Unclaimed Expérience/L’Expérience inappropriable. Une première traduction française d’un des ouvrages fondateurs des trauma studies
1 En 2017, dans Réparer le monde, Alexandre Gefen pointait « le développement accéléré en France ces dernières années de ce que l’on appelle les trauma studies littéraires […] ces “études” culturelles [...] nées aux États-Unis1 ». Malgré ce diagnostic, nourri par l’indéniable récurrence de la question du trauma dans la littérature comme dans les études littéraires françaises, force est de constater que les travaux des trauma studies, issus en grande partie du monde anglophone, restent assez superficiellement connus en France et peu diffusés. C’est ce dont témoigne, il me semble, l’absence de traduction française des livres structurant ce champ d’étude qui s’est peu à peu constitué à partir de la fin des années 1990 et qui depuis lors n’a cessé de croître et de se reconfigurer. Il aura en effet fallu attendre septembre 2023 pour que paraisse aux Éditions Hermann une première traduction d’un des ouvrages à la fois phare et fondateur des trauma studies : Unclaimed Experience : Trauma, Narrative and History de Cathy Caruth – soit L’Expérience inappropriable. Le trauma, le récit et l’histoire – initialement publié en 1996.
2 Dans une écriture dense, le livre présente cinq textes qui théorisent en même temps qu’ils mettent en œuvre un « nouveau mode de lecture et d’écoute » (p. 18) pensé à partir du trauma. Ces textes, pour certains publiés dès 1990 sous forme d’articles, portent sur la pensée psychanalytique, la littérature ou encore la philosophie, tout en montrant une nette préférence pour les zones de rencontre entre ces différents discours et langages.
3 Pour rendre compte de L’Expérience inappropriable il convient de se pencher sur les propositions théoriques et les analyses de Cathy Caruth dans les années 1990 et sur la façon dont elles ont été traduites par Élise Guidoni. Mais cela suppose également de prendre en considération les écarts temporels qui travaillent le texte : liés en premier lieu à la trentaine d’années qui séparent la première publication de la traduction en français et renforcés par le fait que la version publiée chez Hermann comporte une postface de Cathy Caruth ajoutée lors de la réédition américaine d’Unclaimed Experience en 2016.
Après coup
4 À l’occasion des vingt ans de Unclaimed Experience, paraît en effet une nouvelle édition augmentée d’une postface intitulée « Addressing life : the literary voice in the theory of trauma » (« S’adresser à la vie : la voix de la littérature dans la théorie du trauma »). Ce texte semble avoir un double enjeu : jeter un regard rétrospectif sur les vingt années qui viennent de s’écouler et qui ont vu, à la suite de cet ouvrage, se former le champ d’étude à part entière que sont devenues les trauma studies ; répondre aux nombreuses critiques dont les travaux de Cathy Caruth ont été l’objet à partir des années 2000 en revenant sur certaines prises de positions théoriques pour les préciser et les justifier.
« “Read the wound” with the aid of literature2 »
5 Dans cette postface, Cathy Caruth le précise d’emblée : lorsque Unclaimed Experience a été publié en 1996, les trauma studies à proprement parler n’existaient pas et le trauma n’était pas encore devenu une notion si centrale pour les humanités (p. 157). Sans être le premier à s’intéresser au trauma depuis un autre champ que celui de la psychanalyse ou de la psychiatrie, Unclaimed Experience fait partie d’une série de travaux nord-américains, pionniers dans leur manière penser le trauma de façon interdisciplinaire, faisant se rencontrer, par ce biais particulier, la théorie psychanalytique d’un côté, et de l’autre la littérature, la théorie littéraire, l’historiographie ou encore la culture contemporaine. En 1997, dans sa recension de Representing the Holocaust : History, Theory, Trauma (Dominick LaCapra, 1994), Worlds of Hurt : Reading the Literatures of Trauma (Kali Tal, 1996) et Unclaimed Experience, James Berger souligne ce phénomène et le questionne : « D’où vient la nécessité et quel peut être l’apport d’une théorie du trauma aux États-Unis aujourd’hui ? et pourquoi, en particulier, les théoriciens de la littérature et de la culture s'intéressent-ils tant au trauma3 ? » Le premier chapitre de l’ouvrage de Cathy Caruth apporte une piste de réponse à ces questions :
