L’obscurité de la poésie, entre aporie & fécondité
1Le nouvel ouvrage de Francesco Zambon, philologue de formation et professeur émérite de l’Université de Trente, s’appuie sur des cours proposés au Collège de France en février-mars 2017, où il était invité par Carlo Ossola et Michel Zink pour évoquer l’obscurité de la poésie et sa mise en procès, du Moyen Âge à la période contemporaine.
2Grâce à une perspective historique, Francesco Zambon éclaire le regard porté par les auteurs anciens et modernes sur l’obscurité et la clarté dans l’écriture, regard souvent manichéen sur une obscurité condamnée et condamnable, et sur une clarté idéalisée, comme si toutes deux recouvraient des valeurs morales. Quatre épisodes servent de repères chronologiques et symboliques pour comprendre la dimension sociale, culturelle, esthétique et poétique du débat entre obscurité et clarté : le conflit stylistique, au Moyen Âge, entre le trobar clus et le trobar leu ; le débat, à l’âge baroque, au sujet des Soledades entre Luis de Góngora et Lope de Vega ; la polémique initiée par Marcel Proust à propos de l’obscurité de l’écriture mallarméenne ; et, comme un nœud qui permet à chacun de ces épisodes de se rejoindre par-delà leur distance chronologique, la réflexion des exégètes sur la clarté ou l’obscurité des Écritures saintes. Le commentaire érudit de Francesco Zambon sur les sources de notre rapport moral et esthétique à l’obscurité de la poésie s’attache à marquer ces étapes historiques fondatrices et à rechercher les influences des auteurs et des écoles de pensée. Avec une grande pédagogie, il nous offre une approche culturelle et historique très claire, nourrie de références à de nombreux ouvrages et illustrée par de fréquentes citations.
3De la brièveté, cette Brève histoire de l’obscurité poétique n’a que la concision du nombre de pages, et surtout pas la superficialité du raccourci de pensée ; car son intensité et ses résonances ont, pour leur part, une ampleur mémorable dans l’esprit du lecteur.
Revenir aux sources pour lever les voiles de l’obscurité : la Bible
4Au commencement était la Bible. Et, d’emblée, s’impose la question fondamentale, encore très contemporaine, dont Francesco Zambon rend compte sans prendre parti, de l’élitisme ou de la démocratisation du message. Parce qu’elle se présente comme une immense parabole, la Bible est, par nature, obscure. Comme le justifient les deux Pères alexandrins Clément et Origène, cette dimension mystérieuse permet de maintenir les esprits en alerte ou d’éviter les interprétations erronées. La connaissance des mystères de la Bible est réservée à une élite, et alimente l’idée d’un transfert d’un sens à un autre, à l’image du Christ qui vient d’un autre monde à notre monde. La nature métaphorique des épisodes bibliques les préserve de la trivialité et de l’affaiblissement du sens, et recèle les secrets d’une sagesse qui ne pourront se révéler que grâce à la puissance de la présence divine et de la foi, selon les commentateurs de la Bible. Le sens littéral, visible et superficiel, est moins fréquent et moins assuré que le sens symbolique et allégorique, énigmatique, que seul l’esprit contemplatif et sage, qui est un élu, peut décrypter en se vouant au service de la vérité. La mystique chrétienne associe ainsi l’obscurité à la nature de Dieu, obscurité qui s’offre comme un parcours à effectuer pour passer de la foi à la connaissance, grâce à une trajectoire de progrès intellectuel et spirituel.
