Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juin 2024 (volume 25, numéro 6)
titre article
Guy Jacoby

Dans l’ombre propice

In the Favorable Shadow
Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Paris : Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2022. 423 p. EAN 9782072959073.

1Proust était-il juif ? Fils d’un père catholique et d’une mère juive, Proust a été baptisé, puis fait sa scolarité au sein d’établissements laïques. Certains passages de ses écrits romanesques et de sa correspondance ont pu alimenter l’imaginaire des lecteurs, suscitant des doutes quant à la définition de son identité, et à la place qu’il convient de lui accorder dans son œuvre : les références à la culture juive, au yiddish, aux rituels religieux (notamment les costumes de deuil), l’importance de la relation à la mère, Jeanne Weil, qui a toujours refusé de se convertir, ou encore le rôle central que l’arrière-grand-père, Baruch, occupait à l’époque au sein de la communauté juive en France. Plusieurs démarches ont été entreprises afin de dévoiler la « vérité » de son identité, certaines allant parfois jusqu’à des interprétations étonnantes1. Proust, pour sa part, n’a jamais nié, ni confirmé publiquement sa judéité. C’est donc revenir à la question de l’identité juive telle que la posait Sartre dans Réflexions sur la question juive, prise dans une oscillation entre l’autodéfinition et le regard extérieur.

2Proust juif : qu’est-ce que cela change ? Changer quoi, et pour qui ? L’année 2022, centenaire de la mort de Proust, a permis un examen approfondi de l’auteur. Un coup d’œil à la liste des ouvrages parus à cette occasion indique une volonté d’aborder À la recherche du temps perdu sous des nouvelles perspectives, qui remettent en question la monumentalité de l’œuvre et sa place privilégiée dans la culture française. L’intérêt contemporain pour son origine, dont témoigne quatre livres et une grande exposition au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme à Paris, contribue à cet effort général pour sauver son image de la canonicité et du snobisme qui lui ont été attribués en le figurant comme dangereux et sulfureux, c’est-à-dire juif et homosexuel, deux identités auxquelles il ne s’est jamais pleinement et ouvertement identifié. À travers la question de ses origines, comme à travers l’identité sexuelle, ce qui se joue, c’est la place de Proust au sein de la culture française : appartenance des plus canoniques ou curieuse déviance ?

3Dans ce climat culturel, l’étude que lui consacre Antoine Compagnon, intitulée Proust du côté juif, paru chez Gallimard en 2022, se démarque. L’auteur aborde le sujet sous un angle original : non à travers la représentation des juifs dans la Recherche, pas plus qu’à partir des racines de l’auteur, et de ses rapports avec elles, mais en partant de la réception de son œuvre au sein des milieux juifs en France, plus précisément parmi les critiques juifs et sionistes dans les années vingt et trente, qui voyaient en lui le précurseur d’une renaissance littéraire juive. Partant de cette réception initiale, Antoine Compagnon se donne pour but d’interroger la convention contemporaine, selon laquelle le portrait des personnages juifs dans la Recherche atteste chez son auteur une haine de soi et une honte des origines. Cette étude, première en son genre, offre une analyse sobre et prudente du discours fantasmatique qui a participé et participe encore à la réception de l’œuvre de Proust2.

4Compagnon identifie deux périodes dans la réception de la Recherche. La première commence à la mort de Proust en 1922 avec la nécrologie que l’écrivain André Spire lui consacre. Le premier texte qui traite directement des origines de Proust donne lieu à des débats houleux dans les revues sionistes qui visent aussi bien à la personnalité de l’écrivain qu’à l’importance à accorder au judaïsme dans sa vie et dans ses écrits. Les critiques sionistes considèrent Proust comme un écrivain juif ou « mi-juif » qui reconnaît fièrement cette identité et donne une représentation complexe du judaïsme de son temps à travers ses personnages. Les aspects méprisables et ridicules de Bloch et Rachel ne sont pas interprétés comme une expression d’auto-antisémitisme, mais comme une critique de l’assimilation. Ces auteurs alignent ainsi leur lecture sur l’idéologie sioniste, qu’ils alimentent par la même occasion.

