Rencontre entre le SLAC et le comité de la revue COnTEXTES
Le Séminaire littéraire des armes de la critique (SLAC) a invité le 27 janvier 2023 les membres de la revue de sociologie de la littérature COnTEXTES à participer à une discussion sur l’histoire et le fonctionnement de la revue, comme sur les approches externalistes à la littérature.
SLAC — Pouvez-vous revenir sur le contexte et les éléments qui ont mené à la création de la revue COnTEXTES en 2006 ? De quelle conjoncture intellectuelle et sociale la revue est-elle le produit ?
COnTEXTES — COnTEXTES est une revue, mais également, au départ, un groupe de recherche informel issu de deux universités : l’Université Libre de Bruxelles et l’Université de Liège, et plus précisément de deux professeurs, Paul Aron à Bruxelles, Jean-Pierre Bertrand à Liège, qui ont inspiré toute une génération d’étudiant·e·s, devenu·e·s depuis chercheuses et chercheurs (Cécile Vanderpelen, Bibiane Fréché, Björn-Olav Dozo, Daphné de Marneffe, François Provenzano, Anthony Glinoer, Tanguy Habrand, Frédéric Claisse, etc.).
Avant cette génération, le contexte était largement dominé, d’une part, par l’histoire de la littérature, d’autre part, par une tradition plus philologique, textualiste. À la faveur de certaines lectures et de certains cours de sociologie de la littérature accessibles en option dans les deux universités, ils et elles ont découvert d’autres manières d’approcher la littérature que les méthodes dominantes, et ont organisé un séminaire informel où ils et elles se retrouvaient pour parler de leurs lectures ainsi que de leurs travaux de mémoires de DEA1. L’enjeu était donc dans un premier temps de se retrouver, de discuter. Il s’agissait d’une sociabilité bricolée, informelle, une manière d’ouvrir des chemins de traverse pour s’aventurer dans une appréhension du littéraire qui n’allait pas de soi. En effet, l’équipe était essentiellement composée de jeunes chercheur·se·s, parmi lesquels seul Anthony Glinoer avait à l’époque défendu sa thèse. Les choses ont bien pris, les rassemblements se sont systématisés, et ils et elles ont été encouragé·e·s à formaliser cela sous la forme, d’abord, d’une journée d’études2, puis de la revue qui a paru d’emblée au format numérique — option assez démocratique et assez pratique.
Le groupe de chercheur·se·s à l’origine de COnTEXTES procédait en partie du CIEL (Centre Interuniversitaire d’Études du Littéraire), coanimé par Paul Aron (ULB), d’une part, et Jean-Marie Klinkenberg et Benoît Denis (ULiège), d’autre part. Cécile Vanderpelen, Bibiane Fréché et Björn-Olav Dozo, puis, plus tard, Vanessa Gemis étaient associés à ce projet interuniversitaire au cœur des départements d’études de lettres, ou plutôt de ce qui se nommait à l’époque « philologie romane » — on ne parle pas de « lettres modernes » en Belgique, mais ce qui y ressemble le plus, ce sont les départements de « langues et littératures romanes », où sont associées lettres et sciences du langage.
Le projet du CIEL était de cartographier la vie littéraire en Belgique, et avait donc une dimension « francophone », un peu « périphérique », pourrait-on dire. Il y avait chez les chercheur·ses qui ont commencé l’aventure de COnTEXTES cette même conscience d’appartenir à un espace périphérique, de faire une recherche sur un espace périphérique, et donc aussi d’avoir des méthodes périphériques. Concrètement, il y avait dans ces groupes un intérêt partagé pour les travaux de Pierre Bourdieu, en particulier Les Règles de l’art3, et, peut-être plus du côté de Liège, pour ceux de Jacques Dubois, notamment L’Institution de la littérature4. Les deux textes restent des ouvrages fondateurs, continuant à inspirer certains travaux. Cela n’a pas disparu, même si la revue s’est aussi appropriée des objets un peu plus centraux.
SLAC — À partir de quand la revue, très ancrée en Belgique, a-t-elle instauré ces liens si forts avec la France (Gisèle Sapiro, et tout le courant de la sociologie de la littérature), avec l’Angleterre (Alain Viala) et avec le Québec (Denis Saint-Jacques, Anthony Glinoer, ancien étudiant de Bruxelles et Liège parti ensuite au Québec) ?
COnTEXTES — Les rapports avec le Québec sont notamment liés à des collaborations avec des chercheurs belges qui s’y sont exilés, que l’on songe à Pierre Popovic ou Marc Angenot, grands représentants de la sociocritique, ou à Anthony Glinoer, qui a occupé la prestigieuse Chaire de recherche du Canada en histoire de l’édition et sociologie du littéraire à l’Université de Sherbrooke, après être passé par les Universités Laval et de Toronto. Le Québec a pu constituer à bien des égards et à certains moments un horizon désirable : la Belgique est un tout petit pays, les postes universitaires y sont rares, et certaines solidarités périphériques ont pu jouer. Michel Biron, professeur à McGill, a pour sa part consacré sa thèse à la littérature francophone de Belgique et l’a soutenue à Liège, où il noué une série de contacts durables.
