Savoirs, réflexivités et fonctions : l’herméneutique de l’immunité
Généalogie de l’immunité de la littérature
1Dans un ouvrage paru en 2011 et encore non traduit en français, Johannes Türk analyse les rapports entre immunité et littérature. Son essai est composé de onze chapitres — chaque chapitre étant consacré à un ou plusieurs auteurs représentatifs d’une période de pensée relative à l’immunité (le corpus à l’étude étant essentiellement européen). Cette structure permet de rendre compte de l’évolution de l’immunité de la littérature en fonction des modèles immunitaires avec lesquels celle-ci dialogue.
2L’auteur d’origine allemande y étudie « l’immunité de la littérature » (die Immunität der Literatur) au sens fort que revêt le cas du génitif en langue allemande1. Même si son approche reste en partie thématique, la recherche sur l’immunité de la littérature se double d’une recherche sur l’herméneutique de l’immunité, construite en lien étroit avec le savoir littéraire sur et de l’immunité. L’immunité étudiée excède ainsi le champ de la seule résistance immunologique pour se lier à une résistance psycho-physique. S’il aurait peut-être été judicieux pour la démarche de l’ouvrage d’opérer une distinction entre l’immunité dans la littérature (les situations immunitaires présentes dans la littérature) et l’immunité de la littérature (impliquant la fonction possiblement immunisatrice ou curatrice de la littérature), la démarche demeure claire et est expliquée dès l’introduction du livre :
3Les textes littéraires — d’où le titre de ce livre, L’Immunité de la littérature — ne s’intéressent pas seulement à l’immunité d’un point de vue thématique. La thématique immunologique constitue bien plutôt un lieu privilégié où la littérature réfléchit sur elle-même. Il existe donc une immunité propre à la littérature et qui se reflète dans la thématique immunologique des textes. C’est pourquoi la ligne argumentative de ce livre s’intéressera moins à des coupes transversales exemplaires qu’à des étapes systématiques d’une exploration du savoir littéraire sur l’immunité.
Literarische Texte — daher der Titel dieses Buches, Die Immunität der Literatur — interessieren sich nicht nur thematisch für Immunität. Vielmehr stellt die immunologische Thematik einen privilegierten Ort dar, an dem Literatur über sich selbst nachdenkt. Es gibt also eine Immunität, die der Literatur eigen ist und die sich in der immunologischen Thematik der Texte reflektiert. Daher geht es der Argumentationslinie dieses Buches weniger um exemplarische Querschnitte als vielmehr um systematische Etappen einer Erkundung des literarischen Wissens um Immunität. (p. 12‑13, l’auteur souligne).
4Il ne s’agit ainsi pas pour l’auteur de rechercher cette immunité uniquement dans les textes littéraires. C’est en étudiant les nœuds entre diverses disciplines connexes à la littérature comme l’histoire, la géographie, la psychanalyse et en dégageant des savoirs, des méthodes et des réflexivités propres à chaque discipline que peut s’élaborer une herméneutique de l’immunité de la littérature. J. Türk conclut ainsi son livre en énonçant que cette herméneutique littéraire traduit non pas « [un] intérêt thématique fortuit pour les expériences d’immunité » (« [ein] zufälliges thematisches Interesse an Erfahrungen mit Immunität », p. 302) mais que la relation structurelle entre immunité et littérature offre « une possibilité […] de réfléchir au rôle de la littérature » (« eine Möglichkeit […], über die Rolle der Literatur nachzudenken », p. 302).
La « pré-science » littéraire — de l’immunité avant l’immunité médicale
5Johannes Türk commence par envisager les savoirs dits préscientifiques de l’immunité, en examinant trois auteurs : Thucydide, Lucain et Dante. Il se concentre sur l’immunité dans les textes en lien avec les savoirs ataviques de leur époque mais aussi sur la façon dont ces textes anticipent certains modèles immunologiques ou pré-immunologiques.