5Augustin réfute l’approche ésotérique des textes bibliques, car il l’associe à des manipulations mises en œuvre par des hérétiques pour transmettre leurs idées. Pour Augustin, il faut se méfier des prétendues révélations sur terre (seul l’au-delà permet de donner accès à la Vérité). Concédant que les obscurités du texte biblique puissent induire en erreur le lecteur peu avisé, il ne reconnait pourtant pas la forme d’élitisme que les patristiques associent à l’obscurité. Chacun, selon Augustin, peut, et même doit, dévoiler les mystères pour trouver le chemin de la révélation divine. Ainsi, l’obscurité du texte devient un cheminement pédagogique et initiatique pour accéder au salut. Mais Augustin ajoute l’idée qu’il y a une esthétique de l’obscurité, ce que ne disent pas les Pères alexandrins : sa douceur et ses voiles procurent plus de plaisir qu’une révélation littérale, abrupte et claire. L’esthétique symboliste du trobar clus, « poésie fermée, difficile, hermétique » (p. 8), valorise cette idée de quête : l’inaccessibilité de la signification (comme celle de la femme dans l’amour courtois que Francesco Zambon a déjà étudié auparavant) alimente le plaisir de la projection vers le sens. C’est donc très tôt dans son ouvrage que Francesco Zambon associe les approches spirituelles et esthétiques pour démêler les nœuds de l’obscurité.
6La réflexion médiévale sur le plaisir du texte s’appuie sur cette culture de l’obscurité dans la Bible et chez ses exégètes. Edgar de Bruyne y voit même, dans ses Études d’esthétique médiévale1 (1946), le fondement de l’évolution de la littérature qui cultive spécifiquement l’obscurité, au Moyen Âge, en s’inspirant du modèle allégorique de la Bible qui influence par exemple Pétrarque et Boccace, lesquels associent l’hermétisme de la poésie à un stimulus qui élève l’âme en l’ennoblissant. L’« hermétisme formel » (p. 38), avec son piquant rhétorique qui attise le goût de l’étrange, et l’« hermétisme du contenu » (ibid.) se lient dans le trobar clus en s’abreuvant à la source de la poétique hermétique du texte biblique, ce que Jean de Salisbury considère au xiie siècle comme un blasphème, car seul le texte saint devrait pouvoir être mystérieux et allégorique. Cette approche de la place et du rôle de l’obscurité dans les exégèses de la Bible alimente l’écriture et la lecture du trobar clus, d’après Francesco Zambon, et reviendra souvent dans l’analyse de l’hermétisme littéraire occidental, y compris moderne.
L’obscurité comme « affaire esthétique & stylistique » au xiie siècle
7Francesco Zambon éclaire les débats entre critiques sur l’affaire du trobar : le trobar clus se donne un style fermé et obscur, alors que le trobar leu emprunte un style facile et clair. C’est à partir du troubadour gascon Marcabru (quoiqu’il n’ait pas employé lui-même le terme) que l’on peut comprendre la poétique du trobar clus, fait de mots serrés et fermés. Marcabru valorise le poète qui sait faire la lumière sur son propos à l’aide d’un sens clair et d’un raisonnement cohérent. Le trobar clus met au contraire en œuvre une « densité » et une « stratification de sens allégoriques qu’il faut rechercher sous le voile de la lettre » (p. 52) : cela est accessible au sage expert en herméneutique, comme l’est l’exégète biblique qui parvient à dénouer les symboles grâce à sa clairvoyance et à son savoir, et apte à déceler les principes de Dieu. La poétique des « mots serrés et fermés » (« motz serratz et clus », dit Peire d’Alvernhe dans son poème « Be m’es plazen2 ») désigne en effet le symbole et l’allusion qui suscitent un sens caché que le sage doit dé-couvrir.
