La « métrique intellectuelle » de la prose
1 En lisant l’essai de Sylvie Thorel, on ne peut s’empêcher de penser à ce qu’écrit dans ses cahiers, en mai-juin 1917, Paul Valéry :
Trouver la formule d’un ordre.
En général, le discours en prose est sans lois (par définition) – on lui donnerait des règles aussi rigoureuses qu’aux vers – rigoureux. Mais non des règles auditives – des règles de métrique intellectuelle. Règles invisibles. Alors il y aurait un travail de mise en prose. Mais cela ne s’appellerait plus prose1.
2Bien qu’à aucun moment Sylvie Thorel ne cite ce passage, on y trouve formulé, avec une densité et une clarté admirables, un problème auquel nombre d’écrivains des xixe et xxe siècles se sont confrontés. C’est aux réponses qu’ils lui ont données, mais au nom de la prose, en cherchant à demeurer sous l’étendard de la prose, que s’attache ici le propos, souvent nouveau et éclairant, de l’autrice.
3Si la question de la prose (et donc, nécessairement, du vers) ne cesse de susciter des travaux d’importance, en particulier en ce qui concerne le xixe siècle, dans lequel se joue une véritable « crise de prose2 », l’ouvrage se signale par une approche de large envergure, qui, contrairement à ce que pourrait laisser entendre le sous-titre, concerne un ample corpus. L’autrice commente en effet de manière détaillée plus d’une vingtaine d’auteurs de langues française, anglaise, allemande et espagnole, du romantisme à la fin du siècle dernier. Outre Poe, Baudelaire et Mallarmé, nommés dans le sous-titre, sont abordés par exemple Mary Shelley, Hugo, Mérimée, Hoffmann, Bertrand, Banville, Melville, L. Carroll, Rimbaud, Laforgue, Jarry, Kafka, Joyce, Gide, Cendrars, Borges, Nabokov, Beckett ou Perec. Mais, sous cette diversité apparente, nulle juxtaposition facile d’études hétérogènes. Tout le livre, bien au contraire, se développe autour d’une thèse fermement tenue, à partir de laquelle se développent de fines analyses d’œuvres majeures ou moins connues, qui, sans être soumises à une perspective unique qui les réduiraient au rang d’illustrations d’une interprétation préétablie, resserrent le propos global et ramènent, après des détours parfois inattendus, à la ligne démonstrative. Ainsi peut-on penser que le thyrse, symbole baudelairien élu en emblème d’une certaine modernité littéraire, a donné à l’essai lui-même sa forme et sa démarche.
Le désastre du vers
4 Une première partie se propose comme « Une histoire de la poésie » (p. 21-79) fondée sur la notion de forme symbolique telle que Panofsky (après Cassirer) l’a circonscrite. Sylvie Thorel rappelle en effet que la perspective (en peinture) et la tonalité (musicale) sont des formes symboliques par lesquels l’humain relie le terrestre et le divin : l’idée – tout à la fois pythagoricienne, orphique et platonicienne – de la musique des sphères repose ainsi sur un lien du sensible avec l’Idéal grâce au Nombre. Le vers mesuré, dans cette perspective, assume la même fonction dans la poésie ancienne.
5 Une telle conception antique du vers, qui relève d’un imaginaire des formes, perdure selon l’autrice jusqu’au xixe siècle, sous des représentations variées. À la faveur du lien platonicien entre le macrocosme et le corps humain conçu comme microcosme, les poètes maintiennent volontiers une analogie entre le rythme des vers, celui de la pulsation sanguine et celui du flux et du reflux de la mer, comme entre le rythme des vers et celui, pneumatique, de la respiration humaine et du souffle divin. De telles analogies se lisent encore chez Baudelaire parfois, chez Banville, ou chez Claudel. Mais le fantasme d’un vers donnant accès au céleste peut par ailleurs s’articuler à la notion de stance, qui, par son étymologie architecturale, invite à chercher dans la forme versifiée un accès à une harmonie par-delà le disparate du réel ou des signes, comme le montrent des poèmes comme « Le Lac » de Lamartine, « Le Balcon » de Baudelaire, « Lœda » ou le sonnet en -yx de Mallarmé.
