« Un chaînon qui relie un passé défini, indéfini à un avenir »
1Dans la collection « Études de style », placée par l’éditeur bordelais Le Bord de l’eau sous le signe du travail de Leo Spitzer, Adrien Cavallaro propose une lecture de « Poème à crier dans les ruines », un texte de cent trente-deux vers, l’avant-dernier du recueil d’Aragon, La Grande Gaîté, paru à la Librairie Gallimard en 1929, avec deux dessins d’Yves Tanguy1. Ce volume poétique, demeuré longtemps oublié2, avait récemment reparu aux éditions Hermann, avec une préface de Bernard Vasseur et des dessins de Charles Leval, dit Levalet, à l’occasion d’une exposition consacrée à La Grande Gaîté organisée par La Maison Elsa Triolet-Aragon du 26 mai au 9 septembre 2018, avant d’être repris dans la collection « Poésie », chez Gallimard, avec une préface de Marie-Thérèse Eychart, en 2019. La critique aragonienne avait également longtemps négligé ce recueil comme le rappelait Michel Murat3 : « Quand je me suis intéressé à La Grande Gaîté, il y a quinze ans, je n’ai trouvé devant moi que le livre d’Olivier Barbarant4 ». Dans ce contexte, le travail d’Adrien Cavallaro – maître de conférences en langue et littérature françaises à l’université Grenoble Alpes, spécialiste de la poésie des xixe et xxe siècles5 – est particulièrement bienvenu. De plus, la référence à Spitzer qui guide le principe de la collection peut faire écho aux récents travaux qui permettent de mieux saisir les démarches du stylisticien6. La méthode adoptée par Adrien Cavallaro consiste donc à : « chercher dans les fragments ou extraits tirés des œuvres littéraires, les éléments caractéristiques de ces œuvres », selon les termes de Spitzer, lors d’une conférence prononcée à l’Université d’Istanbul en 1933, lorsqu’il a fui l’Allemagne nazie7. Saisir des dominantes stylistiques implique alors de passer du détail à l’ensemble et de revenir au détail, selon un principe issu de la circularité herméneutique de Friedrich Schleiermacher (1768-1834)8.
Aragon et Nancy Cunard : « une femme très singulière, grande, mince, un roseau pliant9 »
2Les huit sections qui composent l’ouvrage permettent ainsi de saisir, à partir du « Poème à crier dans les ruines », les circonstances de la création et les enjeux d’un recueil « purement surréaliste10 » – composé en 1927‑1928. Je rappellerai que l’auteur d’Une vague de rêves (1924)11 collabore alors régulièrement à La Révolution surréaliste, revue créée en décembre 1924. En décembre 1926, huit surréalistes ont adhéré au PC, ce que font Breton et Aragon le 6 janvier 1927 ; en ce même mois de janvier 1927, Aragon refuse la rétribution qui lui était versée par le couturier Jacques Doucet et se place ainsi dans une situation financière difficile. La position affective d’Aragon dans la période de rédaction du recueil est précisée dans l’ouverture puis reprise au terme du volume que l’on doit à Adrien Cavallaro, dans les sections : « Elle et lui » et « Les yeux de Nane ». En effet, La Grande Gaîté – recueil au titre qu’on a pu dire « antiphrastique » – réunit des poèmes composés pendant la période de la liaison avec Nancy Cunard (1896-1965), une anglaise proche des avant-gardes anglaises et françaises, qui avait déjà fait paraître trois recueils de poèmes12. Aragon l’avait rencontrée en 1925 dans son appartement parisien, situé rue Le Regrattier dans l’île Saint-Louis, aménagé par le décorateur Jean-Michel Frank, un proche de Robert Desnos. Leur liaison, commencée en 1926, s’achève à l’automne 1928, alors que « Nane » quitte Louis, lorsqu’elle rencontre à Venise le pianiste de jazz afro-américain Henry Crowder avec qui elle s’installera à Harlem au printemps 192913. À Venise, Aragon tente de se suicider.
Une écriture surréaliste et sa logique associative
3Si « Poème à crier dans les ruines » s’ouvre sur les deux vers : « Tous deux crachons tous deux / Sur ce que nous avons aimé », l’analyse proposée par Adrien Cavallaro n’en reste pas à ce stimulus premier, d’ordre biographique, qui a pu motiver l’écriture. L’analyse très précise du poème, telle qu’elle est développée au fil des sections est particulièrement attentive au travail rythmique, aux choix syntaxiques et à leurs effets. Ancré dans une grande tradition élégiaque, renouvelée par des contrastes rythmiques tranchés, le texte use d’un phrasé polémique ou rencontre, par exemple, des mentions de films vus récemment, rapprochant ainsi « des réalités plus ou moins éloignées ». Les lectures proposées font place aux nombreux phénomènes d’intertextualité – ou de ce que je proposais d’appeler un phénomène de « revenance textuelle » après les travaux de Jean-François Hamel qui portent sur le régime historique de la modernité14 – pour caractériser le jeu singulier de la référence – implicite ou non – de l’écho, marqué par un double retour : un retour avec écart. Le passé devient ainsi ce qui hante le présent en le complexifiant : les effets de modernité paraissant ancrés dans cette reprise déplacée et reconfigurée. Ainsi, la section initiale de L’Amour en ruine, « Elle et lui », place les éléments informatifs sur les circonstances liées à la production du recueil – la tentative de suicide du jeune Louis Aragon à Venise, à la fin de l’été 1928, lorsque prend fin sa liaison avec Nancy – sous l’égide du « drame de Venise » où se scelle la rupture entre Sand et Musset en 1834. De même, les noms propres convoqués dans le poème : celui de la ville de Foligno (« Poème à crier dans les ruines », v. 8) comme la mention du nom de « Mazeppa » (v. 34) sont saisis dans leurs échos littéraires, qu’il s’agisse des visions de sainte Angèle ou des poèmes de Byron et d’Hugo. L’analyse précise et argumentée permet alors d’entendre dans le nom de Mazeppa mis en contexte dans le poème, « une figure de supplication dynamique, avatar d’un voyage subi », qui « tient à la fois de la métaphore intime et de la cristallisation d’une disposition particulièrement subtile des images » (p. 38). Le travail accompli permet également d’« envisager certains facteurs de continuité dans l’œuvre d’Aragon » (p. 93), trop souvent saisie en termes de rupture plutôt que de permanence15.