8Au xiie siècle, Giraut de Borneil est un continuateur de Marcabru ; il fait l’éloge d’une écriture à mots couverts, notamment dans sa chanson « La flors del verjan » : le chant se nourrit intensément de l’obscurité qui cache le sens, avec plus de prestige et plus de valeur. Ne cherchant pas à se démocratiser, ce chant assume son élitisme qui lui confère une dimension initiatique à travers la découverte progressive du sens. École de l’humilité et de la connaissance de la vraie valeur des choses, l’obscurité œuvre contre la banalisation du sens. Plus il est noir (« comme l’ébène » dit Giraut de Borneil dans sa chanson « Aus que venha · l nous fruchs tendres »), plus le poème fait la preuve de sa sagesse à condition que le poète soit sincère et authentique. Écrin d’un sens caché à découvrir grâce à un effort permettant d’élever le lecteur, le poème recèle un « trésor de doctrine » (p. 66). Cependant, Giraut de Borneil est aussi le défenseur du trobar leu (dont il invente le nom), qui se comprend et se chante aisément, et qui révèle un poète non moins talentueux que celui du trobar clus. Le message moral explicite du trobar leu en fait un utile complément au trobar clus.
9Trobar clus et trobar leu peuvent donc se combiner en proposant un sens clair et un style précieux, ce qu’Ulrich Mölk nomme trobar prim dans Trobar clus / trobar leu3, et visant à une perfection formelle qui prend le poème comme sa propre fin, ce que Francesco Zambon relie à la « poésie absolue » de Paul Valéry au xxe siècle (p. 80). Ici, les jeux de rimes, d’entrecroisements de mots, de structure et de métrique, accompagnent les variations de sens issues des oppositions thématiques et sémantiques. Comme un métadiscours, le poème parle de lui-même en train de se faire, « allégorique de lui-même » (p. 82), comme pour le sonnet en -x de Mallarmé, par exemple dans « Er resplan la flors enversa » de Raimbaut d’Orange. Le poète « artisan » (p. 83) donne un nouveau sens aux mots grâce à son travail d’orfèvre, jusqu’à faire s’élever un poème « objet autonome et autoréférentiel » (p. 84) chez Raimbaut d’Orange. Cela semble terriblement moderne, et cela va marquer durablement la lyrique occidentale.
Góngora ou le procès de l’obscurité : où il est question de paresse, de pestilence & d’antidote…
10Francesco Zambon rend compte des épisodes de l’affaire de l’obscurité en Espagne durant le Siècle d’or en mettant en exergue avec une grande clarté ses étapes successives, comme s’il s’agissait d’un feuilleton aux multiples rebondissements. Cette scénarisation des débats est, il faut le noter, d’une grande aide pour le lecteur de l’ouvrage, tant les détails abondent.
Épisode 1
11Le poème du poète baroque espagnol Luis de Góngora (1561-1627), Soledades (1613), fait polémique. Il s’agit du récit bucolique de la découverte par un naufragé d’une noce villageoise champêtre, de sa rencontre avec des pêcheurs et des chasseurs, dans un poème narratif versifié incluant un épithalame chanté par des chœurs et un chant d’amour polyphonique, mais aussi des descriptions précises et foisonnantes des lieux découverts par le protagoniste. Góngora se voit critiqué pour son obscurité dès 1613 : l’allégorie y appose un voile mystérieux, largement assumé par Góngora. Le topos de l’éloge de la vie rustique (« alabanza de aleda », p. 95), très fréquent dans le Siècle d’or espagnol, mêle une éthique et une esthétique : la vie sobre et proche de la nature promet un bonheur innocent et pleinement satisfaisant, au contraire de la vie à la Cour qui favorise le péché d’orgueil, comme l’expérimente Góngora lui-même en quittant Madrid pour Cordoue afin d’expérimenter un bonheur pétrarquiste fait de solitude et d’accord avec une nature édénique, où la rusticité n’est finalement qu’une approche idéalisée et bien peu réaliste d’une campagne habitée par des aristocrates ayant fui la ville.
