Quelle(s) vérité(s) pour le roman de Proust ? Edward Bizub à contre-pied
1Du roman de Marcel Proust, chacun connait l’épisode de la madeleine, l’extase sensorielle du héros face à son passé retrouvé autorisant en même temps, par un habile jeu de structure, la transition entre la première et la deuxième partie de « Combray ». À l’autre extrémité d’À la recherche du temps perdu, soit plus de 3000 pages plus loin (dans l’édition de la Pléiade1), les autres phénomènes de mémoire semblent parfois faire pâle figure : bruit d’une cuiller contre une assiette, sensation du degré de raideur d’une serviette, impression de déséquilibre sur des pavés mal équarris ; les moments d’épiphanie du Temps retrouvé peinent à rivaliser dans l’esprit de nombre de lecteurs avec la pâtisserie ronde et dodue si souvent associée au nom de Proust. À tort, selon Edward Bizub, qui dans Faux pas sur les pavés, Proust controversé2 vise à déplacer le foyer de la signification de la Recherche de la madeleine à la scène des pavés, c’est-à-dire de la bouche de Marcel à ses pieds.
2Original, stimulant et volontiers provocateur, l’essai d’Edward Bizub est un ouvrage à thèse assumant une forte orientation positiviste. L’œuvre de Proust s’érigerait sur un « socle théorique » (p. 39) dont le romancier aurait eu conscience tôt. Il existerait dans la Recherche un message dissimulé, garant du « véritable contenu du roman » (p. 38), « pierre angulaire » (p. 41) ou encore « clé de voûte » (p. 41) de l’ensemble de l’édifice. On voit d’emblée ce qu’a d’entraînante la démarche d’Edward Bizub : pour caché qu’il soit, le message existe bel et bien. Il faut donc enquêter et rassembler les indices afin de le décrypter. Voilà légitimée la tâche du critique, qui double la figure d’un Proust en quête d’une vérité d’une méticuleuse recherche de la vérité du roman et de la vie de son auteur – la notion de vérité étant pour Bizub rarement plurielle.
3L’essai de Bizub s’apparente ainsi à une quête des origines. Il s’agit d’une méthode déjà éprouvée par le critique, puisqu’un premier livre portait sur la pratique de traduction de Proust de l’œuvre de John Ruskin3, tandis qu’un second avait pour objet la cure faite par Proust auprès du docteur Paul Sollier4. Faux pas sur les pavés reprend les acquis des études précédentes pour mieux les redéployer à l’intérieur de la scène où le héros trébuche sur les pavés de la cour de Guermantes, à la fois apothéose de l’œuvre et moment révélateur d’une vérité dissimulée.
4Quelle est cette vérité que la scène des pavés du Temps retrouvé révèlerait ? Il n’y a pas de principe auquel Edward Bizub soit plus attaché que celui d’un Proust dogmatique, obéissant à un « diktat moral » (p. 39) qu’il se serait lui-même fixé. Le dogme proustien s’articulerait autour des points suivants :
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Une recherche sur l’inconscient et la nature multiple du moi, fortement ancrée dans le discours philosophique et médical préfreudien de l’époque (Taine, Ribot, Sollier).
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Un parti pris anti-intellectuel lié aux sensations et impressions corporelles, garant de la mémoire involontaire.
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Un pacte entre le héros et le Ciel, dotant d’une dimension religieuse l’accès à la vocation d’écrivain.