La tâche de l’historien
6Les textes historiques en décrivant des épidémies et des guerres permettent de penser la place de l’historien dans son époque. Il s’agit pour Thucydide de voir dans l’immunité une « tâche de l’historien » (« Aufgabe des Historikers », p. 22) et de combattre par l’écriture les réactions irrationnelles, « lot de toutes les épidémies2 » selon Anne-Marie Moulin. Il pourfend également les superstitions et les schématismes guerriers selon lesquels les épidémies seraient les signes d’un ennemi invisible. En adoptant le ton froid, constatif et objectif qui consiste à rapporter les faits, Thucydide détache l’histoire de la part émotionnelle dont elle était empreinte avec Hérodote. En tant qu’observateur, lui aussi devient immun (i.e. privilégié) à la communauté par sa tâche de consigner les faits épidémiques dans une prise de distance avec le mal dans lequel les communautés sont plongées.
La pré-science immunitaire de la littérature ?
7La « pré-science » de la littérature en termes d’immunité est à considérer suivant deux sens. Si la littérature est « pré-sciente » en ce qu’elle dialogue avec les modèles immunitaires pré-scientifiques de son époque, elle semble posséder une préscience de modèles immunitaires qui seront ultérieurement théorisés par la médecine et l’immunologie. C’est ce qui se dégage d’une certaine analyse faite par l’auteur à propos de Thucydide ; en observant l’immunité dans l’Histoire et à l’échelle collective, l’auteur de La Guerre du Péloponnèse aurait théorisé une « phénoménologie de l’immunité acquise » (« Phänomenologie erworbener Immunität », p. 19) avant la lettre. Tout se passe comme si le savoir de la littérature, et de l’histoire, avait avec Thucydide anticipé la composante adaptative (aussi dite acquise) de l’immunité, laquelle immunité adaptative ne devait faire l’objet d’hypothèses par la médecine qu’au xixe siècle (avec A.-T. Chrestien) puis d’une confirmation par les avancées de l’immunologie.
L’immunité comme tension entre exemption et résistance (Lucain et Dante)
8L’immunité décrite par les textes antiques et médiévaux consiste en une exemption. Dans le droit romain, l’immunité (immunitas en latin) désigne en effet un privilège3 offrant à certains citoyens le droit de déroger aux obligations qui incombent au citoyen. Or, dans La Pharsale, Lucain déplace le paradigme de l’exemption de façon tropologique pour en faire la résistance et l’insensibilité du corps aux infections. Il y décrit une peuplade d’Afrique du Nord, les Psylles, qui sont résistants et immuns aux venins des serpents (inmunes mixtis serpentibus), prêtent main forte aux soldats romains du parti sénatorial (de Caton). Aussi l’immunité s’installe-t-elle « dans l’espace du négatif » (« im Raum des Negativen », p. 40).
9Dans sa Divine Comédie, Dante reprend et déplace encore ce trope de la résistance-exemption des « inmunes mixtis serpentibus », en renforçant le privilège exceptionnel de l’immunité. L’immunité fait avant tout référence à ce que l’on doit à Dieu en raison de nos péchés, elle devient une indemnité qu’il est presque toujours impossible (en particulier pour les pêcheurs de l’Enfer) de rédimer devant le Seigneur.
10Le sens de l’immunité s’étend du privilège-exemption à celui de l’exception : elle est ce qui permet une exclusion (au sens juridique et physique) du groupe pour se protéger de l'universalité d’un mal. Si un espace de liberté s’ouvre au sein de l’espace négatif pour l’immunité, à l’époque de Dante et durant une grande partie du Moyen-Âge cet espace est menacé par la condamnation de la vie elle-même : la possibilité de l’immunité se ferme ainsi.
11De manière plus générale, l’immunité, notion avant tout juridico-politique, se révèle dans les textes littéraires et historiques une notion assez floue, sans doute en raison de l’absence de véritable appui médical pour la consolider.