12Francesco Zambon montre que Góngora met l’architecture savante et l’expression raffinée de son poème au service d’un langage sublime, dont l’obscurité provient d’un travail lexical, syntaxique et rhétorique recourant à l’artifice, à l’abondance et à l’implicite (néologismes, distorsions de la phrase, tropes multipliés…). L’énigme constituée par le poème se nourrit de la complexité de la ligne et de la concision de l’expression : ruptures syntaxiques et resserrement lexical font du poème une mécanique aux rouages tenus secrets, en une « poésie aristocratique et élitaire » (p. 99). Les critiques formulées dès 1613 par les lecteurs des Soledades (notamment par Pedro de Valencia, ami de Góngora, ou encore Francisco Fernández de Córdoba, abbé de Rute, secrétaire de Lope de Vega) sont précisément énumérées par F. Zambon : manque de clarté lié à l’emphase et à l’enflure, à l’artifice et aux jeux spirituels, écriture atteinte d’« hydropisie » (p. 102) sous l’effet abusif des latinismes et italianismes, des répétitions, des hyperboles et des obscurités d’une expression très ornementale qui contrevient par ses excès au principe, répété par Aristote, Quintilien ou encore Le Tasse, de la perspicuitas (transparence, clarté et évidence) et de l’adéquation du style à la matière, humble, du propos.
Épisode 2
13L’obscurité est-elle une richesse ou un appauvrissement ? Attaché à faire la lumière sur ce débat alimenté par les divergences des auteurs du Siècle d’or, Francesco Zambon précise que l’œuvre de Góngora est défendue par Andrés de Almansa y Mendoza en 1613 : celui-ci estime que la préciosité de la langue gongorine est un enrichissement du castillan et correspond à la logique de la variété des thèmes abordés par le poème, en plus d’exercer l’intelligence et la finesse de son lecteur. Lope de Vega, éternel rival de Góngora, attaque les Soledades dès 1613, mais Góngora se défend dans une lettre manifeste datée du 30 septembre 1613 qui fait l’éloge de l’obscurité ; en effet, elle encourage selon lui une lecture fine, attentive et intelligente du texte, suscite le plaisir chez un lecteur actif, et participe de façon honorable à l’élévation de la langue espagnole au niveau du latin. L’obscurité se présente alors comme une conquête de l’esprit et de la plume, ce qui fait, selon Góngora, son honneur et sa noblesse.
Épisode 3
14Le poète sévillan Juan de Jáuregui rédige en 1614 un pamphlet contre la poésie de Góngora, L’antidote contre la poésie pestilentielle des « Soledades », approfondi dans un Discours poétique (1624) que F. Zambon tient pour la critique la plus solide de la poésie obscure jusqu’à celle de Proust (p. 124). Jáuregui distingue deux sortes d’obscurités : celle qui relève du lexique et de la syntaxe, et celle qui tient aux sujets abordés et aux raisonnements mis en œuvre. D’après lui, seule la première mérite d’être nommée obscurité, qui pourrait d’ailleurs facilement être évitée, la seconde représentant seulement une difficulté. Les mots sont nés pour la clarté, selon lui. Dans son accusation contre Mallarmé, Proust ne dira pas autre chose : les poètes doivent employer des mots clairs pour être intelligibles par tous, alors que l’obscurité sied aux philosophes qui traitent de sujets difficiles. L’obscurité du langage fait violence au sens comme au lecteur, selon Jáuregui, ce qui transforme la lecture en un moment de ténèbres qui satisfait, en outre, la paresse d’un auteur rechignant à la clarification. L’obscurité serait alors une facilité d’esprit et de plume. De là à y voir la manifestation d’un vice, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par Jáuregui.
Épisode 4
15Contre Jáuregui, Francisco Fernández de Córdoba prend en 1615 la défense de son ami Góngora dans son Examen de l’Antidote ou Apologie des « Soledades » de Don Luis de Góngora contre l’auteur de l’Antidote. Selon lui, s’il y a obscurité, elle vient d’une part de la nature même des sources religieuses du texte de Góngora qui retrouve en fait l’obscurité des grands penseurs que sont Pythagore et Héraclite. Et, d’autre part, le genre en lui-même du poème suscite l’obscurité par son hybridité thématique qui le conduit à accueillir tous les registres, tous les thèmes, tous les styles. Le style élevé de Góngora est obscur, car il recourt, c’est sa richesse mais aussi sa grandeur, à de nombreuses ressources formelles. Que le texte demeure impénétrable par le lecteur est anecdotique, car il suffit que les lettrés et les savants le comprennent. Dès lors, le procès prend une tournure politique… Y a-t-il une politique de l’obscurité en poésie ? Le poème doit-il chercher à se réserver aux happy few ou à se démocratiser ?