Continuités aragoniennes
4Adrien Cavallaro manifeste une remarquable connaissance de la production aragonienne dans son entier, qu’il s’agisse des recueils poétiques ou des romans, des textes factuels comme des entretiens. Pour exemple, le critique met en évidence deux modalités de la valse, la seconde étant « la persistance rythmique du lamento, comme il y a des effets de persistance rétienne : sous les apparences d’un privilège accordé à la discontinuité, au désordre syncopé, le poème travaille en réalité des cellules rythmiques d’une grande cohérence » (p. 101‑102). L’« air de valse » présent à l’ouverture de « Poème à crier dans les ruines » (v. 5) est alors saisi dans sa résonance avec des poésies plus tardives appartenant aux recueils Hourra l’Oural (1934), Le Crève-cœur (1941) ou avec le poème « Elsa-valse » qui figure dans Les Yeux d’Elsa (1942). La présence du motif, dans Les Beaux Quartiers ou Les Voyageurs de l’impériale, est également soulignée, ce qui permet alors de faire de la valse ce qui « définit un tempo de la confidence amoureuse et fait office, dans les romans du Monde réel notamment, de signal dramatique » (p. 88). L’exploration attentive des jeux de variations, de configuration et reconfigurations, relevant d’une génétique éditoriale est à souligner. Ainsi Adrien Cavallaro prête attention à la première édition d’un texte du recueil La Grande Gaîté, le poème « Voyage », réalisée par Aragon en 1928 sur la presse à bras installée par Nancy Cunard dans sa maison de La Chapelle-Réanville. Cette plaquette est une des premières productions de la maison d’édition qu’elle crée alors : The Hours Press. Le mérite d’Adrien Cavallaro doit être souligné : alors intitulée Voyageur et tirée à vingt-cinq exemplaires, cette première édition d’un texte sur le motif des voyages – nombreux accomplis par Aragon avec Nancy en Europe16 – ensuite développé en un micro cycle de trois textes dans La Grande Gaîté, ne figure dans aucune bibliothèque française et seulement en photocopie aux fonds de la BNF17. Le travail est également attentif aux reconfigurations éditoriales que sont les Œuvres romanesques croisées (1964-1974) ou L’Œuvre poétique (1974-1981) où sont insérés des péritextes qui livrent des circonstances d’écriture. Précisément pour La Grande Gaîté, « J’appelle poésie cet envers du temps » qui ouvre le tome IV, qui porte sur les années 1927-1929. Les éléments qui ont pu guider les choix poétiques, revus à la lumière des années soixante et soixante-dix, sont mobilisés. On peut par exemple mentionner le recours à un texte de 1968 – Aragon parle avec Dominique Arban18 – qui permet à Adrien Cavallaro de développer, selon une formule aragonienne, l’idée de la présence d’un « ton traduction » dans le poème, afin de saisir, une « opération globale de démembrement syntaxique et de juxtaposition des groupes […] contrebalancée par des jeux d’ellipses, narratives ou discursives » (p. 64). Le rapport à la traduction juxtalinéaire, associé aux désordres d’un langage marqué par un haut degré émotionnel, permet une analyse détaillée particulièrement efficace. Le recours au regard rétrospectif d’Aragon sur ce recueil poétique paraît donc particulièrement productif pour saisir les enjeux et la singularité de l’écriture. Un argument de supplément vient valider les propositions critiques faites par Adrien Cavallaro à propos de ce « ton traduction » présent dans le recueil : Aragon est effectivement devenu traducteur auprès de Nancy Cunard dans la période de production de La Grande Gaîté en imprimant sur les presses de la Chapelle Réanville, la première traduction française de La Chasse au Snark de Lewis Carroll qu’il vient d’écrire19. De plus, il développera effectivement, dès 1931, son point de vue sur les travaux de traduction, en particulier dans un article sur Lewis Carroll20, refusant les « belles infidèles » ainsi que toute domestication du texte étranger, se situant alors dans les débats du temps, aux côtés de Leo Spitzer21, de Walter Benjamin22 ou d’Édouard Pichon23.
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5On voit que dans ce petit livre d’Adrien Cavallaro s’accomplit un magnifique travail critique. Remarquablement documentée, son écriture donne à voir la poésie à l’œuvre dans « Poème à crier dans les ruines », elle invite à lire et relire le recueil La Grande Gaîté, en donnant toute la mesure des résonances qui hantent la voix aragonienne et font sa singularité.