La critique littéraire récente manifeste une inquiétude croissante de ce que les problèmes épistémologiques soulevés par la critique poststructuraliste mènent nécessairement à la paralysie politique autant qu’éthique. La possibilité que la référence soit indirecte, et que par conséquent nous n’ayons pas directement accès à l’histoire des autres, ou même à notre propre histoire, semble suggérer l’impossibilité d’accéder à d’autres cultures, ce qui nous priverait dès lors de tout moyen de prononcer des jugements éthiques et politiques. À cet argument, je voudrais opposer un phénomène qui n’apparaît pas seulement à la lecture de textes littéraires ou philosophiques, mais qui s’impose avec plus d’ampleur au sein des domaines historiques et politiques : l’expérience singulière et paradoxale du traumatisme. […] Je soutiens que la notion de traumatisme nous permet de comprendre que repenser la référence n’a pas pour but d’éliminer l’histoire, mais de la restituer à notre compréhension, c’est-à-dire, de précisément permettre à l’histoire d’advenir là où la compréhension immédiate ne le peux. (p. 19-21)
6Le trauma revêt ici une fonction assez précise. Liée d’emblée et intrinsèquement aux « domaines historiques et politiques » – ceux justement dont la pensée poststructuraliste aurait révélé « l’inaccessibilité » – l’expérience du trauma semble constituer un objet capable d’éviter le risque de « paralysie » éthique et politique encouru par les études littéraires. Cependant, parce que cette expérience est paradoxale, troublant la compréhension immédiate et échappant au langage référentiel, sa saisie engage à ne pas renoncer à l’héritage de la déconstruction ainsi qu’aux modes de lecture et d’interprétation qui y sont liés. Ce double mouvement me semble à l’œuvre dans les conclusions que tire Cathy Caruth de sa lecture du dernier texte de Freud L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939) : « Que l’histoire [history] soit l’histoire d’un traumatisme signifie qu’elle n’est référentielle que précisément dans la mesure où elle n’est pas pleinement perçue quand elle advient, c’est-à-dire, pour l’exprimer un peu différemment, qu’une histoire ne peut être saisie que dans l’inaccessibilité même de son événement » (p. 29). Ainsi, comme le soulignent Lucy Bond et Stef Craps, « la théorie du trauma, telle que développée par Caruth, Felman, Hartman et leur collègue Dori Laub au début des années 1990, peut être comprise comme une tentative de conférer une portée éthique à la déconstruction, en mettant en avant son utilité comme outil critique permettant de penser la relation entre référentialité et violence historique4 ».
7 Cependant, à l’époque, il ne s’agit pas seulement pour Cathy Caruth de convaincre de l’intérêt de la catégorie de trauma pour les études littéraires, l’enjeu est également de mettre en relief la particularité d’une approche « littéraire » du trauma, jusque-là circonscrit « aux champs clinique et neurobiologique et, dans une certaine mesure, aux études consacrées à l’Holocauste » (p. 156). Dans la postface elle précise ainsi que la piste dans laquelle elle s’est engagée au cours des années 1990 visait moins à établir de nouvelles connaissances sur le trauma qu’à offrir un changement de perspective incluant la littérature :
la théorie du traumatisme (particulièrement telle qu’elle est apparue dans mon propre travail […]) ne revendique pas un nouveau savoir mais articule plutôt une sorte de non-savoir au cœur de l’expérience d’une catastrophe, une résistance à l’assimilation conceptuelle, une relation intime entre savoir et non-savoir qui [...] lie étroitement le langage du traumatisme – et les tentatives pour en témoigner – au langage de la littérature. (p. 158-159)
8De ce fait, pour l’auteure, « transmettre » et « théoriser » le trauma, en tant qu’il s’agit d’une expérience « non intégrée » et « différée » (p. 158), ne peut se faire que dans un « langage qui [est] toujours, d’une façon ou d’une autre, littéraire ; un langage qui défie, à l’instant même où il la réclame, notre compréhension » (p. 10).
9 Pour prendre en compte cette dimension particulière des textes – littéraires comme théoriques – Cathy Caruth développe un mode de lecture et d’interprétation qui ne s’attache pas uniquement à « suivre l’argumentation de chaque auteur dans sa référence explicite à l’expérience traumatique » : « L’essentiel de [s]a démarche tient plutôt à tracer dans chacun de ces textes […] l’histoire ou l’itinéraire textuel de mots ou de figures qui resurgissent avec insistance », et desquels émerge « une dimension littéraire qui ne peut être réduite au contenu thématique du texte ou à ce que la théorie encode, et que [sic], au-delà de ce que nous pouvons savoir ou théoriser à son sujet, persiste obstinément à témoigner de quelque blessure oubliée » (p. 10-11). Le départ5, la chute6, la brûlure ou l’éveil7 constituent ainsi des motifs dont Cathy Caruth repère la présence et les résurgences dans les différents textes qu’elle analyse afin de cerner la part traumatique que ces derniers recèlent.