Épisode 5
16Un ami de Góngora, lui aussi de Cordoue, Pedro Díaz de Rivas, produit, dans ses Discours apologétiques sur le style du « Polyphème » et des « Solitudes », l’analyse la plus poussée de l’obscurité des Soledades : l’obscurité peut venir d’un langage polysémique ou d’une pensée abstraite et complexe, cette dernière étant l’apanage du poète, car il est inspiré par la philosophie et les mystères, ce que seuls quelques lecteurs élus et experts peuvent comprendre. Dans cette perspective, l’impression d’obscurité relève d’une insuffisance du lecteur, inapte à comprendre le texte. Le poète est légitime à user de tours obscurs et complexes, car « cette obscurité n’est qu’excès de lumière » (p. 137), c’est-à-dire de vertus créatrices qui exaltent la profondeur et la subtilité d’une pensée dont l’érudition assume son élitisme. L’épisode donne lieu au couronnement symbolique de ce poète érudit : son obscurité serait son sacre.
Épisode 6
17Au contraire, d’autres critiques, comme Francisco Cascales dans une lettre intitulée « Sur l’obscurité du “Polyphème” et des “Solitudes” de don Luis de Góngora », voient dans cette obscurité une somme de détours artificiels, fourbes et confus, qui révèlent les masques empruntés par un poète déchu qui se fait bassement plaisir en usant de métaphores ; alors, le poème manque sa cible : il n’instruit pas, ne plait pas, n’émeut pas. À cette attaque, Francisco del Villar répond, par lettres interposées, que l’obscurité est due à la langue castillane elle-même. La polémique dure des années… Un nouvel argument pro Góngora, que l’on doit à Martín Vázquez Siruela (Discours sur le style de don Luis de Góngora, 1645 ou 1648) tient à l’idée que le sentiment d’obscurité peut aussi être transmis par un excès de lumière : on peut être aveuglé tant par la nuit que par le soleil. L’obscurité crée une langue nouvelle, sorte de « langue autre » (p. 147) propre au poète qui la lègue à ses héritiers, si bien que l’obscurité deviendrait lumière…
Bilan
18Francesco Zambon dresse d’abord (p. 147-150) le bilan synthétique de ces critiques adressées à l’obscurité de Góngora : l’ennui, l’absence d’instruction et de plaisir du lecteur, l’inadéquation avec l’humilité du sujet du poème lyrique, l’hybridité malvenue d’un style sublime et d’un lexique bas. Ce serait aussi une facilité que de se laisser aller à un langage obscur, voire la révélation d’une malhonnêteté profonde…. Toutes ces critiques sont arbitraires et discutables, résume F. Zambon (p. 148). Puis (p. 150-152), F. Zambon synthétise les idées des défenseurs de Góngora, lesquels s’appuient d’abord sur l’argument d’autorité fourni par la proximité avec la littérature antique ; en effet, le mélange des registres se voit également dans l’épopée et la tragédie, et l’obscurité s’observe aussi chez de grands poètes antiques comme Horace ou Persée ; la langue est, chez Góngora, élevée au niveau du latin, et son obscurité attise les plaisirs de l’esprit.
19Ainsi, l’obscurité est traitée, dans ce contexte historique, géographique et culturel, selon une perspective axiologique ou morale qui fait d’elle une grandeur ou une bassesse : il y aurait une bonne obscurité, justifiée et utile, qui exalterait une lumière cachée grâce à l’emploi d’une langue autre, et une mauvaise obscurité, « vicieuse » (p. 152).