5Le personnage de Charles Swann remplit à leurs yeux un rôle tout à fait différent. Les commentateurs centrent leur analyse sur ce que Swann vient à incarner à l’approche de sa mort, lorsque la maladie et l’affaire Dreyfus dévoilent ses masques sociaux et révèlent le visage « d’un vieil Hébreu3 ». Swann découvre alors son judaïsme et « le sentiment d’une solidarité morale avec les autres Juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie4 ». Proust résume cette métamorphose en une phrase qui devint incontournable pour Spire et ses héritiers : « Swann appartenait à cette forte race juive, à l’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individus eux-mêmes semblent participer5 ». Les critiques sionistes reconnaissent dans cette citation une définition du judaïsme comme résilience, et dans Swann un autoportrait de Proust en Juif. En outre, ils lisent dans le Swann français et juif révélé la nécessité du retour à Sion, et essayent d’en conclure à une révélation similaire qui aurait touché Proust le soir de sa propre mort.

6Certains vont plus loin encore et reconnaissent l’influence de l’héritage juif dans le style de la Recherche et dans sa vision du monde. Proust n’aurait pas seulement écrit sur les juifs, mais aurait écrit « juif », d’où la comparaison courante entre Proust et Montaigne, lui aussi « mi-juif » du côté de la mère, une comparaison dont la formulation emblématique se trouve dans un essai d’Albert Thibaudet daté de 1923, qui fit événement. Avec l’ambition d’inscrire la Recherche dans la tradition française, Thibaudet compare Proust et Montaigne à partir du mouvement, de la mobilité et de la relativité qui caractérisent leurs pensées. Ces qualités le conduisent à une troisième figure, celle de Bergson, également membre d’une famille juive (on peut supposer que Thibaudet avait alors connaissance du lien familial entre le philosophe et l’écrivain – Proust est garçon d’honneur au mariage de Bergson avec une cousine de Jeanne Weil). Le mouvement de la pensée chez ces trois auteurs est défini alors comme « franco-sémitique ».

7Deux ans plus tard, en 1925, Denis Saurat, universitaire spécialiste de littérature anglaise et de la Kabbale, définit le style de Proust comme un « style du rabbin », en suggérant une influence du Talmud et du Zohar. À partir d’une intuition qui se dispense de preuves, Saurat ajoute que la structure androgyne de l’âme dans la Kabbale aurait tracé la voie vers la théorie de l’inversion sexuelle dans Sodome et Gomorrhe I :

8La moitié du Zohar est consacré à des histoires d’âmes qui se réfugient en d’autres âmes, en particulier chez les âmes de leurs mères ; et les âmes qui sont à la fois mâle et femelle ou qui semblent être mâles quand elles sont femelles, et inversement, y sont analysées par centaines de pages. Si Proust a osé jeter l’inversion sur le marché littéraire, c’est que la spéculation de sa race au cours de deux millénaires l’y avait préparé (p. 164).

9Ces propos seront développés dans les années quatre-vingt-dix par Juliette Hassine et Julia Kristeva.

10La deuxième période de la réception de l’œuvre proustienne au sein du milieu sioniste débute dans les années trente, et se caractérise par la reconsidération des personnages juifs dans la Recherche. À ce moment, le sionisme politique perd de son influence en France au profit du judaïsme institutionnel, et la plupart des revues sionistes des années vingt cessent leur activité. En parallèle, après quelques années d’accalmie, le nombre de manifestations antisémites dans l’espace public augmente de nouveau. Pour Compagnon, le moment-clé correspond à la publication en 1937 d’un article par l’écrivain hollandais Siegfried van Praag, dans lequel Proust incarne un « judaïsme déjudaïsé », c’est-à-dire un judaïsme assimilé, associé à la déchéance et à la chute. La représentation d’un Proust sioniste fait donc place à celle d’un Juif assimilé rempli de honte, qui crée, au contact de la bourgeoisie juive, des personnages correspondant aux stéréotypes antisémites de son temps. Van Praag tremble surtout devant l’affinité entre les juifs et les homosexuels qui apparaît dans Sodome et Gomorrhe I : « Cette comparaison, la plus sombre qui fut jamais émise du judaïsme occidental, prouve que Proust a observé les symptômes morbides dans les milieux franco-juifs de son temps » (p. 247). Il est important de souligner que van Praag n’accuse pas Proust d’antisémitisme, mais lui reproche de produire impudemment des représentations susceptibles de servir une idéologie antisémite. À l’instar de ses prédécesseurs, van Praag finit lui aussi par considérer Proust comme un prodigieux critique de l’assimilation de son peuple : « Proust fut Juif, un Juif mélancolique et désillusionné, peut-être comme Koheleth, qui fait jadis roi de Jérusalem » (p. 250).