Le tournant inoculateur du xviiie siècle et les découvertes de l’immunité médicale au xixe siècle
12Au xviiie siècle, pensées et pratiques médicales accomplissent des avancées majeures avec la prophylaxie ainsi qu’avec le principe de protection par l’inoculation de virus. Ainsi l’immunité à partir du xviiie siècle devient « un paradigme qui façonne les connaissances dans d’autres domaines » (« ein Paradigma, das Wissensbestände in anderen Bereichen formt », p. 11‑12). Mais plus que l’immunité, ce qui fait principalement question au siècle des Lumières et de l’Aufklärung est l’immunisation. Il s’agit de considérer la portée de l’action immunisatrice de la vaccination de l’ensemble d’une population. Faut-il vacciner la population pour protéger la majorité des membres de la communauté ? Comme l’a remarqué Pierre Darmon, « [l]a raison du nombre n’épouse pas forcément les raisons de l’individu4 » : si au niveau collectif la vaccination présente des bénéfices indéniables, elle présente (surtout à l’époque) des risques à l’échelle individuelle.
Les découvertes de l’inoculation : de la variolisation à la vaccination
13L’ouvrage quitte ainsi la perspective d’analyse purement littéraire, pour revenir sur les grandes découvertes à l’origine de l’immunité acquise par inoculation : d’abord la variolisation puis la vaccination.
14Edward Jenner a l’idée d’utiliser comme principe inoculateur la « cowpox », variole bovine et non plus humaine. Il se fait ainsi inventeur de la vaccine qui donne son nom à la vaccination. Or Jenner considérait les maladies non sous l’angle uniquement biologique mais également comme « une question de sentiment » (« eine Frage des Gefühls », p. 273) : la résistance à l’infection est avant tout une question de sensibilité5. Cela permet de considérer la dimension également psychique de l’immunité de la littérature, dimension à laquelle le xixe siècle accordera une importance croissante.
15Le principe général de la vaccination est l’injection d’une négativité protectrice. L’auteur parvient ainsi à montrer comment l’immunité relève — philosophiquement — d’un processus dialectique d’incorporation de la négativité en soi : toute son ambivalence résulte du fait qu’elle consiste en une « négativité protectrice » (« schützend[e] Negativität », p. 46) oscillant par conséquent — pour employer les termes du philosophe Roberto Esposito —entre « protection et négation de la vie6 ». Même s’il faut relativiser la dimension de discontinuité de la vaccination par rapport à l’inoculation de la variole qu’est la variolisation (Louis Pasteur ne considérait ainsi pas la découverte de Jenner comme une véritable vaccination ; comme l’a bien montré Michel Morange dans sa biographie de Pasteur, « la vaccine ne constituait [selon lui] pas un vaccin7 »), cette dernière permet une grande avancée : « […] la vaccination ne donnait pas une immunité meilleure que celle offerte par la variolisation, mais elle était nettement moins dangereuse et pouvait donc être plus facilement imposée à une population8. »
16En tant que protection individuelle envisagée comme négativité protectrice, l’immunité de notre corps pose question. Mais, dans la mesure où elle peut concerner l’immunité de populations entières victimes d’épidémies, elle suscite de nombreux débats au tournant des xviiie et xixe siècles.
La vaccination et ses rationalités en question
17Devant l’ampleur prise par certains épisodes épidémiques tels que la variole, plusieurs questions se posent, qui peuvent de loin faire penser à celles qui se sont posées lors de la pandémie de Covid-19 : faut-il faire bénéficier aux populations de la protection physique permise par l’inoculation, afin d’enrayer ou plutôt de limiter les risques liés à la mortalité épidémique ? Si le gain en termes de santé collective est effectif, la vaccination — quoique moins dangereuse que l’inoculation — n’est pas sans risque.
18Cette question donne lieu à des querelles philosophiques culminant dans l’analogie entre l’inoculation et le suicide : dans la mesure où l’individu risque sa vie en s’inoculant une maladie, ce risque équivaut au suicide (sévèrement réprouvé à l’époque) selon Emmanuel Kant. Si la condamnation kantienne de l’inoculation-suicide est sans appel, David Hume se montre finalement quant à lui favorable à la vaccination ; ce dernier parvient à dépasser l’inconvénient que l’analogie-équation « inoculation = suicide9 » pose à la rationalité et à la morale de l’époque.
