Imaginaires de la maison Terre en question : pour une nouvelle littérature engagée
1L’époque contemporaine est celle de l’urgence climatique qui impose la nécessité d’une prise de conscience des enjeux écologiques. Pas un jour ou presque sans images de catastrophes climatiques, d’inondations ou de méga feux tout autour de la planète ; les discours de dirigeants politiques se succèdent sans convaincre. Dans ce contexte anxiogène où s’affrontent résignation, scepticisme et désir de changement, quelle place peut prendre la littérature, quels discours peut-elle développer, quelles formes peut-elle inventer pour parler de l’urgence dans l’extrême contemporain, tout en gardant distance et recul critique ? Comment parler de futurs et d’imaginaires non désirables, où la catastrophe, le chaos, la destruction sont les piliers d’une littérature de l’apocalypse climatique ? Depuis le début du xxie siècle, un champ nouveau, à la fois critique et littéraire, s’est constitué autour de ces enjeux écologiques. Notre temporalité nécessite que l’on se saisisse de ces questions et pose la question de la création littéraire et artistique : quels sont les récits possibles pour traiter de ces objets, trop proches, trop vastes, trop incertains ?
2Ce questionnement est au cœur de l’ouvrage collectif L’Horizon écologique des fictions contemporaines, paru en 2022 aux éditions Droz à Genève et codirigé par Riccardo Barontini, Sara Buekens et Pierre Schoentjes. Ce volume s’inscrit dans la continuité du travail de ces trois chercheurs qui depuis quelques années s’attachent à la question écologique dans la littérature et à l’écopoétique en particulier. Les travaux de Riccardo Barontini, chercheur à l’Université de Gand, portent sur les enjeux de la narrativisation des connaissances scientifiques au sein de fictions environnementales. Docteure en littérature française, Sara Buekens s’intéresse quant à elle aux représentations écopoétiques de l’espace africain. Enfin, Pierre Schoentjes, professeur à l’Université de Gand, étudie la littérature de l’extrême contemporain et ses liens avec la question écologique. Cet ouvrage collectif est le prolongement d’un colloque qui s’est tenu en novembre et décembre 2021 à l’Université de Gand, portant sur « L’imaginaire écologique contemporain : littérature et environnement ». Il s’agissait alors de s’interroger, dans une perspective écopoétique, sur les moyens formels « pour mettre en récit des problématiques environnementales » (p. 16), et de se demander dans quelle mesure les enjeux contemporains écologiques pouvaient trouver un écho dans la littérature, en établissant les bases et les contours d’une nouvelle poétique de la terre au temps contraint de l’urgence climatique. Ces travaux s’inscrivent dans le projet porté et financé par l’université de Gand et intitulé « Littérature, Environnement et Écologie : une approche écopoétique de la fiction contemporaine française, italienne, germanophone » et dont le site Literature.green est l’émanation. Il s’agit au sein de ce projet d’amorcer une démarche collective fédérée autour de l’ambition qui consiste « à examiner comment les fictions contemporaines – romans, nouvelles et récits – mettent en place un nouvel imaginaire destiné à forger de nouveaux liens culturels avec la nature et l’environnement ». Ce volume participe plus généralement au renouvellement des discours littéraires sur l’écopoétique, également visible dans la création de nouveaux collectifs de chercheurs, comme ZoneZadir à la Sorbonne Nouvelle, ou dans l’organisation de colloques et de journées d’études1 portant sur ce sujet. Toutes ces initiatives témoignent de la volonté de la littérature et de l’université de se saisir de ces enjeux contemporains.
L’écopétique, une « manière d’être vivant »
3L’ouvrage collectif partage les mêmes visées que le projet originel et prolonge les réflexions engagées. Il s’agit en effet de dessiner les contours et l’« horizon », d’un imaginaire écologique en se focalisant sur les littératures fictionnelles qui portent en leur cœur des enjeux écologiques et écopoétiques. Comme le remarquent les auteurs dans le propos liminaire (« Mutations écologiques de l’imaginaire littéraire »), la « littérature environnementale » (p. 62) s’impose de plus en plus dans un paysage de l’écrit écologique où dominaient jusque-là les essais, les textes politiques et d’idées. C’est un constat partagé plus loin dans le volume par Alexandre Gefen qui, en retraçant l’évolution et l’ancrage idéologique des « théories écologiques de la littérature », évoque une nouvelle littérature engagée, semblable en termes de portée à celle du xxe siècle. Cette nouvelle littérature s’engage en effet dans une « repolytisation », selon le néologisme d’Alain Damasio, cité par Alexandre Gefen, que l’on peut définir comme la nécessaire prise en compte de la multiplicité du vivant sur lequel les activités humaines ont un impact. La littérature serait alors une « manière d’être vivant », pour gloser le titre de l’essai de Baptiste Morizot2. La gageure est en effet de « combler la césure moderne entre l’homme et son environnement » (p. 62), sans tomber dans certains travers que l’on a pu reprocher à l’écopoétique, comme, par exemple, la tendance romantique à faire de la nature le miroir de l’âme humaine ou un espace où s’illustre un ethnocentrisme qui apparaît comme l’opposé d’une réconciliation peut-être utopique avec la nature. À cet égard, l’article de Michel Collot, « La nature a lieu(x) », affirme, en contrepoint critique, que l’écologie littéraire n’est pas le lieu d’une rupture épistémologique avec une certaine idée du concept de nature : au contraire, le lyrisme moderne est à la fois « égo, éco et géocentré » (p. 34). Deux littératures s’opposent alors au sein des fictions environnementales, une « littérature verte », éloge de la beauté de la nature et une « littérature marron » (p. 10) qui, à l’écart de tout lyrisme, montre, dans une veine apocalyptique parfois, des « paysages toxiques » (p. 10), pollués, détruits par l’activité humaine, dans des textes non dénués de militantisme. Nombre d’imaginaires fictionnels, souvent à caractère dystopique, sont centrés sur la catastrophe, l’exploitation et le déséquilibre : une « littérature verte » (p. 10) élégiaque et lyrique laisserait ainsi la place à cette « littérature marron », le spectre littéraire des couleurs s’assombrissant au fur et à mesure de l’impression d’imminence de la catastrophe.