11Cette réserve, qui s’achève en admiration chez van Praag, devient un dogme vigoureux à partir des années cinquante. Les termes tels que « race » et « sang » employés par Proust et ses critiques sionistes pour décrire alternativement les Juifs, les aristocrates et les « invertis », reçoivent une autre portée après la Shoah, et sont interdites. Le personnage de Bloch est désormais perçu par la critique américaine et une partie de la critique française comme une caricature antisémite, comme le produit des tentatives de Proust pour cacher son identité, pour la rejeter hors de lui. La thèse de Spire, fondée sur la résilience de Swann comme expression d’un sentiment de loyauté juive de la part de Proust, disparaît. Pire : elle tombe dans l’oubli.

12Face à cet oubli, Antoine Compagnon adopte une posture typiquement antimoderne, caractéristique de celui qui, embarqué dans le mouvement de la modernité, ne cesse pourtant pas de porter un regard mélancolique vers le passé, sans vouloir arrêter le mouvement ou revenir en arrière (l’anti-moderne admet l’irréversibilité du temps), mais pour ranimer les voix éteintes dans le présent. À travers ses promenades réelles et allégoriques dans l’ancien carré juif du Père Lachaise, « parmi tant de tombes abandonnées, recouvert de mousse, brisées, où les noms ne sont plus lisibles » (p. 266), Antoine Compagnon fait plus qu’acquitter Proust des accusations d’antisémitisme : il restitue la mémoire d’un attachement essentiel de la communauté juive française à la Recherche, un attachement qui semble avoir été perdu après la Shoah et avec laquelle il serait peut-être possible de renouer aujourd’hui.

13Mais cet attachement s’est-il vraiment perdu ? La lecture de la littérature juive écrite après Auschwitz ressuscite un étrange écho de Proust, qui ne se donne pas à voir immédiatement : plus précisément, la littérature des enfants cachés tels que George Perec dans W ou le Souvenir d’enfance, Marcel Cohen dans Sur la scène intérieure ou W. G. Sebald dans « Max Ferber » et Austerlitz. Comme le narrateur dans « Combray », ces auteurs lient la présence de la mère à la possibilité de la narration et de la mémoire : c’est de son arrivée (son baiser) que dépend le sommeil, c’est-à-dire que c’est elle qui règle le temps et déclenche le mouvement du récit qui est, à quelques exceptions près, linéaire6. C’est elle aussi qui offre à son fils la madeleine qui suscite la réminiscence et la découverte du passé, un passé qui semblait être mort à jamais. Or pour les enfants cachés, la mère est perdue, et c’est sa disparition qui explique l’arrachement soudain à l’enfance et la crise de la mémoire qu’ils éprouvent. En même temps, et au-delà de l’ironie cruelle qu’une telle comparaison peut évoquer, cette figure contient la possibilité d’une rédemption : ainsi Marcel Cohen doit-il l’écriture de son récit à une rencontre contingente avec un petit coquetier ayant appartenu à sa mère, et explique comment certaines odeurs qui lui sont liées, dont la mémoire « ne se perd jamais et n’autorise pas la moindre confusion7 », sont capables d’effacer l’idée du temps. C’est ainsi, également, que Max Ferber et Austerlitz offrent au narrateur de Sebald, le premier qui raconte leur histoire, une photographie et des feuilles biographiques de leur mère, comme s’il s’agissait de clés du passé. Proust apparaît alors comme une figure déterminante pour la littérature juive après la Shoah, dont l’influence agit comme une source de lumière souterraine : le souvenir d’un modernisme utopique, presque naïf, la promesse d’une « vraie vie » vécue à travers la littérature, l’espoir de réparer la destruction du temps8.

