Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juillet 2024 (volume 25, numéro 7)
titre article
Lukas Brock

Un point de départ pour la recherche autour du réalisme magique

A starting point for research into magic realism
Michael Scheffel, Magischer Realismus: Die Geschichte eines Begriffes und ein Versuch seiner Bestimmung, Tübingen, Stauffenburg, 1990, 194 p., EAN 9783923721467.

1Publié en 1990, l’ouvrage de référence Magischer Realismus: Die Geschichte eines Begriffes und ein Versuch seiner Bestimmung [Réalisme magique : l’histoire d’un terme et une tentative de définition] de Michael Scheffel constitue un socle important pour les recherches actuelles autour de la définition du « réalisme magique1 ». On peut même dire qu’il est l’un des premiers à avoir pointé du doigt l’usage arbitraire de cet oxymore et c’est sans doute aussi grâce à lui que la recherche considère aujourd’hui le « réalisme magique » comme un « phénomène » retraçable dans l’histoire, au risque d’en faire une « étiquette2 » vide de sens.

2Le « réalisme magique » doit en grande partie sa renommée actuelle aux œuvres latino-américaines, à commencer par celle de l’écrivain guatémaltèque Miguel Ángel Asturias qui remporte le Prix Nobel en 1967. La même année, est publié le roman Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, à son tour lauréat du Prix Nobel de 1982. En 2010, leur succède Mario Vargas Llosa, autre célèbre représentant du réalisme magique latino-américain qui a récemment été nommé à l’Académie française. Entre-temps, le réalisme magique est devenu un style brumeux de la « world-literature3 » et ne se rattache guère plus à une aire géographique précise bien que beaucoup de lecteurs de nos jours l’associent toujours à l’Amérique latine.

3Le terme de « réalisme magique » lui-même pose problème puisqu’il relie aujourd’hui encore des œuvres qui ont vu le jour dans des contextes très divers : il y a le réalisme magique de l’entre-deux-guerres, défini en Allemagne et en Italie par Franz Roh et Massimo Bontempelli, le réalisme magique de l’après-guerre qui se propage sous différentes formes à la fois en Allemagne, en Autriche et en Belgique, mais aussi et surtout en Amérique latine, et puis il y a aussi le réalisme magique d’aujourd’hui, souvent rapproché du « post-modernisme4 » — une « poétique5 » mondiale très difficile à localiser.

4D’où sans doute l’approche assez intuitive proposée par Michael Scheffel qui expose dans un premier temps « une reconstruction exhaustive qui considère tous les contextes de son usage », afin de procéder dans un second temps à la « tentative » (« Versuch ») d’une définition du réalisme magique. La signification de ce dernier serait, comme il le déclare dans sa phrase introductive, « encore à déterminer » tandis que son « origine » (« Ursprung ») serait à « indiquer6 » (p. 1). C’est ce qu’il a l’intention de faire dans le premier volet de son ouvrage, dans le cadre d’« une sorte de doxographie » qu’il poursuit avec rigueur, évitant volontairement de s’aventurer dans des considérations davantage liées à la question de la définition du réalisme magique qu’il s’engage à trancher dans le second volet (p. 7).

5Comme il le reconnaît lui-même, la structuration de son travail n’a cependant rien d’anodin (p. 7). L’impossibilité de s’en tenir simplement à un ordre chronologique, qui est due aux superpositions temporelles de certaines récurrences du réalisme magique dans l’histoire littéraire, le conduit à plusieurs reprises à faire le choix d’un plan thématique (p. 16). Or, le simple fait de commencer par la présentation de l’historien de l’art allemand Franz Roh avant de se tourner vers l’initiative quasi simultanée de l’écrivain italien Massimo Bontempelli témoigne déjà d’un positionnement fondamental à l’égard du réalisme magique sur lequel il convient de s’interroger.

Une approche germaniste du réalisme magique européen

6Comment expliquer que Scheffel donne la priorité à l’Allemand Franz Roh plutôt qu’à l’Italien Massimo Bontempelli ? On n’échappe pas à l’impression que ce choix découle d’un avis préconçu à l’égard de l’« origine » du réalisme magique : s’appuyant sur l’article d’un dictionnaire rédigé par Otto F. Best, Michael Scheffel postule déjà dans la première phrase du premier chapitre sur Franz Roh que « [l’]appellation de “réalisme magique” [...] appartient […] en effet à l’environnement historique des années vingt allemandes » (« [die] Rede von einem “magischen Realismus” […] gehört […] tatsächlich in das historische Umfeld der deutschen zwanziger Jahre », p. 7). Puis, dans le second volet de l’ouvrage, le lecteur est confronté à un paragraphe sur le « débat autour d’un “nouveau réalisme” dans les années vingt allemandes » (« Diskussion über einen “neuen Realismus” in den deutschen zwanziger Jahren », p. 69-82) et à un chapitre entier sur le réalisme magique en tant que « style narratif dans la littérature allemande entre Weimar et Bonn » (« ein Erzählstil in der deutschen Literatur zwischen Weimar und Bonn », chapitre 2, p. 82-94). Ces réflexions autour d’un réalisme magique qui serait dérivé d’une quête de réalité entamée dans l’Allemagne post-wilhelmienne (Michael Scheffel reste très vague en ce qui concerne les raisons de cette quête), constituent la majeure partie de ce que le chercheur appelle « une tentative de [l]a définition » du réalisme magique. Elles viennent clôturer l’ouvrage qui semble adopter une structure circulaire, puisque la définition finale du réalisme magique équivaut à un retour dans les années vingt, précisons : dans les années vingt allemandes7.