5Pour Edward Bizub, la scène du faux pas sur les pavés rassemble chacun de ces aspects et ouvre ainsi la voie à la magistrale dissertation esthétique et philosophique du Temps retrouvé. Il écrit en effet : « Marcel devient écrivain en trébuchant sur les pavés, pavés qui se métamorphosent en dalles du baptistère et qui ressuscitent, comme par enchantement, Venise, entrevue comme une “autre Delphes” dont est issu l’oracle qui va sceller son chemin. » (p. 23) La thèse centrale de l’essai réapparaît ainsi tout au long de l’ouvrage : « Dans la Recherche, le moment inaugural de l’écriture arrive lorsque l’autre moi, caché dans les profondeurs du corps, parvient à faire surface pour venir un bref instant à la lumière. » (p. 175) On comprend dès lors que l’une des interrogations qui parcourent l’ouvrage soit celle de la valeur à attribuer au corps dans la découverte de la vérité chez Proust, interrogation que le critique emprunte à Françoise Leriche, qui dans un article de 2004 écrit : « Quelle “vérité de l’art” des impressions sensori-motrices peuvent-elles fonder5 ? »
6La première partie de l’ouvrage, « Alpha et oméga » (p. 31‑162), pose les bases de ce que serait le dogme proustien. En guise de soutien à la thèse de la dimension religieuse de l’œuvre de Proust, Samuel Beckett est convoqué : « L’esthétique de Proust serait, selon Beckett, une mystique eucharistique déguisée. » (p. 144) On suit avec intérêt cette enquête sur les lectures proustiennes de Beckett, avec en toile de fond la figure de René Descartes ainsi qu’un ouvrage d’Arnaud Dandieu paru en 19306, que Beckett aurait en partie plagié. L’acte de foi auquel le romancier se livre dans le Temps retrouvé serait la raison pour laquelle Beckett aurait pris ses distances avec l’œuvre de Proust7. Sont également étudiées dans cette première partie les réactions de plusieurs des contemporains de Proust, qui en 1923 rendent hommage à l’écrivain récemment décédé8. Edward Bizub montre que leur vision de l’œuvre ne pouvait qu’être lacunaire, puisque le dernier volume de la Recherche, vecteur du « véritable message » (p. 137) du romancier, ne paraîtra que quatre ans plus tard.
7Dans cette première partie, la conception qu’Edward Bizub a du roman de Marcel Proust est claire et rigoureusement argumentée. Elle peut néanmoins prêter à plusieurs réserves. Ce que le critique appelle le dogme de Proust semble parfois être le sien. Son ton péremptoire et l’effet de scientificité de l’ouvrage tendent à dissimuler que des sélections à l’intérieur du corpus proustien ont immanquablement été faites. On lit par exemple :
« Contrairement à un lieu commun très répandu, Proust n’avait pas mis le style au centre de son esthétique, il y a mis plutôt comme message essentiel la transmission d’une “vérité générale” en insistant sur la nécessaire authenticité de l’écrivain qui devait avoir éprouvé une résurrection poétique provoquée par la mémoire involontaire. » (p. 161)
8La question du style est ainsi évacuée. On sait pourtant que le style est l’un des principaux enjeux de la dissertation esthétique du Temps retrouvé, qui en fait une question non pas de technique mais de vision.
9De façon plus déterminante encore, la lecture que fait Edward Bizub de l’œuvre de Proust témoigne d’un parti pris herméneutique qui ne sera jamais remis en cause, celui d’une lecture « par transparence » (p. 150) aux accents particulièrement spiritualistes. Edward Bizub renvoie à cet égard à une anecdote rapportée par Marcel Plantevignes9. Proust lui aurait adressé le conseil suivant : « Ne vous laissez donc jamais arrêter par les mots et les images que l’on aura tracés pour vous, mais regardez “au travers” ! » (p. 120). Il peut paraître fragile de baser la lecture d’une œuvre sur une anecdote rapportée dans un livre de souvenirs, bien que Plantevignes assure avoir consigné ses conversations avec Proust immédiatement après leurs entrevues. De façon tout à fait intéressante, Edward Bizub fait le lien entre cet encouragement à lire au travers et la poétique de la traduction de l’écrivain, à savoir la nécessité d’un passage à un autre texte qui serait dissimulé.