Les « découvertes » ultérieures
19Au xixe siècle, l’immunité est encore étudiée par deux disciplines distinctes : la géographie médicale et l’immunologie. La première définit l’immunité comme la qualité d’un lieu. Le septième chapitre est consacré aux privilèges qu’offrent les lieux immuns situés en altitude : ce n’est plus seulement le corps qui est envisagé pour sa qualité de vie ou de résistance, mais sa localisation dans un « lieu immun » (« immune[r] Ort », p. 138). L’immunité du lieu10 joue un rôle important dans les discours médicaux et politiques. Après une période vitaliste, l’immunologie considère l’immunité au niveau cellulaire et chimique. Cette perspective de recherche de l’immunité ouvre les voies de ce qui deviendra l’immunologie11. J. Türk présente ainsi les grandes avancées de la science de l’immunité, de l’école allemande— principalement représentée par Robert Koch —à l’école française de Pasteur, jusqu’à celles post-kochienne représentée par Paul Ehrlich (fondateur de la théorie des chaînes latérales) et post-pasteurienne représentée — côté français — par Élie Metchnikoff (pionnier de l’immunité innée et théoricien de la phagocytose).
20Après avoir établi qu’au milieu du xixe siècle l’immunité, de notion sémantiquement flottante entre le droit, la politique et la médecine, devenait un concept scientifique, Johannes Türk envisage et étudie l’extension du savoir de l’immunisation, devenu en moins d’un siècle un paradigme non seulement pour la médecine mais aussi pour la littérature.
Formations, immunisations romanesques et théâtrales
21L’ouvrage envisage ensuite l’immunisation dans la théorisation et la mise en œuvre de deux genres littéraires — le roman et le théâtre —, en examinant notamment la structure de la formation et son rapport à la souffrance représentée dans ces genres :
22[…] Rousseau décrit la logique du roman comme une inoculation et réfléchit cette définition de manière thématique dans son roman le plus connu, Goethe fait fructifier l’idée de l'inoculation comme crise induite pour la formulation de la structure empirique de l'éducation, et Friedrich Schiller définit la tragédie comme l’équivalent de l'inoculation.
[…] Rousseau beschreibt die Logik des Romans als Impfung12 und reflektiert diese Definition thematisch in seinem bekanntesten Roman, Goethe macht die Vorstellung der Impfung als induzierte Krise für die Formulierung der Erfahrungsstruktur der Bildung fruchtbar, und Friedrich Schiller definiert die Tragödie als Äquivalent der Inokulation. (p. 75).
23En considérant successivement trois auteurs importants (Rousseau, Goethe et Schiller), Johannes Türk se rapproche des analyses de détail effectuées par Cornelia Zumbusch en 2012. Cette dernière, dans Die Immunität der Klassik13 [L’Immunité des classiques], se concentre sur l’immunité envisagée par les auteurs du « classicisme de Weimar » de la littérature allemande — principalement Goethe et Schiller. Cet ouvrage entre en résonance avec certains des questionnements de J. Türk sur la fonction poétique de l’immunisation dans les cinquième et sixième chapitres de son propre ouvrage, et le prolonge même par bien des aspects — par exemple au niveau de l’étude stylistique et poétique en étudiant l’ironie des classiques allemands. Même si l’on peut questionner la pertinence d’un paradigme « d’une immunité des classiques » propre notamment à Goethe et à Schiller, l’ouvrage de C. Zumbusch reste extrêmement stimulant pour envisager les métaphores de l’immunité dans leurs rapports à la liberté philosophique, aux affects et à la contagion.
La pédagogie du roman comme inoculation
24Pour penser le roman et son rapport à l’immunisation, Johannes Türk s’appuie principalement sur Rousseau dont il analyse d’abord les épineux questionnements relatifs à l’éducation et à la nécessité de l’inoculation dans l’Émile. Mais les analyses les plus importantes sont celles qui suivent, concernant la pédagogie du roman comme inoculation.
25Johannes Türk prend appui sur un passage de La Nouvelle Héloïse où l’immunité croise l’enjeu de la contagion-communication dans le risque amoureux. Il s’agit de la scène connue sous le nom de l’inoculation de l’amour, dans la troisième partie du roman. Saint-Preux y contracte volontairement la petite vérole en embrassant sa maîtresse, Julie, atteinte de la maladie. En dépit du grand risque de contracter à son tour la petite vérole, la confiance dans la communication de l’amour est si grande que l’immunisation finit par l’emporter dans cette scène (sans pour autant que la menace de la mort et du suicide ne soit dissipée par la suite)14 : les deux amants survivent.