7Cette monopolisation d’un phénomène qui n’a jamais été exclusivement allemand et dont toute la portée ne devient compréhensible qu’à partir du moment où il est interprété à la lumière du contexte européen, fait complètement abstraction du milieu dans lequel a évolué Bontempelli. Sa collaboration avec Giorgio De Chirico et Carlo Carrà8, par exemple, est un indice d’autant moins à négliger que l’Allemand Franz Roh compte ces peintres parmi les réalistes magiques « post-expressionnistes », à côté de beaucoup d'autres peintres italiens de l’époque9. Ce sont justement eux qui scellent précocement la « Fines avanguardiae10 », opposant à l’expressionnisme allemand et au futurisme italien11 la nouvelle réalité d’un « stade supérieur de l’être » (« uno stato superiore dell’essere ») identifiable dans « les choses ordinaires » (« le cose ordinarie12 »), tout en déclarant que de « nouvelles magies sont descendues sur la terre13 ». L’expression de « mage moderne » (« mago moderno ») qui « va au-delà de l’objet même » (« al di là dell’oggetto stesso ») apparaît déjà en 1918 sous la plume d’Alberto Savinio14. Tout en isolant Bontempelli de l’histoire artistique et littéraire italienne, Michael Scheffel semble avoir tendance à conférer au réalisme magique le statut d’une exception allemande, alors que son éruption a indubitablement deux épicentres.

8Cela nous amène au prochain problème soulevé par l’approche de Michael Scheffel : pourquoi insiste-t-il tant sur l’apparente autonomie (p. 13) de ces deux contemporains en faisant en même temps allusion à des parallèles « intéressants » (« interessanterweise », p. 15-16), comme la curiosité partagée pour la peinture du Quattrocento (p. 16) ? Bien que la recherche n’ait trouvé jusqu’à présent nulle trace d’une possible influence réciproque, des liens très significatifs peuvent être établis entre ces deux hommes. L’intérêt que Franz Roh manifeste pour les artistes regroupés autour de « Valori plastici15 », qui divulguent leur programme en Allemagne à l’occasion de l’exposition « Das junge Italien16 », aurait pu le mettre en contact avec le nom de Bontempelli qui publie en 1922 sa pièce de théâtre Siepe a nord-ovest [Haie à nord-ouest], illustrée par De Chirico dans les Éditions Valori plastici17. Bontempelli pourrait à son tour avoir eu vent du texte fondateur Nach-Expressionismus de Franz Roh à travers la revue Querschnitt ou bien grâce à Georg Kaiser qui collabore à sa revue 900 (Novecento)18. Étant donné que le réalisme magique deviendra le style mondialisé par excellence, il convient en tout cas de rappeler que, dans l’entre-deux-guerres, les Alpes ne sont pas insurmontables et que l’on observe, du moins dans les années 1920, un échange culturel assez fructueux entre les élites culturelles européennes.

9Se soumettant à l’exigence méthodologique d’une approche « concentrée », Michael Scheffel décide de ne pas « esquisser […] la dimension européenne […] d’un horizon intellectuel commun […] » qui aurait pu expliquer l’étrange connivence de deux esprits inconnus l’un à l’autre (p. 69). Mais peut-on aussi facilement isoler le contexte allemand de celui d’une Europe qui partage bon gré mal gré le traumatisme de la Première Guerre mondiale ? Face à l’analyse de Michael Scheffel qui se contente de faire le constat d’un besoin d’objectivité accrue au début de la République de Weimar, l’ancrage alternatif proposé par Maurizio Fagiolo dell’Arco semble bien plus proche du véritable enjeu du post-expressionisme dont le réalisme magique est issu :

Le climat généré par Valori plastici est en fait le premier langage commun de lEurope. Il est intéressant de remarquer qu’il a fallu une guerre mondiale pour faire réfléchir les différentes nations sur l’idée même de l’Europe19.