4En effet, les auteurs notent dans le propos liminaire que la parole littéraire se multiplie, dessinant peut-être les contours d’une nouvelle littérature engagée dont la naissance suppose l’émergence et l’invention de nouvelles formes ou la mobilisation de figures classiques de la rhétorique et du style (comme la métaphore ou la personnification) au service de nouveaux discours et nouveaux objets.
Une nouvelle littérature engagée
5C’est donc l’enjeu de ce livre de poser la question de la place de la fiction dans l’engagement environnemental : devant la profusion de livres fictionnels traitant le sujet, les auteurs envisagent la possibilité d’un effet d’opportunité, face à la tentation de traiter d’un sujet à la mode, sans engagement profond et par pure ambition commerciale. Les auteurs notent en effet une inflation éditoriale d’écrits fictions qui entendent traiter de la question, depuis quelques années. Pourtant, au-delà d’un engagement de façade qui ferait de la littérature le réceptacle d’indignations thématiques ou d’idéologies illustrées, le volume entend questionner, dans une perspective écopoétique, le renouvellement des formes imposé par la place centrale qu’occupe désormais l’écologie dans le « récit du monde ». La littérature fictionnelle en particulier se distingue par sa capacité à « intégr[er] des connaissances venues des disciplines les plus éloignées – de la climatologie à la philosophie, en passant par l’histoire ou l’éthologie – pour leur donner une signification globale et fournir une base argumentative solide aux positions exprimées dans leurs œuvres littéraires » (p. 14). À l’image de romans comme Doggerland d’Elisabeth Filhol, la littérature peut mettre en scène des scientifiques ou narrativiser des discours scientifiques complexes au sein d’une trame romanesque. Son premier roman, déjà, La Centrale, mettait en scène les ouvriers intérimaires employés dans une centrale nucléaire, menacés par la contamination, dont le quotidien est rythmé par des opérations répétitives et d’une grande technicité. C’est donc l’ambition intellectuelle de l’ouvrage de dessiner les contours formels et stylistiques d’un imaginaire écologique en action sous la forme d’un horizon d’espoir et de pensée. Il s’agit en effet de voir comment un champ de pensée conceptuel et philosophique trouve une « résonance » (p. 15) dans la littérature fictionnelle. Les figures de pensée souvent convoquées dans les différentes contributions sont ainsi Bruno Latour, Baptiste Morizot, Catherine et Raphaël Larrère.
6Si l’encadrement conceptuel est fort, les contributions du volume pratiquent une démarche de « lecture serrée des œuvres » (p. 15), pour montrer comment se manifestent au cœur même des écrits de fiction des questionnements et des réflexions traditionnellement réservés aux essais et ouvrages philosophiques. La plupart des études du volume portent sur des romanciers francophones (Elisabeth Filhol, Céline Minard), anglophones (Gary Snyder, Lorine Niedecker, Margaret Atwood) ou encore germanophones (Elfriede Jelinek, Adolf Muschg et Alexander Kluge). Les questionnements posés par ces œuvres sont multiples : comment, par exemple, peut-on rendre compte dans l’écriture littéraire et fictionnelle en particulier de la question des échelles, de la possibilité de saisir intellectuellement un objet trop vaste pour le regard humain ? Est-il possible de créer des formes littéraires sans anthropocentrisme ? Comment rendre manifeste la présence du « non-humain » ? L’enjeu est sans doute ici de montrer que, s’il existe une nouvelle littérature engagée, la dimension littéraire n’est pas subordonnée à une idée qu’elle se contenterait d’exprimer, comme on peut en avoir l’impression lorsque l’on parle de roman à thèse, au contraire : il y a une véritable vitalité formelle qui permet de mettre en scène de nouveaux questionnements. C’est ce que souligne la contribution d’Alexandre Gefen, « Les théories écologiques de la nature : de l’écopoétique à la biocritique », qui montre l’évolution des différentes pensées de l’écologie pour en arriver à la biocritique, laquelle opère une rupture épistémologique en enlevant à l’homme sa distance surplombante et en faisant de la littérature une « médiation sensible à l’écoute des autres vivants » (p. 76).