6Selon Sylvie Thorel, cette conception rêvée du vers comme « moyen privilégié non seulement d’énoncer (ce à quoi suffirait la prose) mais de consacrer l’union du terrestre et du céleste » (p. 36) ne se défait que très progressivement au cours du siècle bourgeois. Si la « révolution prosodique de Hugo » (p. 40) demeure inachevée, désarticulant l’alexandrin sans le briser, c’est que la quête du divin sous les auspices du vers se maintient comme espérance jusque dans Les Contemplations. Ce sont les « poètes incrédules » (p. 65) qui accomplissent le travail de défection de la forme symbolique du vers : la recusatio à l’œuvre chez le Baudelaire d’« À une mendiante rousse », poème démarqué de Tristan L’Hermite, réoriente la poésie vers la nudité, la pauvreté ; le travail métrique de Verlaine dans « Après trois ans » se détourne de sa dimension symbolique pour se déplacer sur le plan linguistique et faire bifurquer le sens ; le poème « Larme » de Rimbaud sape la métrique de l’alexandrin et la rime pour ironiser sur leur magie ou leur pouvoir d’enchantement ; Laforgue, prenant acte du retrait du divin, raille toute harmonie d’origine céleste (vers sacralisé ou amour idéalisé) grâce à une physiologie de la nausée et des nerfs discordants, et délégitime la parole, ce cri de souffrance voué à n’être pas entendu.
La prose : alambics et mécaniques
7Le xixe siècle serait-il celui d’un renoncement à la transcendance rêvée du vers au profit d’un travail sur l’immanence de la prose ? Sans doute, la question, ainsi formulée, est-elle bien trop schématique pour rendre justice à l’investigation remarquablement informée et nuancée de Sylvie Thorel. Elle permet cependant de rendre compte, nous semble-t-il, de l’articulation logique entre la première et la deuxième partie de son ouvrage, cette dernière faisant porter ses efforts sur l’étude des nouvelles conceptions de la prose qui se font jour depuis Aloysius Bertrand jusqu’à Mallarmé et Villiers de l’Isle-Adam. Compensant, en quelque sorte, la perte de valeur symbolique du vers mesuré consécutive au retrait du divin, la prose devient l’objet d’un travail qui, sur le modèle alchimique ou sur le modèle mécanique, cherche à lui donner une tenue formelle, une rigueur, une « métrique intellectuelle », pour reprendre le mot de Valéry cité plus haut, et à en resserrer les exigences.
8Invitant le lecteur à relire dans cette perspective l’histoire du poème en prose, Sylvie Thorel attire en particulier l’attention sur deux œuvres : Gaspard de la Nuit de Bertrand et les « poésies illyriques » qui constituent La Guzla de Mérimée, dont les dispositifs d’encadrement, singulièrement complexes, instaurent l’idée du poème en prose (sans le nommer toutefois) comme une réponse à une harmonie originelle perdue. La chute d’une jeune fille dotée d’une voix céleste dans le prologue de Gaspard de la Nuit, et la posture de l’auteur en simple traducteur d’une poésie populaire narrative dont l’oralité n’est plus accessible dans La Guzla, sont les signes majeurs de la condition moderne du poète en prose, « exilé de la divine harmonie et voué au diable » (p. 115). Le poème en prose est donc à la fois un dispositif formel, marqué par l’autonomie, la brièveté et la discontinuité, un genre dont la reconnaissance est liée aux questions de réception3, mais aussi, selon la proposition de Sylvie Thorel, le laboratoire d’une « pensée formelle de la fiction » (quatrième de couverture). L’autrice en veut pour preuve les théories de la fiction élaborées par Poe, Baudelaire et Mallarmé4, dont l’étude serrée constitue le centre de l’essai (p. 126‑165).
9Cette nouvelle pensée de la fiction, cependant, ne s’élabore pas chez les seuls poètes, on s’en doute ; la recherche alchimique du poème en prose se trouve accompagnée, sur un chemin parallèle, par la constante réflexion (ou réflexivité) de la prose narrative sur sa dimension de mécanique. Le miroir tendu par l’automate fictif à la fiction littéraire joue comme incitation à penser son articulation de l’hétérogène et son autonomie par rapport au réel. En témoignent les vers que le narrateur de L’Homme au sable (Der Sandmann) de Hoffmann ne parvient pas à polir pour Olimpia, illusoire image de l’harmonie des sphères, et auxquels succèdera avec bonheur la prose du conteur (p. 93-98), ou, plus tard, la fable de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam (p. 165-170), deux récits dont l’étude encadre habilement les deux volets de cette deuxième partie. Ainsi la prose, se détournant de la métaphysique du vers, s’affirme-t-elle comme une physique de la fiction, une mécanique savante et ambivalente du sens.