14Ce rôle rempli par Proust, il est difficile de le constater à travers l’étude de Compagnon. Contrairement à la majorité de la critique proustienne, qui aborde le côté juif à travers la figure de la mère et lie d’une manière plus ou moins directe, plus ou moins vulgaire, le juif et la femme, le juif et l’homosexuel (Michel Schneider, par exemple, fait de la mère l’origine des deux perversions de son fils : le judaïsme et l’homosexualité9), Compagnon passe rapidement sur le sujet de Jeanne Weil pour se consacrer aux deux patriarches de la famille : Baruch et Nathé, le père et le grand-père de Jeanne. Loin des propos de Proust lui-même dans sa fameuse lettre de 1896 à Robert de Montesquiou, qui placent le judaïsme du côté de la mère, à l’inverse du père10, le côté juif devient alors le côté des pères, un territoire masculin qui fait corps avec l’image du judaïsme comme résilience des critiques sionistes, ainsi qu’avec l’effort général du mouvement sioniste visant à guérir le juif de sa « maladie », à savoir de sa féminité et de sa défectuosité sexuelle dont la cause serait la vie en diaspora. Antoine Compagnon, en loyal partisan sioniste – qui cite en épigraphe la phrase sur l’endurance de Swann face à la maladie, – constate que les critiques sionistes ont tendance à projeter sur la Recherche et son auteur leurs propres conceptions du Juif et du judaïsme. Nous pouvons lui faire le même reproche, et demander si, enfin, l’étude ne mérite pas de revenir à son titre initial de « Proust sioniste », abandonné par Antoine Compagnon suite à des critiques, arguant que le sionisme n’était pas le fait de l’auteur, mais de ses lecteurs.

15L’attrait des enfants cachés pour la Recherche peut aussi venir du fait que le visage de la mère est maintenu hors narration. Dans un livre crépusculaire consacré à Proust, Saul Friedländer troque pour un instant la plume de l’historien pour celle de l’enfant caché, déclarant que le narrateur évite de décrire le visage de sa mère par crainte de révéler son identité juive11. En effet, lorsqu’on examine son personnage au fil des manuscrits inachevés jusqu’aux derniers brouillons du roman, on constate un processus graduel d’effacement : dans Les Soixante-quinze Feuillets, daté de 1908, elle apparaît sous la forme de son prénom, et dans un chapitre de Contre Sainte-Beuve rédigé en 1909, Proust décrit même « les belles lignes de son visage juif », au moment où elle fredonne lors d’une « petite représentation de famille » les mélodies que Reynaldo Hahn a écrites pour Esther de Racine, l’histoire de la reine juive qui doit cacher son identité pour sauver son peuple de l’extermination, et que sa mère « préfère à tout12 ». Dans la Recherche, ce visage s’abstrait. La mère perd ses traits distinctifs pour devenir un esprit qui plane sur l’œuvre, la construction vide qui la fait tenir ensemble : « La mère : [Proust] voulait la mettre au centre de l’œuvre, lui donner le premier rôle […] – mais elle ne cessera au fur et à mesure qu’il écrit, de s’effacer […]. La mère : […] vide central, tache aveugle, degré zéro de la littérature13», écrit Roland Barthes dans une fiche de travail inédite.

16En 1905, Proust hérite de sa mère un tableau de Francken le Jeune qu’il nomme pour lui-même Esther et Haman. Dans une lettre à Madame Catusse, il précise l’endroit où il voudrait l’accrocher dans son nouvel appartement : « dans une ombre propice14 ».