10Il s’ensuit chez Edward Bizub tout un imaginaire du franchissement, du seuil, mais aussi du leurre que serait toute représentation : « Il y a toujours quelque chose de caché derrière le voile de la représentation » (p. 120), écrit-il en effet. Ou encore : « Le traducteur traque l’essence, ce que la réalité laisse, comme sur un seuil : un message en caractères cryptographiques qu’il faut déchiffrer pour atteindre le réel. Ce seuil, il faut savoir le franchir. » (p. 123) Le critique semble lire l’anecdote rapportée par Plantevignes de cette manière : ce qui est donné n’est rien, ou presque. Il faut le passage à une réalité supérieure pour que le sens puisse finalement advenir. Il n’y a donc pas transition mais saut, sans solution de continuité. Dès lors, le récit des erreurs, qui constitue la majeure partie de l’œuvre de Proust, se voit hermétiquement séparé de la vérité finalement révélée. Edward Bizub poursuit en effet : « L’apothéose de l’œuvre, le manifeste esthétique et philosophique déclenché par les pavés, va effectivement annuler la vision proposée par les données du récit antérieur et donc par les perceptions de Marcel avant la révélation. » (p. 133) Il reviendrait à la scène des pavés d’opérer ce basculement entre une vie absente à elle-même et la révélation d’une vocation qui insufflerait soudainement du sens là où il était désespérément absent.
11Une autre lecture est possible cependant. On peut objecter à cette conception spiritualiste de la signification que la notion de transparence n’est jamais, chez Proust, séparée de l’univers matériel et sensible. Il faut pour cela se plonger dans les volumes qui précèdent le Temps retrouvé, ce qu’Edward Bizub fait assez peu. On pense à la bille que Gilberte offre au héros, qui « avait la transparence et le fondu de la vie » (I, p. 395) ou encore à cette gelée de bœuf qui est l’une des images que le narrateur utilise pour désigner son idéal romanesque (II, p. 449 ; IV, p. 612). Il ne s’agit dans les deux cas pas d’une transparence pure ou idéale, mais d’une translucidité qui joue du rapport entre transparence et obstacle. À l’intérieur de cet autre régime herméneutique, lire par transparence ou au travers revient à lire en prenant compte des résistances qui s’offrent au lecteur. C’est reconnaître que les critères de la « bonne » lecture proviennent de ces résistances, et qu’elles ne peuvent être liquidées par un regard qui viserait une transparence dématérialisée, ayant reçu du Ciel la clé de lecture adéquate. À la page 344 de son essai, Edward Bizub revient d’ailleurs sur cette anecdote, pour s’étonner cette fois que d’autres énoncés de Proust paraissent « contredire le précepte de “transparence” qu’il avait préconisé auprès de Marcel Plantevignes » (p. 344). Mais il n’y a contradiction que du point de vue d’une conception spiritualiste de la transparence. Cet instant de doute aurait pu encourager l’essayiste à lester d’un certaine dose de matière l’idée qu’il se fait de la transparence proustienne, et plus encore de l’esthétique d’À la recherche du temps perdu.
12Mais c’est justement de cette lecture qu’Edward Bizub ne veut pas. Il se montre en cela d’une grande cohérence vis-à-vis du système qu’il défend. En revanche, on peut lui reprocher une conception de l’esthétique proustienne aux allures trop directe, à la fois trop positiviste et trop spiritualiste, bref, trop dogmatique. En somme, avec une conception du sens faisant la part belle aux résistances de la matière, nous aurions une lecture profane de l’œuvre de Proust, d’orientation plutôt phénoménologique, qui met l’accent sur le rapport dialectique entre vérité et erreurs. Avec une révélation venue d’une illumination du Ciel, marquant la rupture radicale entre vérité et erreurs, nous aurions un Proust qui fait de la foi le dernier mot de son roman. Il semble que dans son essai, Edward Bizub donne tout à la deuxième proposition en accusant la première de falsification, sans véritablement entrer dans les raisons de celle-ci.