10 Comme l’explique la postface, « depuis le milieu des années 1990, l’étude du traumatisme – sa formulation théorique et son usage comme cadre critique d’interprétation – s’est développée dans une extraordinaire multiplicités de disciplines » (p. 157). Dans ce contexte, l’approche du trauma et la définition qu’en donne Cathy Caruth ont été indéniablement fondateurs, ouvrant la voie à de nombreux travaux sur les rapports entre littérature et trauma (que l’on songe par exemple à Trauma Fiction d’Anne Whitehead publié en 2004). Cependant ils ont aussi été l’objet de critiques, parfois très vives, auxquelles la postface se charge de répondre.
Une réponse aux critiques
11 Dans les années 2000, émerge une première vague de critiques portant sur les implications théoriques du modèle de trauma proposé par Cathy Caruth dans Unclaimed Experience mais aussi dans Trauma : Explorations in Memory (1995). Ruth Leys8, Dominick LaCapra9 ou encore Susannah Radstone10, entre autres, pointent un syncrétisme théorique qu’ils jugent problématique : alors que Cathy Caruth se revendique de la psychanalyse avec une référence récurrente à Freud, ses travaux seraient néanmoins influencés, et largement plus qu’ils ne le laissent penser à première vue, par les approches neurocognitives du trauma qui tendent à s’imposer comme modèle dominant à partir des années 1980. L’inclusion des PTSD (post traumatic stress disorder) dans le manuel de classification des troubles mentaux utilisé en psychiatrie, le DSM11, ainsi que le développement accru des neurosciences ont en effet donné naissance à de nouvelles conceptions du trauma qui ont pris le pas sur les approches psychanalytiques qu’elles rejettent. Ce nouveau paradigme configurerait en profondeur la lecture que fait l’auteure du corpus freudien, et de certaines notions psychanalytiques, ainsi que sa propre conception du trauma. Selon ces critiques Cathy Caruth aurait, d’une part, tendance à envisager le trauma comme la conséquence d’un unique événement objectivement traumatogène – en cohérence avec la nosographie du DSM. D’autre part, en considérant que cet événement inassimilable s’imprime dans la psyché de manière figée mais surtout littérale, restant par là non symbolisable et non représentable, elle adhérerait aux conceptions de Bessel van der Kolk, un psychiatre et neuroscientifique convié à participer à l’ouvrage collectif Trauma: Explorations in Memory.
12 De son côté, Roger Luckhurst, dans The Trauma Question (2008), souligne la façon dont les travaux de Cathy Caruth sont innervés par les idées d’expérience aporétique comme de crise de la représentation, et commence à interroger le rapport aux formes littéraires qui peut en naître. Il pointe le fait que la théorie du trauma développée par Cathy Caruth, et d’autres, a tendance à privilégier les formes littéraires expérimentales et l’esthétique moderniste, considérant celles-ci comme seules aptes à rendre compte de la particularité de l’expérience du trauma. Cet argument sera largement repris par la seconde vague de critique qui se déploie à partir de 2010 et dont certains ouvrages adoptent une perspective postcoloniale.
13 Ces travaux, qui cherchant à renouveler les corpus littéraires étudiés ainsi que leurs modalités d’analyses, prennent frontalement pour cible la dimension occidentalo-centrée de « la théorie “classique” du traumatisme » (p. 159). Dans Postcolonial Witnessing. Trauma Out of Bonds publié en 2013, Stef Craps entreprend ainsi de passer au crible le projet éthique et politique que les premiers travaux des traumas studies s’étaient fixé – projet constitué autour de l’idée que « le traumatisme peut mener à la rencontre d’un(e) autre, à travers la possibilité et la surprise d’entendre la blessure de l’autre » (p. 16) et qu’il peut, « dans une époque catastrophique […] constituer un lien entre les cultures12 ». Il fait le diagnostic suivant qui synthétise la plupart des griefs adressés à la première génération des trauma strudies :
Les textes fondateurs du champ d’étude (y compris les travaux de Caruth) [...] échouent sur au moins quatre points : ils marginalisent ou ignorent les expériences traumatiques des cultures non-occidentales ou minoritaires, ils tendent à prendre pour acquis la validité universelle des conceptions du trauma et de la guérison issues de l'histoire de la modernité occidentale, ils favorisent souvent, voire prescrivent, une esthétique moderniste de la fragmentation et de l'aporie comme la seule apte à témoigner du trauma, et ils ignorent généralement les relations entre les expériences traumatique dans les puissances coloniales et celles des cultures non-occidentales ou minoritaires. En conséquence, plutôt que de promouvoir une solidarité interculturelle, la théorie du trauma prend le risque de concourir à perpétuer précisément les croyances, les pratiques et les structures qui entretiennent les injustices et les inégalités existantes13.