26La maladie est vaincue par le risque pris dans l’inoculation naturelle de la petite vérole et de l’amour-maladie. Dans son association à la maladie, l’amour comme inoculation positive nous permet de situer l’immunité du corps au niveau des sentiments, c’est-à-dire au niveau d’une composante psychique. S’il parvient à triompher de la culture (en s’inscrivant dans l’irrespect des règles médicales d’isolement que les amants auraient dû observer) c’est peut-être parce que cet amour, comme cette inoculation, sont finalement naturels — au sens rousseauiste — (on sera ainsi sensible aux belles pages que Johannes Türk consacre à la logique derridienne et platonicienne du pharmakon et au fait que l’immunisation mène philosophiquement à une complexification extrême de l’opposition nature/culture).
27L’auteur de Die Immunität der Literatur parvient à dégager de cet épisode la positivité de l’immunisation romanesque : plus qu’un simple thème du roman, l’immunisation apparaît comme un principe poétique susceptible d’illustrer l’immunisation dans et de la littérature.
La formation comme immunisation romanesque
28Si tout semble partir de Rousseau, tout se complexifie avec Goethe. Ce dernier illustre le rapport entre maladie et développement, en considérant la crise comme matricielle de l’immunisation au sein du roman. L’exemple pris est Wilhelm Meisters Lehrjahre [Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister]. Si ce roman de Goethe a souvent été convoqué pour penser le roman de formation15 (Bildungsroman), l’interprétation proposée par Johannes Türk, qui relie la formation à l’immunisation, est originale :
29Son action forme un soi immunisé, capable de faire face aux épreuves de la vie avec une forme de contrôle qui a longtemps été appelée formation. Le processus éducatif auquel ce roman donne sa forme canonique est donc une copie de la structure de l’immunisation naturelle. Le livre représente une série de maladies et est en même temps un vaccin. C’est pourquoi le roman de formation est une tentative d’intégration de la crise dans une forme.
Ihre Wirkung formt ein immunes Selbst, das in der Lage ist, den Zumutungen des Lebens mit einer Form der Kontrolle zu begegnen, die lange Zeit hindurch Bildung genannt wurde. Der Bildungsprozeß, dem dieser Roman seine kanonische Form gibt, ist daher eine Kopie der Struktur der natürlichen Immunisierung. Das Buch stellt eine Reihe von Krankheiten dar und ist zugleich eine Impfung. Daher ist der Bildungsroman ein Versuch der Integration der Krise in eine Form. (p. 112)
30La « formation » (Bildung) est analysée au niveau des expériences négatives (plus que des épreuves) rencontrées par Wilhelm Meister, ces expériences entretenant d’étroits liens avec les maladies. Il est à noter que la formation-immunisation trouve une place privilégiée dans le roman à caractère autobiographique. Rappelant les travaux de Ian Watt dans The Rise of the Novel16 concernant les affinités généalogiques du roman avec le genre autobiographique, Johannes Türk établit un lien entre la formation-éducation à la souffrance autobiographique et la formation dans le Bildungsroman que sont Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Chez Goethe, l’écriture de la maladie infantile de la variole (exposée dans l’ouvrage autobiographique Dichtung und Wahrheit [Poésie et vérité] comme faisant partie de son expérience de petit garçon) a ainsi pu inspirer la crise centrale qui s’inscrit dans la poétique immunisatrice du roman de formation Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister.
La régulation des affects au théâtre
31Mais l’immunité de la littérature s’étend aussi au théâtre. Les dramaturges se posent en effet la question de la nécessité d’immuniser la communauté des spectateurs contre le mal.
32Prolongeant ainsi la théorie aristotélicienne du contrôle des affects, en s’appuyant plus sur Robortello que sur Aristote, le premier permettant d’insister sur la véritable dimension de dynamique vitale des affects, Schiller utilise un vocabulaire en partie immunitaire ; il évoque dans Du sublime17le pathétique au sein de la tragédie comme une « inoculation de l’irrémédiable destin » (« Inokulation des unvermeidlichen Schicksals », p. 127) ; le pathétique permet ainsi de s’inoculer les maux du destin auquel nul être humain n’échappe.