10« Le gouvernement de rien »
11 C’est le principe que pose la fiction moderne, selon Sylvie Thorel (p. 173), qui semble rejoindre là les voies de son premier et magistral essai La Tentation du livre sur rien : naturalisme et décadence5. La fiction « ne s’adoss[ant] à rien d’existant », elle « ne renvoie à aucun dehors et ne peut pas être pensée comme la trace de quoi que ce soit d’antérieur à elle » ; en fait, elle est « le développement d’une hypothèse qui se corrobore elle-même c’est-à-dire le tracé d’un chemin, la construction d’un sens », une « axiomatique » qui « vise la réalisation d’une performance » (ibid.). C’est sur cette définition forte de l’idée de fiction moderne que s’ouvre la troisième partie de l’essai, qui s’attache à en décrire certaines « figures » (p. 173‑222) et à en détailler certaines « configurations singulières » (p. 223‑336), dans une diversité d’œuvres dont on ne peut, ici, qu’indiquer la richesse et les saillances.
12 On signalera particulièrement, dans cette optique, l’étude fouillée, à l’ouverture de cette dernière partie, de la structure narrative du Frankenstein de Mary Shelley, « agencement de pièces diverses, comparable à celui que forme la créature » (p. 182) : les dispositifs narratifs et énonciatifs du roman constituent un « assemblage » (p. 185) que le seul lecteur est capable d’animer, grâce à la « suspension d’incrédulité » dont, à la même époque, s’occupait Coleridge. De même, le chapitre concernant Les Faux-monnayeurs (p. 223‑242) se signale par la finesse de ses analyses, dont un certain nombre recoupent, certes, les interprétations qu’ont pu en proposer naguère Pierre Masson ou Alain Goulet entre autres6, mais qui, en s’inscrivant dans la démarche d’ensemble de l’ouvrage, retrouvent une pertinence nouvelle : il en va ainsi de l’approche du thème de la fausse monnaie dans son « irradiation métaphorique » d’ « image », autant que d’ « objet », de la fiction (p. 240). Les lectures souvent nouvelles et suggestives du Château de Kafka (p. 242-258), de Lolita de Nabokov (p. 273‑302) ou encore des Choses de Perec (p. 317‑336) nous semblent se dégager particulièrement, du fait de leur ampleur comme de leur profondeur, d’un ensemble d’études par ailleurs toutes soignées et méthodiques.
13 La précision et le développement des chapitres monographiques de cette dernière partie appellent sans doute du lecteur quelques efforts pour ne pas perdre de vue la ligne globale de l’essai, mais l’autrice lui facilite cette tâche en le ramenant toujours à bon port, au plus près de la thèse générale de son livre. S’il consent à ces efforts, le lecteur ne peut qu’en être récompensé : non seulement il aura approché, sous la conduite d’un guide sûr, les secrets de la composition de fictions souvent complexes, mais il en aura mieux saisi le sens, en les situant dans la perspective d’une histoire singulière de la modernité littéraire. La conclusion proposée par l’autrice (p. 337-344), intitulée « Le principe du clinamen », reprend le fil de la modernité littéraire pour le déployer sous la bannière d’une réflexion plus théorique sur la notion de contrainte en littérature.
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14 Exigeant, l’ouvrage de Sylvie Thorel a la force et la rigueur des grandes synthèses, et procure tout le plaisir de lecture qu’on peut en attendre, grâce à une écriture toujours juste et claire. Il nous paraît également exemplaire dans sa méthodologie : réfléchissant sur les formes, et sur le sens de ces formes, il évite de s’enliser dans des états de l’art et des références bibliographiques sans fin, pour proposer, quoique sans se priver du sel de l’érudition, une lecture au plus près des textes, tantôt pour en décrire les structures globales internes, tantôt pour en suivre les tracés stylistiques.