Dans cette internationalisation, la Suisse a également eu un rôle, avec l’Université de Lausanne et en particulier Jérôme Meizoz, chercheur déjà présent dans le premier numéro de la revue (tout comme Gisèle Sapiro, d’ailleurs). Jérôme Meizoz est l’un des grands alliés de la revue COnTEXTES : il est allé chercher du côté de la sociologie bourdieusienne une série d’éléments qui lui manquaient du côté des études littéraires — on sait que le livre issu de sa thèse a été escorté par une préface de Pierre Bourdieu5, dont il a lui-même évoqué les effets dans un texte malin6.
SLAC — Pouvez-vous revenir sur le choix de ce titre et de cette graphie particulière ?
COnTEXTES — Le titre évoque la sociocritique et une vision étendue du texte, en faisant dialoguer textualité et discours sociaux. Il comporte un clin d’œil au « co-texte », notion forgée par Claude Duchet7, qui implique qu’un texte émerge à un moment donné dans un ensemble déjà rempli, déjà saturé de signes. Cette notion de sociocritique permet de dialoguer avec le discours ou l’imaginaire social. Dans COnTEXTES, il y a la volonté de réconcilier ou de croire possible le dialogue entre une sociologie de la littérature et une démarche plus sociocriticienne, comme d’associer, plus généralement, un projet internaliste à un projet externaliste. Il s’agit d’ouvrir les frontières du texte, mais pas uniquement du côté de la sociologie de la littérature. Le pluriel joue un rôle également, afin d’éviter la limitation.
SLAC — Pourquoi ce choix du numérique, dès le départ, en 2006 ?
COnTEXTES — La revue n’a pas bénéficié d’un soutien financier institutionnel dans un premier temps. À la différence de nombreuses revues françaises, on ne fonctionnait pas avec un secrétaire de rédaction. On pratiquait le bricolage, l’artisanat. Björn-Olav Dozo, l’un des fondateurs de la revue, s’est adressé au comité scientifique de la plateforme revue.org à ses balbutiements — désormais Open-Edition —, et COnTEXTES a servi de revue test. La politique de l’open access a été importante pour COnTEXTES : faire circuler les textes, les rendre accessibles facilement, et publier gratuitement — on ne disposait pas de quoi financer une revue imprimée sur papier.
Mettre en place une revue numérique était une opportunité, mais aussi un combat à ce moment-là. Combien de fois n’a-t-on pas eu, même parmi nos collègues proches et surtout chez les professeur·e·s plus établi·e·s : « vous ne publieriez pas ça sur votre blog ? ». Et chaque fois une petite crispation : « ce n’est pas un blog ! ». C’était difficile de faire entendre que ce que l’on faisait était vraiment une revue. On n’entend plus ce genre de choses. Et comme c’était en ligne, c’était supposé facile, presque immédiat, donc on nous sollicitait pour publier tout de suite. Il n’était pas évident de faire comprendre qu’au contraire, parce qu’on exploitait un nouveau support, il fallait asseoir sa légitimité et avoir des règles encore plus strictes qu’ailleurs. Ça n’a pas toujours été simple au début.
SLAC — Il y a donc eu une première génération qui agissait en soutien bienveillant, puis une génération de jeunes chercheurs·ses en 2006, et maintenant une nouvelle génération qui a repris les rênes de la revue. Pouvez-vous revenir sur cette passation et sur ce changement de génération au sein de la revue ?
COnTEXTES — Un groupe de contact FNRS8-COnTEXTES s’est progressivement mis en place avec la création de la revue. Cela permettait l’accès à quelques subsides à condition de tenir un certain nombre de réunions dans l’année, ce qui a encouragé à poursuivre l’idée d’une rencontre annuelle, ou tous les deux ans, ayant vocation à être publiée ensuite dans la revue. Cette institutionnalisation par le soutien du FNRS impliquait que le contact soit assuré par des professeurs déjà installés ; ceux-là nous ont fait confiance et nous ont laissé carte blanche dans un cadre assez libre. Le séminaire, les rencontres et la première journée d’étude ont été financés en partie par ce soutien.