14 La postface rédigée par Cathy Caruth en 2016 entend donc répondre à ces diverses critiques sur lesquelles elle s’attarde plus ou moins longuement : sa défense contre les accusations d’« eurocentrisme » (p. 159) ou contre l’idée que sa conception du trauma repose sur « une perspective individualisante, psychologisante et anhistorique » (p. 165) occupe le plus de place ; celle concernant sa supposée adhésion à une définition événementielle du trauma est condensée en une note de bas de page (p. 167). Le fil conducteur choisi pour cette défense est une relecture minutieuse d’un passage de La Jérusalem délivrée du Tasse racontant l’histoire de Tancrède et Clorinde14. Cet épisode que mobilise Freud dans Au-delà du principe de plaisir (1920) pour illustrer les tendances du psychisme à la répétition, occupe une place très importante dans l’introduction de Unclaimed Experience, ce qui fera couler beaucoup d’encre par la suite comme le montre la postface15. Proposer une nouvelle étude du poème épique semble donc avoir pour objectif de réhabiliter la lecture initiale qu’en a faite Cathy Caruth, en lien avec le texte de Freud, et de lever ce qu’elle considère comme des malentendus voire une profonde mécompréhension de ses propos. Il est intéressant de noter, qu’au moment où commence à être perceptible une « orientation “culturelle” prise par les trauma studies », avec les « démarches historicistes16 » qui y sont liées, c’est principalement sur le terrain de l’analyse de texte (ici très méticuleuse) et de l’histoire littéraire que Cathy Caruth choisit explicitement d’élaborer sa réponse aux critiques17. Cette configuration particulière me semble témoigner d’un certain nombre de tensions et de mutations qui structurent l’histoire récente des trauma studies18.
15 La mention de cet ensemble de travaux critiques dans la postface nous renseigne sur deux choses. D’une part, la vingtaine d’ouvrages et d’articles évoqués – et qui sont loin de constituer une liste exhaustive de toutes les publications relevant des trauma studies – témoigne de la vigueur de ce champ d’étude qui, depuis les années 1990 n’a cessé de gagner en extension, se renouvelant et s’organisant à partir et autour des points de conflit que je viens de décrire. La publication en 2020 d’un « Routledge Companion » consacré au trauma et à la littérature ratifie ce phénomène19. D’autre part, elle souligne l’indéniable centralité qu’y occupent les travaux de Cathy Caruth. Comme le souligne Marc Amfreville, non seulement ces travaux possèdent « une importance séminale » mais ils sont incontournables, formant un point de repère manifestement indépassable, tant pour ses partisans que pour ses détracteurs qui s’y réfèrent systématiquement20.
Le retour à Tancrède et Clorinde
16 À la fin de la préface au volume collectif The Future of Trauma Theory. Contemporary Literary and Cultural Criticism publié en 2014, Michael Rothberg écrivait : « À l’heure où nous réfléchissons au devenir des trauma studies et aux mutations des formes de violence et de pouvoir, cet ouvrage nous incite à imaginer de nouvelles paraboles au-delà de Tancrède et Clorinde21. » Dans double référence manifeste à Unclaimed Experience et à la psychanalyse, l’auteur de ces lignes pose que le renouvellement des trauma studies ne peut se produire qu’à travers un dépassement des travaux fondateurs et de leurs références. Deux ans plus tard, dans la postface d’Unclaimed Experience, Cathy Caruth prend le contre-pied de ces appels et s’engage dans un véritable « retour à Trancrède et Clorinde ». Par là, elle réaffirme l’importance de la psychanalyse et de la littérature dans sa pensée du trauma et entend défendre la portée de la parabole de « la blessure qui parle » (p. 162) élaborée à partir du poème épique du Tasse et d’Au-delà du principe de plaisir.
Lire (avec) la psychanalyse
17 La psychanalyse est une référence centrale dans Unclaimed Experience22. La discussion avec les textes de Freud occupe 3 des 5 chapitres ainsi que l’introduction. Un double mouvement semble animer le rapport de Cathy Caruth à ce corpus.