20Pour sortir de l’aporie, puisque la perspective morale est insuffisante pour trancher le débat, Francesco Zambon propose alors d’aborder la question en l’inscrivant dans le rapport entre la création et la réception, entre l’auteur et le lecteur. Ainsi, où l’obscurité se situe-t-elle ? Pour les uns, dans les yeux du lecteur, pour les autres sous la plume de l’auteur.
Stéphane Mallarmé contre Marcel Proust : le mot n’est pas coupable, plaidoyer pour une lecture avertie
21La correspondance de Stéphane Mallarmé reprend fréquemment le lexique de l’obscurité : mystère, occultisme, arcanes, hiéroglyphes, effet cabalistique, tout y renvoie à une « théologie des lettres » (p. 156) gardée secrète pour les profanes d’une poésie qui s’assimilerait à un ésotérisme offert en héritage au poète. Mais, si l’article « Hérésies artistiques » paru dans la revue L’Artiste le 15 septembre 1862 et le recueil en prose Divagations publié en 1897 adoptent un élitisme favorable à un lecteur apte à déceler les mystères de la création, le reste des écrits de Mallarmé ne recourt à l’obscurité ésotérique que dans une perspective analogique : en réalité, pour lui, la création poétique ne cache pas de secrets. Mallarmé se défend en effet de rechercher l’obscurité, ainsi que le dit clairement sa lettre du 10 janvier 1893 au poète anglais Edmund Gosse : « excepté par maladresse ou gaucherie, je ne suis pas obscur4 ». Si elle survient, ce n’est que sous l’effet de la maladresse ou de l’inexpérience d’un lecteur qui chercherait à lire le poème comme il lirait le journal. Pour lui, ce sont le but et la nature mêmes de la littérature que d’avoir cette dimension symbolique qui permet l’évocation, au sens étymologique du terme, des objets, dont l’écriture recueille l’empreinte spirituelle qui ne se donne, selon les célèbres mots du poète, que « dans une ombre exprès […] par des mots allusifs, jamais directs5 ».
22Le manifeste littéraire de Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres », répond à l’article à charge « Contre l’obscurité » de Proust, tous deux parus en 1896 dans la Revue blanche. Proust attaque l’obscurité à la fois conceptuelle, symbolique et grammaticale des symbolistes. Selon lui, le poète ne doit pas se transformer en philosophe au raisonnement obscur mais plutôt privilégier le recours au concret du sentiment, même si la nature évocatrice du langage fait que le mot n’est pas un pur signe direct. Mais Francesco Zambon montre bien la naïveté de cette association de la logique à la philosophie, et du sentiment à la poésie, ou même de l’assimilation du poète à un guide éclairant les ténèbres.
23Contre cette critique formulée par Proust, Mallarmé choisit une poésie absolue, qui dépasse le sens immédiat du texte, pour atteindre le « miroitement en dessous6 » qui lui vaut ces accusations d’obscurité, laquelle est, selon lui, du fait du lecteur et non pas du texte. Mallarmé défend également, contre Proust, la nature profonde du texte poétique qui, de même que la musique, exprime le mystère de la nature, inaccessible au langage logique du raisonnement. Poésie et musique sont la « révélation de la charpente du monde, de sa raison cachée » (p. 163), de l’Idée. Cette approche esthétique fait état d’une obscurité venant de la nature même des choses, non pas de l’écriture. Le lecteur doit se faire savant en musique mystérieuse des choses, en dépassant le sens premier des mots, car l’Idée, « musicienne du silence7 », se cache sous le texte et conduit vers un au-delà secret, passant outre le vecteur matériel, qu’il soit formé des touches du piano ou des mots du poète. Ainsi, il faut abolir le monde réel dans le langage pour faire naître un autre plan, plus mystérieux, tenu secret : c’est la crise vécue par Mallarmé en 1866-1867, donnant forme à une rencontre avec le Néant qui suscite une renaissance spirituelle. Dans cette « opération esthétique » (p. 166), le poète disparaît face aux mots ou, même, dans les mots. Francesco Zambon rappelle que c’est dans le vers, emblème de la littérature, que tout se passe pour Mallarmé. Seul le vers peut exalter les potentialités symboliques du mot et lui faire abandonner son rôle de simple maillon dans la chaîne discursive. Un mot n’a pas de sens prédéterminé, tout dépendra du vers dans lequel il scintillera et qui fera sans cesse renaître son sens. C’est pourquoi le vers, qui « rémunère le défaut des langues8 », est « rédempteur » (p. 173), en procédant, sous la plume d’un poète alchimiste, au rachat de la langue.