Il y a peu de temps, l’un d’entre nous a eu cette formule : « c’est une jeune revue, mais qui a un peu vieilli » ; les statuts des un·es et des autres ont changé. Dans le comité de direction, toutes et tous ont maintenant un poste fixe, et on se retrouve dans un comité de rédaction où il y a des personnes qui dirigent les thèses des autres, ce qui est complètement nouveau. Les choses ont évolué. On s’est rendu compte lors du colloque sur les études de genre9 que COnTEXTES n’est certes pas une revue qui a des règlements, des règles fixes, mais qu’au fond, il y a quand-même une sorte de normativité de l’habitude et de la croyance. Dans les manières d’organiser un colloque de COnTEXTES, il y a des choses qui doivent donc un peu se savoir. Les personnes qui ont pris en charge ce colloque étaient d’une génération encore plus jeune et il a fallu parfois répondre à des questions de ce type : « Mais comment est-ce que ça se fait normalement ? ». « Normalement », on ne sait pas trop ce que c’est. Il a alors fallu prendre le temps d’expliciter des choses qui jusque-là semblaient évidentes parce qu’elles avaient évolué avec un groupe de chercheur·se·s.
La question qui se posait à cette occasion était aussi celle de la formation des un·e·s et des autres. Quand nous avions bénéficié, au début des années 2000, de ces premiers cours de sociologie de la littérature, mettre une distance critique avec les formes de célébration du littéraire comportait quelque chose d’extrêmement novateur. Dans l’ouverture des Règles de l’art, Bourdieu citait Danièle Sallenave : « laisserons-nous les sciences sociales réduire l’expérience littéraire à des chiffres et des graphes, alors qu’il s’agit de l’expérience la plus haute que nous puissions faire, avec celle de l’amour10 ». Bourdieu démolissait cette sacralisation du littéraire. Pour les doctorant·e·s qui rejoignent COnTEXTES maintenant, on ne sacralise plus le littéraire comme on pouvait le faire il y a encore une trentaine d’années. Il y a toujours des formes de sacralisation qui existent, évidemment, mais à l’université le statut de la sociologie de la littérature ou de l’approche sociale de la littérature a évolué. L’histoire de la littérature parle aussi désormais volontiers en termes de champ, ou intègre des questionnements sur des productions qui étaient perçues comme minoritaires et dès lors dévaluées. Les choses ont changé et dès lors le rapport des participant·e·s à la revue évolue sans doute.
Désormais, on a dans le comité de rédaction et dans le réseau COnTEXTES une série de jeunes chercheur·se·s qui n’ont pas forcément été formé·e·s directement en sociologie de la littérature. À Liège, il y avait un cours et un certificat de sociologie de la littérature qui n’ont jamais existé à l’ULB. Cela créait un petit « gap » : on arrivait de Bruxelles, et il fallait se familiariser avec un vocabulaire qu’on ne maîtrisait pas encore forcément. La première génération était beaucoup plus immergée dans une méthodologie qui était bien véhiculée au sein des rencontres et des séminaires de COnTEXTES. De là, il y a eu une ouverture des objets, qui a peut-être permis aussi une diversification des vocabulaires et des outils, mais qui a rendu les choses moins identifiables pour la nouvelle génération. L’ancienne génération a commencé à passer le relais vers 2010, mais tout cela se faisait progressivement, sans basculements d’un jour à l’autre. Cela nous rappelle en tout cas qu’il y a eu une formation continue au sein de COnTEXTES, qui est importante à garder en tête pour éviter la routinisation.
SLAC — Depuis plusieurs années, la revue publie deux numéros par an qui sont quasi-exclusivement issus des actes des colloques organisés par le groupe ou par des groupes extérieurs. Comment s’opère cette sélection des évènements qui vont paraître sous forme d’actes dans la revue ?
COnTEXTES — Au départ, la publication était la continuité de nos journées annuelles ou biennales, puis à la faveur de certaines rencontres, ou de co-organisations de colloques, on a proposé la revue comme lieu de publication possible, ce qui nous a permis d’accueillir plusieurs dossiers. Plus récemment, on a reçu des propositions, ce qui nous est apparu comme un signe de consécration de la revue à l’international. On décide entre nous de la cohérence avec notre ligne éditoriale et on fait confiance aux directeur·rice·s des dossiers en déléguant et en leur laissant la latitude de communiquer avec les auteur·e·s. On assure de notre côté les évaluations que l’on transmet. Il y a de la liberté ; on a aussi fait des pas de côté disciplinaires et procédé à des ouvertures par rapport aux objets sur lesquels on travaillait avant. Au départ, on alternait entre des objets plus conceptuels, des outils d’étude et des cas. Désormais, cela dépend de ce qui nous est proposé. Coup sur coup, il s’est agi des gender studies et des cultural studies.