18 En premier lieu, il s’agit pour elle de prendre appui sur les apports de la théorie psychanalytique pour définir à la fois la structure de l’expérience traumatique et sa temporalité. Ce mouvement peut être qualifié de spiralaire : de chapitre en chapitre il revient sur les mêmes textes auxquels il emprunte certaines idées ou certaines notions. D’Au-delà du principe de plaisir, Cathy Caruth retient en particulier les réflexions de Freud sur les soldats de la Première Guerre mondiale souffrant de névroses traumatiques, c’est-à-dire sur la façon dont un événement, face auquel la psyché n’est ni préparée ni en capacité de maîtriser la quantité d’énergie qu’il génère, fait ensuite retour sous la forme de cauchemars répétés provoquant à nouveau l’effroi. Avec L’homme Moïse et le monothéisme, Cathy Caruth s’engage dans une discussion sur la dimension traumatique de l’histoire et s’intéresse à l’idée de latence qui va être essentielle dans sa conception du trauma. L’histoire de Tancrède et Clorinde, selon la lecture de Cathy Caruth, conjoint ces différents aspects et fournit la base d’une définition du trauma :
Tout comme Tancrède n’entend pas la voix de Clorinde avant la seconde blessure, le traumatisme n’est pas localisable dans l’événement violent et original appartenant au passé d’un individu, mais plutôt dans la façon dont sa nature inassimilée elle-même – la façon dont il n’est précisément pas connu quand il survient une première fois – revient plus tard hanter le survivant. (p. 8‑9)
19Si le trauma est une expérience « manquée » (p. 89) c’est, pour l’auteure, du fait d’une « latence inhérente à l’expérience elle-même » (p. 28) par laquelle « l’événement est [...] préservé dans sa littéralité » (p. 29). La dimension paradoxale du trauma repose sur cette idée : « la vision la plus directe d’un événement violent peut se traduire par l’incapacité absolue de le connaître » (p. 127). Cette lacune au cœur même de l’expérience est ce qui génère la temporalité différée du trauma : ce n’est que plus tard qu’il « s’impose à nouveau [...] dans les cauchemars et les actions à répétitions des survivants » (p. 8) et qu’il « s’adresse à nous pour tenter de nous dire une réalité ou une vérité qui n’est pas autrement disponible » (p. 9). Par ailleurs, ces deux textes de Freud ainsi qu’un passage du séminaire de Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Séminaire XI, 1973), sont l’occasion de développer une réflexion sur la façon dont le trauma est lié à la question de la mort mais surtout à l’énigme et à la responsabilité de la « survie » pour le sujet.
20 En second lieu, le corpus psychanalytique est lui-même l’objet de la « méthode » de lecture développée par Cathy Caruth visant à déceler un « non-savoir » traumatique dans les textes : cette « blessure oubliée » (p. 11) dont ils témoigneraient, éventuellement à leur insu. Ce parti pris est intéressant en ce qu’il n’écarte pas, au titre qu’il s’agirait de textes théoriques, une analyse qu’on pourrait dire littéraire, sensible du moins à leur forme, à l’écriture et au jeu des signifiants. Je prendrai pour exemple la façon dont sont appréhendées la structure de L’homme Moïse et la religion monothéiste et la présence du motif du départ – ces deux éléments faisant référence à la temporalité de la rédaction du livre, entamée à Vienne puis reprise une fois Freud exilé en Angleterre suite à l’invasion allemande. Pour Cathy Caruth, l’intervalle entre les deux préfaces, l’une rédigée avant 1938 et l’autre après 1939, n’est pas seulement mentionnée par Freud, elle est marquée par l’« espace littéral » qui les sépare et constitue « l’espace d’un trauma » (p. 34) : précisément le « traumatisme du départ » (p. 33) sur lequel Freud revient à nouveau dans la dernière partie du livre intitulée « Résumé et récapitulation ». Elle note : « L’écriture de Freud préserve l’histoire précisément grâce à cette lacune dans son texte et dans les mots qui expriment son départ. Ces mots ne font pas simplement référence à l’impact d’une histoire mais transmettent à travers leur répétition […] cet impact comme étant constitué précisément de ce qui ne peut pas être saisi dans le départ. » (p. 34) On le comprend bien ici, l’attention à l’écriture du texte et à sa forme est loin d’exclure une interprétation qu’on pourrait dire biographique, voire psychologique23, sur laquelle elle semble déboucher, en cohérence avec la thèse défendue dans le livre : envisager que la dimension « indirecte » de la référence (p. 19) ne nous coupe pas de l’histoire puisque, au contraire, elle possède la capacité de « transmettre » la lacune caractéristique de l’expérience traumatique qui, elle, a bien lieu dans l’univers extra-textuel. Pour le dire autrement, il s’agit pour Cathy Caruth de poursuivre la pensée de Paul de Man, « une pensée qui n’élimine pas la référence mais qui, précisément, inscrit l’impact de l’événement dans le langage » (p. 106).