24Lire Mallarmé en y cherchant le sens premier des mots, c’est donc, évidemment, se rendre son texte obscur ; la clé réside dans le fait d’accepter d’abandonner la quête du discours premier et évident, au profit d’une lecture qui fasse apparaître les reflets réciproques des mots. Dans ces conditions, l’obscurité ne vient que de la recherche, erronée, d’un sens premier et instrumental, alors qu’il faudrait plutôt rechercher les liens secrets entre les mots pour que ceux-ci dévoilent les facettes cachées qui créent un rythme premier et essentiel, seul signal de la Beauté pure. Selon Mallarmé, le Livre est un écrin précieux de secrets écrits avec une encre ténébreuse, secrets qu’il faut déplier pour trouver l’infini, l’âme, le sens. Si la poésie paraît obscure, c’est parce qu’elle se niche dans ces plis et replis du sens offerts en surface par le poème. Elle ne comporte en effet aucune obscurité en elle-même, ne cache « aucun savoir ésotérique, aucune révélation surnaturelle : sous le pli, il n’y a que le vide, le Néant » (p. 179). Le sonnet « Ses purs ongles très hauts9 » le révèle : le sens vient de cette faculté réfléchissante du mot devenu mirage. Le fameux « nul ptyx » évoqué dans ce sonnet est le Néant augmenté de la puissance poétique du mot, dans un poème qui devient sa propre allégorie mais aussi celle de la poésie qui rencontre sa propre consistance et son propre sens dans le reflet qu’elle (se) donne d’elle-même. C’est donc au lecteur d’adopter le mode de lecture idoine, en gardant à l’esprit que chaque mot se reflète et vibre indéfiniment dans un autre, sans avoir de sens originel. Cette absence de sens propre du mot est donc réparée ou compensée par le vers mallarméen, qui, comme la glossolalie qui suppose une forme d’immédiateté entre le langage et l’être, rend le rythme essentiel de l’être, témoigne, dans le langage, du sens et de la présence de l’être du sujet. F. Zambon voit là une parfaite adéquation du poème avec la glossolalie, « entendue comme une parole qui est censée avoir une signification mais on ignore laquelle » (p. 190), qui fait de la poésie une réflexion philosophique et l’incarnation d’un reflet d’elle-même, dans le poème devenu réceptacle mais aussi objet de sens.
Vertus de l’obscurité
25Depuis le trobar clus jusqu’au poème mallarméen, l’obscurité est sémantique (issue du sens gardé caché), rhétorique (née des jeux d’écriture) et métaphysique (fille du Néant et venue d’une langue considérée comme un absolu).