Historiquement, les 15 premiers numéros sont extrêmement endogènes, ils abordent des questions liées aux discussions du groupe. Le caractère informel des premiers rassemblements du groupe s’est prolongé, et on essaie de conserver cette dimension de séminaire interne. Pour les premiers numéros, on produisait finalement nous-mêmes des sujets et des ouvertures de piste, tout en respectant aussi des logiques d’évaluations externes – on a toujours joué le jeu des publications scientifiques normées. À partir du 15e numéro, on a reçu un certain nombre de propositions. Le 15e numéro résultait déjà d’une journée de rencontres croisées, à l’invitation du laboratoire de Bernard Lahire et de ses doctorant·e·s, consacrée à la discussion et à la confrontation de nos méthodes et façons de faire11. Le 16e numéro est issu d’une proposition de dossier par un proche de la revue, Paul Dirkx, qui était dans le comité de lecture12. Désormais, plus d’un numéro sur deux est un numéro externalisé.
Pour les critères de sélection, on privilégie la démarche réflexive. Dès lors qu’il y a une réflexivité sur les méthodes, sur les approches, cela nous semble entrer dans un cadre théorique qui peut être compatible avec COnTEXTES. Les gens aussi savent à quelle revue ils et elles s’adressent ; on ne reçoit pas des dossiers intitulés « Grandeur de Marcel Proust ».
SLAC — Revenons sur certains termes qui apparaissent dans la présentation de la revue COnTEXTES : « Le grand objectif épistémologique de la revue ce serait de reconnaître l’inscription sociale des pratiques littéraires par opposition à une conception sacralisée de la littérature et à une lecture immanentiste des textes. » Pourquoi parlez-vous de « pratiques littéraires » plutôt que de « littérature », et que serait selon vous une « conception sacralisée de la littérature » ? Et une « lecture immanentiste des textes » ?
COnTEXTES — Dans un article intitulé « Les deux cultures des études littéraires13 », Dominique Maingueneau affirme que les études littéraires sont en réalité partagées entre deux projets possibles. Puisque la qualification d’une œuvre comme littéraire ou non relève nécessairement d’un geste normatif, d’une opération de valorisation, alors deux projets se dessinent en en quelque sorte : se faire soit théologien, soit historien ou anthropologue des religions. On peut être théologien, c’est-à-dire travailler avec les textes, et mettre les savoirs positifs de la philologie ou de l’histoire au profit de quelque chose qui ne remet pas en question le fait qu’il y ait une grandeur ou une vérité de l’œuvre. Ou on peut plutôt avoir une approche comparable à celle d’anthropologues ou d’historiens de la religion, dont l’objectif premier n’est pas dans la croyance. Les approches sociales du littéraire ou de la sociologie de la littérature essaient de se placer de ce côté-là, elles tâchent d’objectiver les mécanismes par lesquels la croyance, la foi, la valeur, la vérité se créent en littérature. « Désacralisation » désigne ce projet-là. Cela ne veut pas dire qu’on n’a pas nous-mêmes nos propres admirations ou nos propres croyances. Ce geste de désacralisation peut être mené à partir de multiples sites intellectuels : les approches matérialistes, les approches sociales du littéraire, certaines approches relevant d’une esthétique pragmatiste également. Dé-fétichiser ou désacraliser, c’est un geste général qui peut converger avec d’autres approches et traditions théoriques, mais les approches sociales du littéraire le font immédiatement ; en tout cas c’est un de leurs chevaux de bataille.
On est souvent amené à répondre aux vieilles critiques formulées à l’endroit de la sociologie de la littérature. Le propos de Sallenave revient très souvent : on (se) priverait du grand plaisir de la littérature, des grands textes. Pire, par indifférence à la qualité littéraire, les sociologues de la littérature éluderaient le fait que les grandes œuvres donnent accès à des savoirs ou des vérités. Pourtant, on peut travailler sur des textes absolument beaux et ne pas gâcher son plaisir esthétique tout en ayant une approche sociale du littéraire.
SLAC — Dans la présentation des axes de la revue, vous mentionnez « l’analyse sociocritique des œuvres ». Pierre Popovic oppose fortement le terme de sociocritique à celui de sociologie de la littérature, avec un désir de rester dans la sociocritique et dans une forme d’internalité du texte. Quel est votre rapport à la sociologie de la littérature ? Comment vous situez-vous par rapport à la définition que Pierre Popovic donne de la sociocritique ? Est-ce que COnTEXTES s’intéresse aussi à la manière dont le dehors de l’œuvre détermine son dedans ou est-ce qu’elle s’intéresse aussi ou davantage à la littérature comme objet social ?