21 La psychanalyse occupe – à double titre, nous l’avons vu – une place centrale dans Unclaimed Experience. Mais comment interpréter le fait que Cathy Caruth se concentre presque exclusivement sur deux textes du corpus freudien, pourquoi ceux-là en particulier ? Et pourquoi le motif de l’accident qu’elle y trouve retient tant son attention ? La façon dont Cathy Caruth s’approprie la pensée de Freud repose, me semble-t-il, sur des gestes de sélection et de réinterprétation assez importants pour être relevés et dont on peut, par ailleurs, essayer comprendre les raisons et les visées. Choisir Au-delà du principe de plaisir (qui évoque les soldats traumatisés de la Première Guerre mondiale) et L’homme Moïse et le monothéisme (écrit en pleine montée du nazisme et finalisé alors que Freud a dû fuir l’Autriche) – et ce au détriment d’autres textes portant sur le trauma – répond bien sûr au programme que s’est fixé Unclaimed Experience : montrer le lien direct entre le trauma et des enjeux historiques, politiques et éthiques. Mais on peut aussi avancer que c’est là une façon de privilégier dans le corpus freudien ce qui entre en cohérence avec des phénomènes dont Cathy Caruth est la contemporaine : la reconnaissance inédite des victimes souffrant de PTSD (en particulier les vétérans de la guerre du Vietnam) et le développement accru des problématiques mémorielles avec, en cette fin du xxe siècle, un intérêt très marqué pour les questions relatives à la Shoah. Par ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure mettre l’accent sur le motif de l’accident, que Cathy Caruth repère chez Freud24 mais à qui elle confère une importance et une centralité qu’il ne me semble pas avoir initialement, n’est pas une manière d’éviter de se placer en contradiction vis-à-vis de la définition événementielle du trauma. Contrairement à d’autres modèles de trauma que l’on trouve d’ailleurs chez Freud25, l’exemple de l’accident est en effet inextricablement lié aux névroses traumatiques dont la catégorie de PTSD peut être considérée comme la descendante directe. Mais en écrivant que l’exemple de l’accident constitue « la scène du trauma par excellence » chez Freud (p. 11), Cathy Caruth me semble faire un pas de plus : elle attribue à ce dernier ce qui résulte en réalité de ses propres élaborations et intérêts théoriques. Ce geste a pour effet problématique d’invisibiliser à la fois les opérations de sélection et d’interprétation du corpus psychanalytique dont est issu Unclaimed Experience, mais également la façon dont ces dernières sont orientées par le contexte historique, théorique et épistémologique que je viens d’évoquer. On peut néanmoins avancer une explication : plutôt que de mettre en relief les dissensions bien réelles qui opposent, au tournant du xxie siècle, les conceptions neurocognitives du trauma, dominant la psychiatrie, et celles de la psychanalyse, Cathy Caruth semble plaider pour leur dialogue, cherchant à établir des continuités entre elles (p. 82). Ce projet, dont on peut questionner la pertinence comme les conséquences, l’engage ainsi à trouver un terrain d’entente possible entre ces approches, quitte à présenter la pensée de Freud sous l’éclairage en partie artificiel de la compatibilité.
22 Il me semble que certains choix de traduction d’Élise Guidoni ne favorisent pas une meilleure compréhension de ces enjeux. Dans L’Expérience inappropriable, on trouve à plusieurs reprises le terme « après-coup ». Il traduit parfois « belatedness » (p. 127, 128), parfois « belated26 » (p. 14, 96) ou encore « delay » (p. 168). Mais le terme « après-coup » constitue également un ajout de la part traductrice, avec mise en relief par l’italique, comme dans le cas suivant :
Cette interprétation de la référence à travers le trauma […] ne nie ni n’élimine la possibilité de la référence mais insiste, précisément, sur l’inévitabilité de son impact retardé, son après-coup. (p. 13)
This interpretation of reference through trauma […] does not deny or eliminate the possibility of reference but insists, precisely, on the inescapability of its belated impact27.