26Francesco Zambon donne à sa réflexion « esthétique et poétologique » (p. 193) un large empan historique, depuis la poésie médiévale jusqu’à celle de la fin du xixe siècle, en recourant fréquemment aux sources antiques philosophiques et religieuses et en ouvrant les frontières géographiques de son champ d’étude. Cela lui permet de mettre en lumière des récurrences et des transformations, faisant de la poésie un objet à la fois persistant et mouvant, toujours vivant et certainement pas figé dans une signification unique. C’est notamment en cela que l’approche de Francesco Zambon est singulière : le grand écart effectué entre le Moyen Âge et le xixe siècle, de Góngora à Mallarmé, de l’Espagne à la France en passant par l’Italie, en revenant sans cesse aux sources antiques et en croisant les interrogations religieuses et philosophiques, montre que l’obscurité, loin d’être un simple thème, permet une réflexion sur la nature de la poésie et du langage encore de nos jours dans la poésie contemporaine. C’est bien la preuve de la légitimité du sujet choisi. L’obscurité permet un métadiscours qui conduit à l’essence du langage poétique et qui, grâce au trajet accompli depuis la création jusqu’à la réception, ramène à l’essentiel, c’est-à-dire au rapport entre le poète, les mots et le lecteur. Ainsi, le paradigme théorique de l’obscurité de la poésie interroge le lecteur et l’accessibilité du poème, mais aussi le choix d’une écriture au sens d’emblée donné ou retenu.
27La question est, profondément, celle de l’aristocratisme de la poésie : à qui s’offre-t-elle ? le lecteur doit-il, pour être un lecteur « idéal », peiner pour recevoir le poème ? L’éventuel élitisme de la poésie est-il une vertu (associée à la découverte de précieux trésors) ou un abîme (issu d’un orgueilleux repli sur soi) ? En somme, la question de Francesco Zambon est celle de la diffusion et de la réception du poème : comment le poème se donne-t-il ? Comment le lecteur lit-il ? Quelles conditions de partage du langage et du sens le poète met-il en place ?
28Enfin, Francesco Zambon donne à sa réflexion sur la nature, la place et le rôle de l’obscurité de la poésie des résonances actuelles. La lyrique moderne, dans sa rétention du sens, fait de l’obscurité un principe identitaire mais aussi esthétique qui est à même de rendre compte des ruptures entre l’écriture poétique et la vie moderne. Francesco Zambon mentionne notamment, dans cette perspective, Rimbaud, Valéry, Saint-John Perse, Char et Celan. La faille du sens et le fragment de la forme témoignent chez ces poètes de l’incompréhensibilité du monde. En se donnant une forme autre, le langage poétique, dans son refus de la langue médiatique et communicationnelle, adopte une autoréférentialité et une déshistoricisation qui le rendent obscur en le sortant du hic et nunc. Mais cette obscurité de la poésie est le signe de sa fécondité intellectuelle et poïétique. Alors, si l’obscurité est une notion si récurrente et si fondatrice de la poésie, c’est parce qu’elle est la marque même de l’essence du signe qui compose le poème ou le langage. Dans sa part de symbolisation, le mot ne peut être qu’obscur. L’écart entre le signe et la réalité, c’est l’obscurité qui en témoigne, parce que, tout simplement, la poésie n’est pas la langue de tous les jours ni un outil pratique de communication. Si le poème est la demeure de l’être, alors l’obscurité est son moyen le plus approprié pour dire ce mystère de l’être. Ainsi, l’obscurité de la poésie nous fait signe et nous montre que le poème dit quelque chose de la pure essence de l’être-au-monde.
29Ces questionnements, et leurs ouvertures linguistiques, esthétiques et poïétiques, sont une force de l’ouvrage de la Brève histoire de l’obscurité poétique de Francesco Zambon, en plus de la richesse de l’approche diachronique et de la précision des références littéraires. Plutôt que de faire de l’idée d’obscurité de la poésie un aboutissement, Francesco Zambon la prend comme un point de départ pour développer une réflexion plus vaste sur le rapport entre l’auteur et le lecteur ainsi que sur le débat sur la nature de la poésie. Au lieu de fermer la réflexion sur un bilan du passé, il l’ouvre sur notre époque et sur ce que peut être la création poétique dans un monde saturé d’expressions superficielles et médiatiques. Mais, surtout, il interroge ce que peut être, en soi, le mot : vecteur, miroir, écran, chatoiement, goutte d’obscurité ténébreuse aux lumineux éclats, qui donne penser, et qui fait être.