COnTEXTES — C’est une vaste et importante question. Le point de départ de COnTEXTES c’est de parier sur le fait qu’en réalité ces deux approches, l’approche sociologique du littéraire et l’approche sociocriticienne ne sont pas exclusives. La définition radicale que Pierre Popovic donne de la sociocritique comme herméneutique sociale du texte pourrait à certains égards sembler paradoxale dans les faits, puisque la sociocritique ne s’intéresse pas directement aux rouages de la vie littéraire, à l’état du champ, aux conditions de production du texte14. Ceci peut en réalité s’expliquer historiquement. Il existait à Montréal un Collège de Sociocritique au début des années 2000 qui pouvait en quelque sorte ressembler au COnTEXTES des débuts, rassemblant des chercheur·se·s plus ou moins confirmé·e·s et des jeunes chercheur·se·s de l’université de Montréal, de l’UQAM, de McGill, qui se retrouvaient pour parler de la façon dont les textes disent le social. Au sein de ce Collège de Sociocritique de Montréal, de plus en plus de chercheur·se·s ont présenté des travaux qui portaient moins sur le texte que sur les médiations, instances et conditions qui le rendaient possible (les réseaux d’écrivains, les instances de légitimation, les phénomènes de consécration, les groupes, les mythologies et postures de l’écrivain·e…). Pierre Popovic, qui est un lecteur très fin, a fini par regretter qu’on ne parle plus des œuvres. Déçu que l’herméneutique sociale du texte soit délaissée, il a décidé de quitter la Collège de Sociocritique et de fonder un nouveau centre de recherche dévolu à cette démarche (le CRIST — Centre de Recherches International en Sociocritique des Textes, qui a proposé une série de dossiers, de numéros, de symposiums, prônant un véritable retour au texte en remobilisant les outils de Claude Duchet, notamment) ; il a aussi, depuis lors, pris position à plusieurs reprises contre une approche d’inspiration sociologique qui lui semblait étroite. Le compte rendu qu’il a donné du Kafka de Lahire15 est un exemple de texte polémique où il dénonce les « saintes bévues » de la nouvelle sociologie de la littérature.
De l’autre côté, d’autres chercheur·se·s — Michel Lacroix, Anthony Glinoer, Pascal Brissette, Chantal Savoie, Marie-Pier Luneau, Björn Olav-Dozo, etc. —, ont développé le Groupe de Recherche sur les médiations littéraires et les institutions (GREMLIN). Il y a eu un grand projet sur les figurations de la vie littéraire, attentif à la manière dont la littérature se met elle-même en scène et dit quelque chose du social, mais avec une compréhension plus large de la perspective sociocriticienne. Un numéro de la revue Textes, publiée par l’université de Toronto, s’est intitulé « Carrefours de la sociocritique16 ». C’était là une approche plus ouverte de la sociocritique, une herméneutique sociale du texte, certes, mais qui signalait que celle-ci ne pouvait avoir lieu qu’en interrogeant les conditions de production de ce texte, ses situations d’énonciation et de réception. L’entour qui accompagne le texte, qui le rend possible, mais aussi le système de croyances, d’imaginaires, d’illusio qui fait la spécificité et l’autonomie de ce drôle de petit monde qu’est la littérature, permettent aussi d’interroger ce que les textes disent du social. Le projet sur les figurations de la vie littéraire qu’a porté le GREMLIN est à cet égard très stimulant17.
Il y a une représentation très enracinée selon laquelle la sociologie de la littérature bourdieusienne reste éloignée des textes. Bourdieu disait pourtant lui-même que l’un des enjeux de son travail était d’aboutir à une science des œuvres. Certes, il n’a pas tout à fait concrétisé ce projet : dans son cours sur Manet, par exemple, il ne cesse de retarder son analyse. C’est un cours qui fonctionne presque comme une prétérition, une performance où il n’arrête pas de dire « je n’ai pas le temps de tout déplier... », « il faudrait, pour bien faire, que je revienne sur... », c’est très drôle. Mais il y a des moments (par exemple, la première partie des Règles de l’Art sur L’Éducation sentimentale) où il développe une lecture de texte très fine. Et dans « L’ontologie politique de Martin Heidegger18 », il y a vraiment un travail sur le style et un questionnement sur la langue de Heidegger, sur la manière dont il travaille par euphémismes, sur la manière de rendre acceptable son erreur, son projet philosophico-politique.
Dans son essai sur Mallarmé, Du sens des formes au sens des formalités19, Pascal Durand dit qu’une sociologie de la littérature n’a de sens qu’à aller de l’entour du texte (interroger d’abord les conditions qui le rendent possible), pour ensuite interroger ce que ce texte dit lui-même du social. Jacques Dubois avait déjà cette volonté de faire dialoguer l’extérieur et l’intérieur dans son parcours. D’une part, L’Institution de la littérature ; de l’autre, la sociologie du roman avec Stendhal, une sociologie romanesque ou Pour Albertine20 : on a là deux aspects qui n’ont jamais été contradictoires au sein de COnTEXTES.