23Or, le substantif « après-coup » n’a pas seulement un sens courant en français, il est aussi utilisé comme traduction de la notion de Nachträglichkeit. Il s’agit d’un terme forgé par Freud à la fin du xixe siècle lorsqu’il essaie de penser que le souvenir d’un premier événement puisse acquérir après coup (nachträglich), avec la survenue d’un nouvel événement, une dimension traumatique qu’il n’avait pas isolément et en premier lieu28. À l’idée d’effets différés s’ajoute ici celle, primordiale, de rétroaction. L’après-coup, comme le note Jean Laplanche, va « indissociablement dans les deux sens de la flèche du temps29 » et suppose le remaniement des traces mnésiques30. La façon dont Cathy Caruth comprend, mécomprend ou reconfigure la Nachträglichkeit freudienne – terme qui pose déjà en lui-même des problèmes de traduction en anglais31 – est un point de discussion et un enjeu théorique important pour plusieurs commentateurs de son œuvre32. Il me semble ainsi qu’introduire l’après-coup là où il n’est pas vraiment, voire pas du tout, non seulement empêche le lecteur francophone de se faire sa propre idée sur la façon dont Cathy Caruth mobilise les notions freudiennes, mais concourt à occulter un certain nombre de dissensions importantes : entre les approches psychanalytiques et psychiatriques du trauma ; entre le texte de Cathy Caruth et les interrogations voire les critiques qu’il a générées.
La voix, l’adresse, l’éveil : vers une éthique de l’écoute ?
24 Il me reste à évoquer la façon dont l’histoire de Tancrède et Clorinde introduit et articule trois motifs qui vont structurer en profondeur la pensée du trauma développée par Cathy Caruth : la voix, l’adresse et l’éveil. La présence de ces motifs dès l’introduction ainsi que leur reprise dans la postface nous informent déjà de leur importance. Ce qui retient l’attention de Cathy Caruth dans l’histoire tragique des amants est bien sûr la question de la répétition à travers le redoublement du geste meurtrier de Tancrède mais il y a autre chose : avec le second coup d’épée s’ouvre, pour le chevalier, la possibilité d’entendre « pour la première fois » (p. 6) et sans s’y attendre « une voix » qui « crie à travers la blessure » (p. 7) et qui manifeste l’énigme comme la vérité du trauma. Concernant l’origine et l’identité de cette « autre voix », Cathy Caruth plaide pour une forme d’indécidabilité : elle est tout à la fois celle de Clorinde, celle de l’autre interne en soi qui garde mémoire des événements traumatiques ou celle « d’une(e) autre » qu’il est donné de rencontrer par le biais de cette blessure (p. 16). Ce refus d’attribuer un référent unique à la voix sera réaffirmé dans la postface en réaction, notamment, aux accusations d’effacement raciste de l’expérience de Clorinde au profit de celle de Tancrède (p. 163‑171). En amont, les motifs de la voix et l’adresse traversent l’étude d’Hiroshima mon amour (chapitre 2) ainsi que l’analyse d’un passage du séminaire de Lacan (chapitre 5). Pour Cathy Caruth, les échanges entre le Japonais et la Française dans Hiroshima mon amour mettent en jeu la question d’une adresse et d’une écoute autour de ce qui, de l’expérience traumatique, dépasse l’enjeu de la compréhension et rend possible un lien entre deux individus. À l’issue d’une réflexion très intéressante sur les différentes langues présentes dans le film, sur l’importance de la voix mais également sur les phénomènes d’intertextualité, Cathy Caruth évoque « le langage énigmatique des histoires n’ayant pas été racontés – des expériences n’ayant pas encore été pleinement saisie » (p. 79). Selon elle c’est ce langage qui permet au Japonais et à la Française et « de communiquer, par-dessus le gouffre entre leurs cultures et leurs expériences, à travers précisément ce dont ils n’ont pas une compréhension directe ». Il s’agirait donc ici d’un lien entre individus et d’une transmission qui s’effectueraient en dehors de la pleine intelligibilité des propos échangés, de la mise en récit de soi ou du passé. Elle conclut au sujet des amants : « S’ils peuvent se parler et s’écouter lors de leur rencontre passionnée, ce n’est pas grâce à ce qu’ils savent l’un de l’autre, mais grâce à ce qu’ils ne connaissent pas pleinement de leurs propres passés traumatiques » (p. 79). Le chapitre 5 ajoute un troisième terme au couple voix/adresse. Il s’agit de l’éveil auquel confronte le rêve du père endormi auprès du cadavre de son enfant, relaté par Freud dans L’Interprétation des rêves puis mobilisé par Lacan dans le Séminaire XI33. Cathy Caruth consacre une partie de son analyse à la façon dont l’enfant, dans le rêve, s’adresse au père et à la façon dont le père répond ou échoue à répondre à cette adresse singulière. Elle voit dans cette configuration – « cet appel d’un autre qui demande à être vu et entendu » (p. 19) – l’expression d’un impératif éthique : l’éveil qui est à la fois transmission et réception de quelque chose qui excède la vue comme la capacité à voir, c’est-à-dire le trauma.