10En traçant une frontière trop imperméable entre les milieux intellectuels italien et allemand, Michael Scheffel ignore que « l’adjectif “européen” a été inventé par Nietzsche20 », selon le mot de Bontempelli, et isole Franz Roh dans la République de Weimar, alors que le titre de son ouvrage principal sur le réalisme magique annonce une ouverture sur les « problèmes de la nouvelle peinture européenne21 ».

Un « contexte tout à fait différent » ?

11En remarquant que Bontempelli forge le concept de « réalisme magique » dans un « contexte tout à fait différent » du contexte allemand, Michael Scheffel fait sans doute allusion au fascisme qui s’empare de l’Italie bien avant la prise de pouvoir hitlérienne. Une distinction trop nette entre le régime fasciste de l’Italie et le gouvernement de la République de Weimar, aussi justifiée soit-elle, comporterait le risque de surestimer la stabilité d’une république aux tendances fascistes déjà visibles et d’oublier certaines libertés artistiques encore existantes sous le régime fasciste italien dont la censure n’est pas tout à fait comparable à celle des nazis22. En revanche, un rapprochement irréfléchi des deux situations politiques doit être évité si on ne veut pas faire un simple amalgame de deux histoires nationales. Si l’on considère l’art et la littérature comme le reflet d’une atmosphère caractéristique d’une époque et d’une sphère culturelle, on pourrait organiser la reconstruction d’un contexte italo-allemand autour de la question de savoir dans quelle mesure les artistes et écrivains des années vingt et trente ont capturé une certaine atmosphère fasciste repérable dans les deux pays. Il faut alors se garder de confondre la représentation d’une atmosphère avec un positionnement politique, mais considérer en même temps que l’atmosphère fasciste — si elle est vraiment identifiable en tant que telle — peut faire l’objet d’une mise en jeu critique à l’intérieur même de l’œuvre d’art. Le roman Mario und der Zauberer [Mario et le magicien] de Thomas Mann, par exemple, illustre parfaitement l’embarras allemand devant l’évolution politique et esthétique de l’Italie. L’étrange récit de voyage d’un Allemand du Nord qui passe ses vacances au bord de la Méditerranée rompt complètement avec le topos allemand du voyage idyllique dans le pays des mythes. Le violent mépris vis-à-vis du « soleil d’Homère » (« die Sonne Homers »), auquel il oppose les « besoins plus profonds [...] de l’âme nordique » (« tiefere [...] Bedürfnisse der nordischenSeele23 »), semble être la réaction à une admiration persistante de certains Allemands pour l’Italie qui se traduit dans certains cas par un point de vue peu critique à l’égard du fascisme24. Un historien de l’art aussi distingué que Wilhelm Worringer peut ainsi louer la « conscience du temps présent tout à fait moderne » des pays latins, n’empêchant pas leur « réalisation naïve dans la tradition », et affirmer en même temps que

Mussolini peut oser les grandes paroles et les gestes rhétoriques, parce que l’air autour de lui est encore si rempli de vivacité historico-sensuelle qu’il soutient ces paroles et ces gestes. En Allemagne, ces derniers tomberaient nécessairement dans le vide […], parce que le particularisme spirituel et intellectuel qui nous est inné nous a toujours empêché de former une communauté d’une telle plénitude et parce que nous n’avons de ce fait jamais atteint cette fermeté intrinsèque et cette logique organisatrice, si indispensables à la continuité naturelle entre l’ancien et le nouveau25.

12Bien qu’une telle apologie de la « posture de commandant » (« Führerhaltung26») puisse paraître naïve, elle invite en même temps à réfléchir sur la réception du fascisme en tant que phénomène historique et esthétique. Comme le démontre Romy Golan dans son article « Is Fascist realism a magic realism ? », ce n’est certainement pas un hasard si la première conceptualisation du réalisme magique coïncide, en Italie comme en Allemagne, avec l’avènement du fascisme.

« Geschichte eines Begriffes » et Begriffsgeschichte

13Au-delà de telles considérations au sujet de la genèse immédiate du réalisme magique, une réflexion exhaustive sur l’« origine » du réalisme magique ne devrait-elle pas remonter encore plus loin, en quelque sorte en amont de sa naissance, pour en retracer quelque chose comme une généalogie ? Le croisement européen des mouvements des Lumières, du romantisme et du réalisme au xixe siècle, s’exprimant dans l’œuvre de Novalis, qui aurait été le premier à se servir de l’oxymore « réaliste magique 27», est complètement laissé de côté dans l’ouvrage de Scheffel, alors que cette tension entre le rationnel et l’irrationnel s’avère être fondamentale, lorsqu’il s’agit par exemple de distinguer le réalisme magique du surréalisme. Pour saisir le « progrès » (« Fortschritt ») du « post-expressionnisme », Franz Roh n’hésite pas à citer Nietzsche :

Quand nous aurons corrigé les anciennes Lumières à l’aide des connaissances issues du romantisme, nous pourrons porter en avant le drapeau des Lumières le drapeau avec les trois noms, Pétrarque, Érasme, Voltaire. Et nous aurons fait de la réaction un progrès28.