13Pourtant, la confrontation avec certaines des figures majeures de la critique proustienne a bien lieu. Le titre de la deuxième partie le dit assez : « Du chant des sirènes au banc des accusés » (p. 163-289). Sont ainsi parcourues un demi-siècle de lectures critiques de l’œuvre de Proust, chacune évaluée en fonction de sa capacité à rendre compte du dogme contenu dans la scène des pavés. Certains, comme Maurice Blanchot, reçoivent globalement l’assentiment du critique. On lit en effet :
Ainsi, en un demi-siècle, l’interprétation des pavés a radicalement changé. Pour Blanchot, c’est la scène de l’avènement de l’inspiration littéraire, celui qui a permis à Proust d’écrire, et dont découle la Recherche. Maintenant, ces mêmes pavés semblent recouverts d’une couche de poussière et de mises en garde critiques empêchant quiconque d’y trébucher. (p. 232)
14On le comprend, c’est à l’encontre du maintenant des commentaires de Proust qu’Edward Bizub va formuler ses critiques. Le ton est rapidement donné : accusation de mauvaise foi, de révisionnisme, de partis pris idéologiques. On lit par exemple :
Je soupçonne par ailleurs que chacun à sa manière souhaite, grâce à son analyse, non seulement faire une exégèse afin de faciliter la lecture de l’œuvre en aplanissant ses difficultés mais également, en projetant sa propre idéologie sur la Recherche, “sauver” le roman de ses incohérences, ou de celles de Proust lui-même. (p. 176)
15Aux lectures phénoménologiques de la Recherche, Bizub reproche de tout donner au corps sensible. À l’inverse, Deleuze méconnaîtrait la nature incarnée des signes. En d’autres termes, pour l’auteur de Faux pas sur les pavés, « [l]a confusion de la critique découle de son incapacité à comprendre l’incarnation au centre du dogme de Proust » (p. 190), le terme d’« incarnation » comportant sous la plume d’Edward Bizub la dimension religieuse remarquée plus haut. Suivons encore Edward Bizub, qui écrit :
Depuis une trentaine d’années, un grand nombre de commentateurs ont montré une gêne certaine face à la révélation du Temps retrouvé. La plupart d’entre eux ne considèrent aucunement le manifeste du dernier tome du roman comme une vérité objective. Ils rejettent son caractère religieux (la conclusion “croyante”) et sa vision teintée de platonisme, voire d’un romantisme de mauvais aloi. (p. 188)
16L’auteur de Faux pas sur les pavés accuse ainsi une large partie des commentateurs de méconnaître le projet originel du romancier, sans lequel l’édifice du roman s’effondrerait. Chaque critique, à sa façon, négocierait avec une maladresse teintée de mauvaise foi le dogme proustien : « Il est intéressant de constater que ce que Descombes considère comme un égarement, Anne Henry comme du kitsch et Compagnon comme un mensonge, Chaudier le “traduit” en ironie. » (p. 224) Ainsi, Edward Bizub se fait tout au long de son essai le garant de la vérité proustienne. Il semble presque parfois se poser en lecteur élu de Proust, de la même façon que Proust se disait l’élu de Ruskin – ce qu’Edward Bizub a justement montré dans son premier livre La Venise intérieure. « Je ne prétends pas savoir l’anglais, je prétends savoir Ruskin10 », aurait en effet proclamé Proust. De façon symétrique, Edward Bizub entend remonter à l’origine du projet proustien, en lisant le roman par transparence, convaincu que la vérité se trouve dans un au-delà que le roman en lui-même ne permet pas de saisir, et sur le chemin de laquelle des générations de commentateurs se seraient égarés.
17En dépit d’analyses méticuleuses et des plus instructives, qui dressent un panorama éclairant de la critique de ces dernières décennies, l’impression qu’Edward Bizub se montre un lecteur éminemment dogmatique perdure. Il expose avec clarté et précision la façon dont un grand nombre de critiques littéraires fait le choix de dévaloriser les pages les plus spéculatives du Temps retrouvé au profit des volumes précédents. Pour autant, il n’est pas certain qu’en revalorisant ces mêmes pages du Temps retrouvé, ainsi que plusieurs déclarations de Proust en dehors de son roman (lettres, interviews), Edward Bizub ne finisse pas par perdre de vue le reste de l’œuvre du romancier. La situation que le critique ne cesse de déplorer tout au long de son ouvrage se verrait ainsi inversée plutôt que déconstruite de l’intérieur. La gêne perdurerait, mais planerait désormais au-dessus de ce qui, pour nombre de lecteurs, constitue en propre l’œuvre de Marcel Proust : l’intervalle de plusieurs milliers de pages entre la madeleine de Du côté de chez Swann et les pavés du Temps retrouvé. C’est le risque d’une lecture par transparence que de passer trop rapidement outre les formes matérielles et sensibles du roman, convaincue que la vérité se trouve au travers.