25 La voix et l’adresse et l’éveil ne sont pas uniquement l’objet d’analyse, ils constituent « l’orientation théorique » mais également la visée éthique de Unclaimed experience qui se veut constituer une écoute et un éveil en réponse à ce que nous adressent les textes littéraires et théoriques « qui parlent de, mais aussi à travers, la profonde histoire de l’expérience traumatique » (p. 9). C’est ce que rappelle avec force les deux derniers paragraphes de la postface (p. 194‑195). Cette prédominance du vocal sur l’écrit, avec les enjeux éthiques attribués à l’association adresse/voix/écoute, font signe vers la question du témoignage34. En effet, la voix de Clorinde qui « s’adresse » à Tancrède, « témoigne [bears witness] du passé qu’il a sans le savoir, répété » (p. 6‑7) mais c’est également la « dimensions littéraire » des textes qui « persiste obstinément à témoigner [bearing witness] de quelques blessures oubliées » : « Il y a ainsi au cœur de ces histoires un témoignage énigmatique [an enigmatic testimony], concernant non seulement la nature des événements violents mais aussi ce qui dans le trauma, résiste à notre compréhension » (p. 11).
26 Si le texte témoigne du trauma, c’est par ailleurs le lecteur/spectateur qui se retrouve placé en position de témoin (voire de témoin de témoin). En effet, en conclusion du texte consacré au film d’Alain Resnais et Marguerite Duras, Cathy Caruth écrit : « Ce que nous voyons et ce que nous entendons dans Hiroshima mon amour résonne au-delà de ce que nous pouvons savoir et comprendre ; mais c’est […] grâce à ce congé du sens et de la compréhension, que justement nous pouvons nous-mêmes devenir témoin. » (p. 79‑80) Il me semble que cette importance du motif du témoignage, voire de son dispositif, rend compte de la façon dont celui-ci est devenu un objet de réflexion central à la fin du xxe siècle, notamment aux États-Unis à partir des réflexions engagées sur la Shoah. Un dialogue extrêmement fort existe en effet entre Cathy Caruth, Shoshana Felman et Dori Laub35. Les travaux de ce dernier – depuis son implication dans le projet Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies jusqu’à ses écrits théoriques sur le témoignage et sur la Shoah comme « événement sans témoin36 » – constituent une influence non négligeable dans la théorisation du trauma mais aussi de ces nouveaux modes de lecture et d’écoute prônés par l’auteure d’Unclaimed Experience.
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27 On ne peut que saluer la parution de cette première traduction d’Unclaimed Experience en français et on peut espérer que d’autres traductions des trauma studies viendront. Ce livre est en effet, et à bien des égards, fondateur pour ce champ d’étude, qu’il ait ouvert la voie à des travaux s’attachant à analyser les modalités littéraires de représentation et d’expression du trauma ou bien qu’il ait constitué un point de référence en réaction duquel il a été possible d’interroger les implications théoriques et politiques des théories du trauma ainsi que leurs usages pour lire la littérature. Mais presque trente ans après sa publication initiale et en prenant en considération la postface ajoutée en 2016, Unclaimed Experience acquiert peut-être encore un autre statut. Sans que cela remette en question son actualité, c’est-à-dire la possibilité que ses propositions soient, encore aujourd’hui, reprises, prolongées et commentées, on peut désormais également l’envisager comme un objet historique. Celui-ci nous renseigne sur un certain moment des études littéraires nord-américaines et sur l’enjeu qu’a pu constituer l’introduction de la notion de trauma ; sur l’émergence d’un champ d’étude interdisciplinaire, relevant des « studies », et sur les questions que soulève cette interdisciplinarité ; sur les changements, enfin, parfois antagonistes, qui ont affectés ces dernières décennies les manières de concevoir tant la littérature que ses modalités d’analyse. C’est aussi de cela dont Unclaimed Experience et sa postface portent la trace.