SLAC — N’y-a-t-il pas une différence dans la définition de la sociologie de la littérature en France et en Belgique ? Dans un très bel article en 2019, Jean-Pierre Bertrand reprécisait la spécificité de la sociologie de la littérature à la liégeoise et insistait sur le fait qu’elle provient d’un croisement entre la sociologie de la culture et le fameux Groupe µ21 qui était engagé dans un processus de révision de l’ancienne rhétorique22. Cette dimension rhétorique de la sociologie de la littérature à la liégeoise semble être moins présente dans les travaux de Gisèle Sapiro.
COnTEXTES — Il y a des déterminants initiaux. La sociologie à la liégeoise, ce n’est pas celle des travaux de Paul Aron, parce que la tradition à l’ULB n’était pas celle d’une lutte contre la rhétorique, mais d’un élargissement des méthodes de l’histoire littéraire, tradition très forte de l’ULB à travers des figures comme Roland Mortier ou Raymond Trousson. Il y a effectivement des déterminants institutionnels ; nous, nos mentors sont des littéraires, et ce qui est différent ici relève de ce que les sociologues appellent aussi l’administration de la preuve. En sociologie, l’administration de la preuve relève souvent de l’enquête, la rencontre, l’interview et de la statistique. Pour nous, littéraires, l’administration de la preuve, elle passe aussi nécessairement par la citation et les textes. Mais ça ne veut pas dire qu’un dialogue n’est pas possible entre ces méthodes : au contraire.
SLAC — Ce qui émerge jusqu’ici de la discussion, c’est, premièrement, que l’on peut étudier la littérature comme fait social, comme inscrit dans la société — on peut ainsi faire une sociologie de la littérature comme on peut faire une sociologie du tabac ou du café (c’est produit par qui ? pour qui ? comment ça circule ? etc.) Et il y a une deuxième approche qui consisterait à dire que ces conditions sociales déterminent surtout le contenu du texte littéraire, dans une perspective plus proche de ce que ferait Bourdieu par moments. Et il y aurait encore une troisième approche, la théorie littéraire matérialiste, qui consiste à dire qu’au sein des nombreuses déterminations, certaines pèsent beaucoup plus que d’autres : le mode de production, les luttes des classes. Que le livre soit vendu en librairie ou pas est dans cette perspective très secondaire. Cela pose toute la question de l’autonomie du champ littéraire. Comment vous situez-vous par rapport à cette problématique de la détermination ?
COnTEXTES — À partir du moment où l’on théorise en termes de champ, on reconnaît l’autonomie relative du champ littéraire par rapport à d’autres champs. Et donc si l’on reconnaît bien qu’il y a des effets de l’économie ou des rapports de pouvoir sur la sphère littéraire qui ne flotte pas dans le monde des idées, on reconnaît qu’à cela s’ajoute le fait que ces influences-là sont diffractées par le jeu littéraire lui-même. Michaël Burrawoy résume assez efficacement les choses lorsqu’il écrit :
Chez Marx, il n’y a pour l’essentiel qu’un seul champ important : le mode de production capitaliste, avec ses lois propres et concurrence menant aux crises de surproduction et à la baisse du taux de profit d’un côté, et à l’intensification de la lutte des classes de l’autre […]. Bourdieu transpose le modèle fondamental de la superstructure pour en faire un système de champs coexistants. Bien que, d’une manière qui demeure indéfinie, l’économie reste dominante et menace l’autonomie des autres champs, Bourdieu prête attention aux mécanismes internes de ce qui, chez Marx, est plus ou moins disqualifié au titre d’épiphénomène23.
Par rapport aux approches marxistes, la sociologie de la littérature essaie de rajouter une dose de complexité : ce n’est plus la théorie du reflet, même la plus sophistiquée qui soit, mais plutôt quelque chose de l’ordre du prisme24. Les approches marxistes ne sont pas nécessairement des lectures qu’on partage, mais il y a eu des points de contact. Par exemple, Dubois est un lecteur d’Althusser : dans L’Institution de la littérature, il s’appuie sur sa théorisation des appareils idéologiques d’État25. On est tous et toutes passé·e·s par cette lecture, avec des points d’entrée différents. Un autre exemple, c’est Macherey : Pour une théorie de la production littéraire a été réédité et préfacé par Anthony Glinoer26, et sans que ce soit un livre de chevet qu’on partage complètement, il y a assurément des atomes crochus entre l’approche de Macherey et les approches qu’on défend dans COnTEXTES, sans doute parce que Macherey (comme Jameson d’ailleurs) combine à une perspective matérialiste une reconnaissance de l’autonomie relative des formes.