18En clôture à la seconde partie de l’ouvrage, Edward Bizub semble momentanément quitter de vue la scène des pavés pour se pencher sur les thèmes de l’homosexualité et de la judaïté dans l’œuvre de Proust (p. 235‑289). Selon la même méthode éprouvée jusqu’ici, il montre qu’un certain malaise perdure au sein de la critique au sujet du réquisitoire auquel se livre le romancier à l’encontre de l’inversion masculine, dont Edward Bizub trouve des traces jusqu’au Carnet de 1908. Mais la scène des pavés fait rapidement son retour à l’intérieur de l’argumentation : « Il se pourrait qu’il y ait un lien caché, et délibérément caché entre, d’une part, la question de la sexualité omniprésente dans le roman, et, d’autre part, l’achoppement de Marcel – et de la critique – sur les pavés. » (p. 240) Homosexualité et judéïté seraient à relier aux recherches du romancier sur l’inconscient et l’idée d’un autre moi, selon le même principe d’alternance que l’essayiste affectionne : dissimulation d’une part, révélation de l’autre.
19La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Lacunes » (p. 291-371), comporte trois sections, peut-être les plus marquantes. La première s’attaque à l’une des tendances historiques de la critique proustienne, à savoir la comparaison avec Freud. Edward Bizub affirme que Freud a bien lu Du côté de chez Swann, et que son jugement fut sans appel : « Je ne crois pas que l’œuvre de Proust puisse être durable. Et ce style ! il veut toujours aller vers les profondeurs et ne termine jamais ses phrases… » (p. 302). Edward Bizub comprend ce rejet de la part de Freud par une conceptualisation différente de l’inconscient entre l’auteur de la Recherche et le père de la psychanalyse. Lisant les premières pages de Du côté de chez Swann, Freud y aurait reconnu la méthode de son rival Paul Sollier, auteur du Problème de la mémoire (1900) chez qui Proust a suivi une cure en 1905 à Boulogne sur Seine. Proust et Freud partageraient une connaissance fine de l’ouvrage de Paul Sollier. La Recherche serait ainsi largement tributaire de Paul Sollier dans le rapport que ce dernier établit entre la présence d’un autre moi et les sensations corporelles. De quoi courroucer Freud, qui cherchait pour sa part, explique Edward Bizub, à libérer l’inconscient de l’emprise de la physiologie. C’est ainsi l’occasion pour l’essayiste de réaffirmer l’ancrage de Proust au sein de la psychologie expérimentale préfreudienne, ancrage central à l’édifice du romancier.
20Remontant toujours plus en profondeur sous les couches textuelles des révélations du Temps retrouvé, Edward Bizub fait intervenir dans une deuxième section la figure de John Ruskin. Il montre les jeux de camouflage auxquels s’adonne le romancier, qui efface volontairement la référence à l’écrivain anglais, alors que celui-ci demeure l’intercesseur essentiel avec le baptistère de Saint Marc, auquel est renvoyé le héros au moment de son faux pas dans la cour des Guermantes. Grâce à une enquête stimulante où l’approche positiviste d’Edward Bizub témoigne de son efficacité, on découvre comment François le Champi de George Sand, dont on sait l’importance dans la révélation du héros, dissimule en un « jeu de passe-passe » (p. 367) typiquement proustien St. Mark’s Rest de John Ruskin.
21Enfin, à la construction succède la démolition, celle d’un Proust qui aurait in fine renié le dogme au fondement de son œuvre. C’est en tout cas, relate Edward Bizub, les conclusions auxquelles sont récemment parvenues plusieurs études génétiques. Depuis le coup d’envoi lancé par Nathalie Mauriac et Étienne Wolff suite à la publication en 1987 d’une version radicalement différente d’Albertine disparue, les avis divergent. Mauriac affirme que Proust aurait voulu modifier drastiquement la fin de son roman : pas de résurrection de Venise, pas de découverte de la « vraie vie » par le héros. Exit, donc, le baptistère de Saint Marc et la scène des pavés du Temps retrouvé. D’autres éditions assumant de corriger les versions antérieures ont depuis paru, comme celle de Jean Milly en 200311, ou de Luc Fraisse en 201712.