14Cette vision nous invite à concevoir le réalisme magique comme un mouvement progressif, prenant son élan dans le passé pour faire advenir un renouveau. L’érudition et la conscience historique de Bontempelli et de Roh, ainsi que des artistes qu’il énumère dans Nach-Expressionismus (Giorgio De Chirico et Otto Dix, par exemple, ont été de grands lecteurs de Nietzsche) ne permet pas de séparer l’histoire de l’art et la littérature de l’histoire de la pensée. En créditant les réflexions de Roh, on parvient au contraire à la conclusion que le réalisme magique est un mouvement synthétique qui progresse grâce à une lecture intelligente du passé.

15À défaut de pouvoir « indiquer » l’origine du réalisme magique, est-il possible de la reconstruire ? Paradoxalement, Michael Scheffel donne un indice méthodologique précieux sans l’appliquer de façon rigoureuse, hésitation qui se reflète déjà dans le titre de l’ouvrage : en lisant les mots « Geschichte eines Begriffes » (histoire d’un terme), on ne peut s’empêcher de penser à la méthode de la Begriffsgeschichte (histoire des concepts), une initiative établie par Erich Rothacker vers la fin des années vingt, alors qu’apparaît pour la première fois le « réalisme magique ». Joachim Ritter élargit cette approche en lui donnant une forme concrète au moment de publier le Dictionnaire historique de la philosophie [Historisches Wörterbuch der Philosophie] en 1971 : il s’agit de relier, comme le formule Rothacker dans Geschichtsphilosophie29, les termes à leurs « racines vitales » (« Lebenswurzeln »), leurs « articulation[s] historique[s] » (« historische Artikulation30 »), au lieu de les accepter tels quels comme des données abstraites.

*

16Force est de constater que Scheffel s’engage sur un « Sonderweg » allemand, aujourd’hui tombé en désuétude31, qui l’empêche de prendre au sérieux tout ce qui n’entre pas dans la « bulle » des études germaniques. L’Italien Massimo Bontempelli ne reçoit pas l’attention qu’il mérite en tant que second fondateur (et non pas en tant que fondateur secondaire) du réalisme magique. Le fait que le lien entre Roh et Bontempelli ne soit pas davantage mis en évidence témoigne d’une réticence craintive — nullement justifiée par les échanges si fructueux entre écrivains et artistes dans les années vingt — à associer l’histoire littéraire et l’histoire de l’art. Ce manque rend également compte d’un enfermement — encore moins justifié — dans l’histoire allemande, alors qu’on ose finalement sauter le pas en rapprochant l’historien de l’art Franz Roh et la littérature allemande des années vingt.

17Une étude plus approfondie sur la proximité entre Roh et Bontempelli aurait sans doute ébranlé la structure d’une « doxographie » qui ne permet pas qu’on s’attarde trop longtemps sur les similitudes de deux penseurs distincts. La superficialité avec laquelle on passe alors d’un « réalisme magique » à l’autre est inévitable pour celui qui veut rassembler toutes les récurrences de ce signifiant aux signifiés variables. L’auteur n’a pas su éviter le risque d’une relativisation assez nuisible en vue de sa seconde ambition qui consistait à définir le réalisme magique : la première partie de son ouvrage remplit la fonction d’un dictionnaire de plusieurs « réalismes magiques », tandis que le choix d’ancrer « le » réalisme magique dans « les années vingt allemandes » apparaît comme l’aveu d’une impossible conjonction de ces différents mouvements. De la même façon, on pourrait constituer une liste d’homonymes pour finalement choisir une seule sémantique recherchée. C’est ainsi que cet ouvrage extrêmement ambitieux nous incite à donner chair au squelette du réalisme magique qu’il a le mérite d’esquisser. L’auteur nous y encourage lui-même dans les dernières lignes de sa conclusion : « Un phénomène a été nommé. La confrontation avec sa signification n’est pas terminée » (« Ein Phänomen ist benannt. Die Auseinandersetzung mit seiner Bedeutung ist damit nicht abgeschlossen », p. 113). Reste à savoir comment cette confrontation doit se dérouler à l’avenir. Faute d’avoir sérieusement « indiqué » l’origine du réalisme magique, comme il l’affirme, Scheffel ouvre la voie à des redéfinitions à la fois plus libres et plus arbitraires du réalisme magique. Peut-être convient-il alors de rappeler que celui-ci n’a pas une « existence magique » sur laquelle on peut coller des « significations » à son gré, mais qu’il a des origines essentielles à la compréhension du phénomène européen qu’il représente en premier lieu.