SLAC — Cet enjeu de l’autonomie se situe-t-il à un niveau ontologique ? Bourdieu met surtout l’accent sur la date de 1848 comme moment charnière d’autonomisation. Serait-ce un fait : quand on crée une œuvre fictionnelle, elle aurait une part d’autonomie du fait-même d’être une œuvre fictionnelle ? Ou est-ce, au contraire, quelque chose d’historique qui est produit vraiment à partir de 1848 ? Et si c’est le deuxième scénario, alors qu’est-ce que ça voudrait dire si je voulais utiliser une méthode sociologique pour étudier Shakespeare, par exemple ?
COnTEXTES — Cela fait déjà un petit temps qu’on se dit qu’il faudrait faire un numéro sur l’autonomie ! Très généralement, on pourrait répondre que l’autonomie n’a rien d’ontologique, mais qu’elle est une qualité variable d’un espace social, qui résulte donc toujours d’un processus historique et qui se traduit à sa façon dans les œuvres. Elle peut aussi servir de valeur, de point d’appui critique pour dénoncer à tort ou à raison des percées hétéronomiques — ce qui fait partie intégrante du geste de Bourdieu avec le post-scriptum aux Règles de l’art.
D’un point de vue historique, 1848 marque assurément un tournant, mais il ne faudrait pas essentialiser la date : d’autres ont montré que le processus d’autonomisation s’amorce avant cela, Alain Viala avec La Naissance de l’écrivain27, mais aussi Anthony Glinoer qui a travaillé sur la période romantique et des périodes antérieures. Par ailleurs, en fonction des époques, les degrés d’autonomie sont plus ou moins prononcés. Gisèle Sapiro montre que durant la Seconde Guerre mondiale, l’autonomie du champ littéraire français est très relative28 : il y a un contrôle ; le fait que Drieu soit à la tête de La Nrf n’est pas un hasard. Auparavant, des formes de tendances se dessinent : Alain Viala montre que sous l’Ancien Régime, la création d’espaces dévolus à la pratique littéraire, comme les académies, témoigne du fait qu’un petit monde très particulier est en train de se développer, qu’on accorde des places, des instances, des espaces à l’écrivain·e29. Mais ces écrivain·e·s sont au service d’un pouvoir politique, du prestige de la France, donc certes des lieux se créent pour la littérature, mais la littérature n’est à bien des égards et dans le meilleur des cas qu’un discours de service. Quand on observe la réalité du champ littéraire français au xixe siècle, c’est fascinant de comprendre quelles sont les stratégies développées par certain·e·s écrivain·e·s. Le premier recueil de Victor Hugo, Les Odes en 1822, c’est de la poésie de circonstance, car il faut des poèmes sur la naissance du Duc de Bordeaux. Quand on connaît la suite de la trajectoire de Victor Hugo, cela paraît complètement improbable, mais c’est très malin : ça lui permet, après la publication, d’obtenir une pension royale et de se dégager des contraintes financières ; sachant que de l’argent va lui être versé, il peut s’adonner à une production peut-être plus libre. Et ce type de cas, qui montre comment l’autonomie s’ajuste et se négocie au cas par cas, vaut aussi à un niveau plus macro : si l’on travaille sur le champ littéraire contemporain, on verra que les questions d’autonomie et d’hétéronomie se rejouent avec d’autres instances, que parfois c’est l’état qui vient réinjecter de l’autonomie dans des productions culturelles qui, sinon, seraient complètement soumises aux règles du marché.
Il n’est pas inintéressant aussi d’observer que des domaines de création constitués plus tardivement que la littérature reprennent actuellement le même calendrier d’autonomisation. Si on pense à la bande dessinée, par exemple, ces effets de polarisation se retrouvent entre une bande dessinée populaire et des BDistes au départ plus avant-gardistes, et qui parfois disent eux-mêmes qu’ils ne lisaient pas de bandes dessinées, qu’ils viennent du monde de l’art, et veulent faire autre chose. Il y a des effets de polarisation presque caricaturaux qui se sont produits, reproduisant des discours d’opposition équivalents à ce qu’on lisait dans d’autres champs. Dans la danse aussi. Le refus du primat du littéraire, c’est presque ce qu’on pouvait lire dans la peinture au xixe siècle. On revient donc à croire en l’autonomie en sortant de la littérature, si on peut le dire comme ça, en allant voir d’autres champs.
SLAC — Au SLAC, nous rédigeons collectivement un manuel qui présente la critique littéraire matérialiste à un lectorat étudiant assez jeune, de classes préparatoires, licence et master. Dans nos propres formations, les approches externalistes de littérature ont été invisibles jusqu’au master. Dans le discours général sur la littérature, à la radio, à la télé, on utilise rarement une approche externaliste pour parler d’une œuvre littéraire. Les approches externalistes ou sociologiques à la littérature restent quand même très minoritaires en dehors de la recherche universitaire. Est-ce un problème ? Est-ce inévitable ? Est-ce normal ? Faut-il y remédier ?