7L’horizon formel du volume s’inscrit dans une perspective écopoétique pour en montrer la vitalité et les potentialités critiques et artistiques. Si l’écopoétique permet en effet de faire résonner les enjeux écologiques contemporains, elle met au cœur de la réflexion la question de la complexité textuelle pour rendre compte de la complexité du monde à l’heure de l’Anthropocène : quels outils, par exemple, pour « inclure des échelles temporelles et spatiales », au-delà de la seule perception humaine ? Comment quitter dans l’écriture une « perspective anthropocentrique » pour mettre au centre le non-humain et « explorer les relations multiples d’interdépendance », entre les différentes espèces, sans position humaine surplombante, « par-delà nature et culture » ? Un nouvel imaginaire de l’espace se dessine-t-il à la faveur des enjeux écologiques contemporains ? Peut-on, par exemple, continuer à vanter la beauté des espaces sauvages, d’une nature préservée, alors même que se multiplient sur la planète des zones mortes et asphyxiées, des paysages toxiques et brûlés ?
La littérature, pour habiter le monde
8Les vingt contributions entendent constituer un panorama mouvant et interdisciplinaire du champ actuel des recherches en écopoétique. La dimension collective est le corollaire de cette affirmation plus grande de notre appartenance au vivant et de cette interrogation sur la place de la littérature au sein de questionnements habituellement scientifiques, économiques et politiques. L’ouvrage propose ainsi une réelle mise en question du contemporain et interroge notre capacité à écrire (sur) cet objet proche et à prendre de la distance et du recul face à cet « hyperobjet » (Timothy Morton) dont nous sommes entourés : dans un monde où la connaissance devient impossible, comment penser l’anthropocène comme objet défiant toute échelle temporelle et spatiale ? Ces limites nouvelles imposent ainsi de penser les nouveaux possibles de la littérature.
9Pour cela, les vingt études qui composent le volume s’articulent en cinq sections : « Environnements littéraires », « Présence du non-humain », « Imaginaire de l’oïkos », « Bouleversements » et enfin « Engagements ». Le pluriel majoritairement employé dans ces intitulés invite à prendre conscience de la nécessité de renouer avec une dimension collective et à montrer la pluralité des réponses possibles : à l’éclatement de la crise répond la pluralité des possibles et des réponses littéraires, sans univocité de la voix littéraire. L’écho, le « décloisonnement », la « résonance » sont ainsi les maîtres mots de l’ouvrage, par une forme de mimétisme entre le sujet et l’objet. Il s’agit de saisir le contemporain, sans l’ambition de l’embrasser dans sa totalité. De l’environnement à l’engagement, on comprend que l’horizon dont il est question ici est un horizon tout autant spatial que temporel, ainsi qu’un nouveau champ éthique de la littérature. Au sein de cette nouvelle éthique littéraire, la fiction occupe une place centrale.
10La dernière section, « Habiter en écrivaine » vient clôturer ou plutôt ouvrir l’horizon avec un texte inédit de Gisèle Bienne, « Les pouvoirs d’une maison », qui pose la question de l’engagement écologique et écopoétique dans ce que nous avons de plus intime : une maison, l’oïkos, qui, comme la terre, est l’habitat, le refuge, le toit qui nous protège et que nous devons entretenir. Nous retrouvons une fois de plus les liens féconds et profonds entre l’intime et l’extérieur, le dedans et le dehors, et la question de l’échelle, sur le seuil d’une maison d’enfance. Celle-ci n’est pas qu’un lieu, c’est un creuset de temporalités passées et présentes, une intrication indivisible des espaces et des époques, un « temps qui ne passe pas » (p. 318). En repensant à son enfance, en revoyant en esprit des souvenirs rattachés à cette maison d’enfance, Giselle Bienne se penche sur les visions différentes que deux individus peuvent avoir du même lieu : ainsi, les enfants n’ont pas la même appréhension du « sale », car « rien n’est séparable de rien » (p. 321). Il s’agit ici de repenser les éléments dans le lien et non dans la séparation, rejouant dans l’intime des souvenirs l’interdépendance, les interactions dont il est question dans l’ensemble du volume. Si la dimension bachelardienne est évidente ici, l’enjeu est bien un renouvellement des formes et des questionnements au nom d’une nouvelle exigence écopoétique, à l’intersection entre diverses disciplines, dans des « limbes ». Cet effacement des frontières disciplinaires et ce décloisonnement des perspectives n’ont pas pour but d’éclairer l’horizon mais de l’éclaircir. Ce ne sont pas de nouvelles Lumières écopoétiques : l’époque contemporaine ne peut plus tenir pour seul horizon l’idée d’un progrès indépassable.