua16 rend compte des processus de contamination et de métissage culturels tandis que l’image du corail – cet « hybride superlatif […] qui, tout en étant enraciné, libère la plus grande migration sur terre, celle du plancton » –, développée par Khal Torabully17, permet de penser ces circulations spécifiques, dénuées de centre clair et qui forment « une sorte de microcosme plurilingue et transnational articulé sur une mémoire » (p. 208).
12Le décentrement spatial n’est toutefois pas suffisant pour sortir de ce modèle centre(s)-périphérie(s) : les catégories temporelles doivent elles aussi être repensées en dehors d’un modèle européocentré qui ne peut s’appliquer aux différentes régions du monde18. Dipesh Chakrabarty19 propose la notion d’« hétérotemporalité » afin d’envisager des modernités différentes de la mondialisation capitaliste (p. 170-171). Jean-Marc Moura rappelle aussi l’importance d’une révision de la périodisation lorsqu’il est question d’étudier les contributions féminines à la littérature mondiale :
Par-delà la césure entre période contemporaine et époques passées, une histoire des écrits féminins passerait par la mise en relation des cultures orales et écrites, l’étude approfondie du statut social des femmes qui se sont consacrées à l’écriture, de leurs entraves et des manières de les contourner, des genres qui ont été privilégiés […] (p. 183)20.
13Toutes ces démarches qui conduisent à déplacer et à décentrer le regard, à « réviser » les catégories d’espace et de temps, à souligner les dynamiques de circulations et d’échanges aboutissent à l’émergence d’« une histoire littéraire polycentrique21 ».
Des études littéraires en crise : comment enseigner la littérature mondiale ?
14L’ouvrage de Jean-Marc Moura met en exergue la situation paradoxale à laquelle la littérature mondiale est aujourd’hui confrontée :
C’est au moment d’un déclin de l’importance de la littérature et du recul sensible de la lecture de textes imprimés que se développe l’approche la plus ambitieuse (en termes géopolitique) de l’art littéraire. (p. 210)
15Selon lui, trois canons littéraires (co)existent : « un canon scolaire et universitaire », « un canon éditorial et médiatique international dominé par les littératures anglophones » ; « des canons rassemblant des communautés de lecteurs » (de science-fiction, de fantasy ou de polars) « qui se reconnaissent dans des “œuvres cultes” à l’intérieur et au-delà des espaces nationaux » (p. 212). Pour continuer d’exister, les études littéraires doivent se réinventer, en combinant l’écrit, l’image et l’audio et en accueillant d’autres médias (les bandes-dessinées, les productions audiovisuelles, les jeux vidéo) qui complètent efficacement une lecture « de près ». Un déplacement des études littéraires d’un niveau national vers une échelle internationale et mondiale est également plus susceptible de toucher les étudiants et étudiantes venant de l’étranger, dont le nombre est en augmentation constante en France, et de susciter l’intérêt de nouveaux publics (p. 213). Or, l’introduction d’un enseignement de littérature mondiale dans les cursus scolaires et universitaires ne va pas de soi. Outre ses modalités d’apprentissage (anthologie, choix d’extraits de textes), il pose nécessairement la question du domaine d’expertise des enseignants et enseignantes et de leurs compétences linguistiques. Dès lors, comment enseigner cette littérature mondiale, si nécessaire à la survivance des études littéraires ?
16Les États-Unis ont depuis longtemps intégré à leur enseignement universitaire l’étude de la littérature mondiale, appelée World Literature (p. 54‑63). Jean-Marc Moura revient sur les principales critiques suscitées par cette pratique qui repose sur l’étude d’anthologies de textes issus des quatre coins du monde, traduits en anglais, et qui néglige la singularité des perspectives, le travail sur la langue et les inégalités culturelles22. Il souligne toutefois la pertinence qu’il peut y avoir à étudier des extraits, comme c’est le cas dans les cours de « littératures étrangères » en France, notamment pour deux types de publics étudiants : « ceux qui cherchent à acquérir une culture littéraire générale au sein d’un cursus orienté vers une autre discipline que les lettres et ceux, moins nombreux, qui recherchent une vision d’ensemble du panorama littéraire international avant de se spécialiser dans l’étude de domaines culturels précis » (p. 219). L’étude de traductions impose néanmoins de devoir renoncer à « une lecture de près » qui s’attacherait aux effets littéraires produits par le texte source. L’analyse des œuvres uniquement en langue originale, qui constitue l’un des principes mêmes de la littérature générale et comparée, n’est pas non plus sans conséquences : pour répondre à cette exigence, les chercheurs et chercheuses seront amenés à négliger des littératures extra-occidentales, au risque de retomber dans un certain européocentrisme. C’est pourquoi il est nécessaire, selon Jean-Marc Moura, d’avoir recours à une lecture « ponctuellement distante23 », en analysant certains textes en traduction au sein d’un corpus majoritairement étudié dans ses langues originales (p. 224). La pratique de la traduction, « art méprisé24 », doit elle-même être interrogée et étudiée, notamment à travers l’analyse comparatiste de différentes traductions d’une même œuvre, qui reposent sur des choix linguistiques et culturelles spécifiques25. La traduction peut ainsi être considérée comme une œuvre singulière dégageant les potentialités du texte-source pour donner naissance à de « nouveaux originaux » (p. 225).
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17Dans La totalité littéraire, Jean-Marc Moura guide le lectorat à travers les différents réseaux – spatiaux, temporelles, culturelles, linguistiques – qui façonnent la littérature mondiale, à l’heure où « son étude apparaît plus importante que jamais » (p. 239). Il souligne les nécessaires transformations qui touchent l’examen de la littérature et l’idée même de littérature dans un contexte d’accélération planétaire des échanges tant économiques que culturels. Selon l’auteur, ce domaine de recherche en mouvement peut agir comme un « élément libérateur des routines littéraires et critiques » (p. 233), afin de répondre aux défis posés à la littérature par notre monde contemporain.