COnTEXTES — Ce serait souhaitable qu’on vulgarise davantage et qu’on transmette ce qui nous a été précieux. Le dialogue enseignement-recherche est fondamental. L’Institution de la littérature est initialement le cours de Jacques Dubois, qu’il a transcrit sous forme de livre. Il enseignait sur le sujet avant d’avoir fait le livre. En tout cas, on gagnerait à se mettre d’accord sur quelques concepts, approches, qu’on pourrait présenter sur des cas précis, et qui nous semblent utiles. La demande de formation des jeunes recrues dans COnTEXTES faisait écho à cela : ils et elles nous demandaient de discuter certaines notions. C’était aussi l’approche qu’on avait au départ : choisir « posture » ou « éthos », et en faire des dossiers, voir ce qui est utilisable dans une perspective pragmatique ; est-ce qu’on s’en sert, qu’est-ce que ça produit ? Le lexique SOCIUS avait déjà cette vocation-là : quelques notions clefs réinscrites historiquement, et ce qu’on peut en faire aujourd’hui, avec une bibliographie actualisée.
SLAC — Les outils conceptuels de la sociologie de la littérature sont parfois assez difficiles. Il y a l’approche fonctionnaliste, le polysystème, etc. Est-ce qu’il faudrait adapter les approches sociologiques pour le lycée ? Comment est-ce qu’on simplifie, comment est-ce qu’on rend cela accessible ?
COnTEXTES — Un outil théorique est bon s’il nous permet de faire de nouvelles choses. S’il permet seulement de donner du vocabulaire à quelque chose qu’on fait déjà, on augmente le mobilier conceptuel mais sans changer grand-chose. Ce qui manque là, ce sont les mises en pratique de l’outil : montrer ce qu’il nous permet de voir et qu’un autre outil ne nous permettrait pas de faire. Il faut des cas, des exemples, sinon ça semble un peu aride. Ainsi, une collègue a proposé un cours, très intéressant, où elle prenait un même texte et le soumettait à une variété d’approches, pour montrer aux étudiants les différences, ce qu’on pouvait lui faire dire.
D’ailleurs, les notions d’« habitus » et d’« illusio » chez Bourdieu peuvent s’expliquer de façon relativement simple. On peut montrer à quel point elles permettent de changer l’appréhension qu’on a de la littérature. Les cours du secondaire sont très sacralisants. L’université, aussi, certes... Mais la logique du grand auteur, de l’œuvre importante qu’on ne peut pas toucher mais qu’on doit révérer et commenter de façon très docte… ce n’est pas sûr que ce soit si excitant au final.
SLAC — Terry Eagleton a affirmé que l’approche marxiste de la littérature n’est pas une approche parmi d’autres : elle vise, en dernière analyse, à contribuer à créer un monde meilleur et prétend être une arme dans la lutte qui aboutira à ce monde. Le travail mené par COnTEXTES implique-t-il une attitude engagée ? Ou préférez-vous, au contraire, ne pas courir le risque de devenir ce que les Américains appellent « a tenured radical », c’est-à-dire un·e révolutionnaire titularisé·e, qui pense qu’en utilisant un vocabulaire extrêmement complexe il ou elle va créer la révolution à coup de séminaires ?
COnTEXTES — On se donne un rôle beaucoup plus modeste dans notre travail sur la littérature ; ça ne veut pas dire que nous ne sommes pas engagé·e·s, que nous ne savons pas que nos méthodes sont situées, qu’elles peuvent être critiquées, mais nous n’avons pas pour vocation de changer le monde, de créer de nouveaux canons. Concernant la question de la science des œuvres, on est toujours en quête de créer une discipline, de créer un cadre, mais pas que ces outils soient instrumentalisés pour autre chose.
En revanche, aller contre la sidération, aller travailler avec des objets esthétiques en refusant les effets de sidération, c’est se donner des moyens d’action quand on est face à un texte. C’est bien que les choses soient belles, mais les approches sociales du littéraire nous permettent de réarticuler l’objet — qui peut être beau — à un terrain pratique, qui repeuple nos ontologies du littéraire, qui remet de la population derrière, et là il y a quelque chose qu’on peut considérer comme politique.
D’ailleurs, les approches sociales autorisent à parler de tout, plutôt que d’estimer que ce n’est pas littéraire, que c’est illégitime ; tout est digne d’étude. On peut ainsi parler de minores, de petits objets, avec un certain nombre d’outils, par forcément pour les revaloriser, mais pour essayer de comprendre comment ils fonctionnent, quels sont leurs thèmes, qui sont les auteurs derrière, etc. On accède ainsi à une forme d’élucidation des petites formes, dont on n’entend sinon jamais parler, mais qui ont leur intérêt en tant que témoins d’un bain plus général de production de textes et de discours.