22Il n’est pas toujours évident de cerner, dans cette dernière section de l’ouvrage, où se situe Edward Bizub à l’intérieur des débats sur les différentes fins possibles de la Recherche. Alors que l’idée d’un Proust qui aurait finalement décidé de supprimer de son œuvre la résurrection de Venise et la scène des pavés semble ruiner la thèse centrale de l’ouvrage, l’essayiste ne paraît pas totalement hostile vis-à-vis de ces alternatives qui engagent à chaque fois, remarque-t-il, des choix éditoriaux majeurs. Bizub renvoie ces ambivalences à Proust lui-même, qui dans son roman aurait « joué d’une vision binaire » (p. 430), oscillant pour l’essentiel entre la dimension religieuse et laïque de son roman.
23Néanmoins, le critique semble malgré tout emprunté. Dans un esprit d’ouverture, il donne à penser que chacun est libre de sélectionner la fin qui lui conviendra le mieux. Mais il ne peut s’empêcher de suggérer derrière ces choix une certaine forme de manipulation ou de falsification : « Sans pouvoir interroger Proust à cet égard, le choix entre les deux options dépendra sans doute d’une décision personnelle, voire idéologique. » (p. 431) C’est cette fois l’essayiste qui doit, pour s’en sortir face à l’éclatement du dogme proustien auquel il tient coûte que coûte, jouer d’un tour de passe-passe. Certes, les choix sont possibles à l’intérieur du roman. Mais ces choix n’atteignent pas, semble-t-il, la thèse qu’Edward Bizub avance tout au long de son ouvrage. Il écrit : « En revanche, la position de ceux qui lisent la version contenant Le Temps retrouvé tout en rejetant le miracle du faux pas sur les pavés est plus problématique, car ils sont acculés à interpréter et même à défendre un texte en lequel ils ne croient pas, qui en fin de compte n’est décidément pas leur “genre”. » (p. 431)
24Il y a là une manière de renvoyer toute discussion autour du roman de Marcel Proust à une série de positionnements subjectifs obéissant à un agenda idéologique dissimulé. En retour, la thèse défendue par Edward Bizub ne témoignerait, elle, d’aucun parti pris, d’aucune décision herméneutique a priori. Ayant lu l’œuvre par transparence, la voix de l’essayiste tirerait sa légitimité d’une inattaquable Vérité. C’est même d’amour dont il est question ! « Peut-on aimer un ouvrage dont la “vérité” nous choque ? » (p. 125), demande en effet Bizub au moment de passer en revue les positions adverses. Le terme n’est pourtant pas propre à clarifier la discussion, pas moins que les anathèmes malicieux envoyés à la figure de ceux qui, comme Swann avec Odette, se rendraient finalement compte que la Recherche ne serait « pas leur genre ». Une réponse à l’ouvrage d’Edward Bizub a d’ailleurs été formulée récemment, de la façon la plus stérile et agressive qui soit : « Pas mon genre, la Recherche ? Vous d’abord ! », semble être l’essentiel du propos13. D’autres, plus mollement, se limitent au résumé élogieux. Ils donnent ainsi l’impression de céder face à un discours qui camoufle ses propres partis pris sous les airs d’une Vérité évidente et naturelle14.
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25Or l’amour, y compris en critique littéraire, se doit d’être interrogé, notamment afin de faire apparaître son caractère situé et irrémédiablement orienté. Loin de pouvoir s’abriter dans un bastion amoureux gardé par la Vérité proustienne, l’essai d’Edward Bizub est le résultat d’une lecture elle-même située et orientée, faite de décisions interprétatives caractéristiques, aussi stimulantes que discutables par endroits. L’essai Faux pas sur les pavés ne surplombe pas les fascinantes ambivalences autour du mouvement de pied du héros à la fin du Temps retrouvé, mais est lui-même partie prenante de ses tensions voire de ses contradictions. L’ouvrage d’Edward Bizub est à replacer dans la continuité des études qu’il combat et s’attache à contredire. Rendre cet ouvrage au vacillement de son argumentation revient ainsi à souligner son importance et sa grande originalité.