33La protection des affects négatifs s’effectue par un contrôle de ces derniers qui obéit à la logique de l’immunisation, dans une considération du rapport de l’immunité à la fiction, qui permet également à Schiller de « décrire comment la fiction de la souffrance devient un vaccin » (« beschreiben, wie die Fiktion des Leidens zu einem Impfstoff wird », p. 126).
Déformations de la formation-immunisation
34Le neuvième chapitre de Die Immunität der Literatur est consacré à l’initiation immunologique dans Der Zauberberg [La Montagne magique] de Thomas Mann et à une analyse des structures médicales. Le rapport entre le diagnostic et la maladie précise (la tuberculose) comme thème du roman détermine également sa structure narrative. Sans doute est-ce également à partir de ce roman que les contours du Bildungsroman ont tendance à s’estomper au sein de la littérature européenne.
35Autrefois en lien étroit avec l’immunisation (Immunisierung), la formation (Bildung) éclate en effet dans le roman au début du xxe siècle, suite à l’ampleur traumatique que la guerre a imprimée dans les esprits. C’est ce qu’a également bien montré Franco Moretti dans son appendice18 au Roman de formation :
36Pourquoi le roman de formation disparaît, la jeunesse de 1919 — mutilée, décimée, aphasique, traumatisée — nous en donne la réponse. L’histoire politico-sociale ne se contente pas d'exercer une influence créative sur l'évolution littéraire, elle la détruit aussi. De même qu’elle rend certaines formes nécessaires, elle en déclare d'autres impossibles, et c'est précisément cela, l'effet de la Grande Guerre sur le roman de formation19.
Vers une sur-formation à la survie ?
37Johannes Türk n’étudie pas l’immunité de la littérature de la deuxième moitié du xxe siècle ; son enquête s’arrête avec Marcel Proust, Sigmund Freud, Walter Benjamin et Thomas Mann. Mais, dans la mesure où il définit parfois l’immunité de la littérature moderne dans son rapport de résistance au traumatisme, on peut être tenté d’envisager les résultats auxquels il serait parvenu s’il avait envisagé l’immunité de et dans la littérature durant la deuxième moitié du xxe siècle, marquée par les traumatismes des guerres mondiales et des atrocités génocidaires.
38L’hypothèse que nous formulons dans nos recherches est que — à partir du tournant des deux guerres mondiales marquées par les traumatismes de la survie — la formation ne concerne plus tant la vie que la survie. De surcroît, la formation — si tant est qu’elle puisse encore être envisagée dans son rapport à la Bildung — se situe non plus dans la jeunesse adolescente mais dans l’enfance, mais s’exerce suivant des modalités bien particulières et en complète opposition avec la tradition de l’apprentissage : la formation à la vie serait-elle devenue une surformation de la plus prime jeunesse à la survie ?
La triade « littérature-immunologie-psychanalyse »
39Les conceptions de l’immunité en littérature s’enrichissent à la fin du xixe siècle par la prise en considération des lignes de tension protectrices et destructrices de la psyché. Johannes Türk explore les relations entre littérature, psychanalyse et immunologie à partir de la fin du xixe siècle. L’une des richesses de son travail consiste à ne pas se limiter aux seuls rapports bilatéraux entre psychanalyse et immunologie ou psychanalyse et littérature, mais bien de penser toutes les relations impliquées par la triade « littérature-immunologie-psychanalyse ». Le dialogue de l’immunité du corps avec la psychologie et en particulier avec l’immunité psychique approfondit la notion d’angoisse liée dans la théorie psychanalytique à l’anticipation d’un événement douloureux. J. Türk poursuit son étude du xxe siècle en s’intéressant aux textes de Marcel Proust et de Sigmund Freud tout en s’écartant des lectures psychanalytiques traditionnelles.
Proust et la dimension psychique de l’immunité
40L’hypothèse poursuivie est qu’un paradigme domine la tentative de protection psychique du narrateur de La Recherche : l’anaphylaxie. Il faut rappeler que l’asthme était désigné sous ce terme générique et pré-immunologique, qui englobait également l’allergie. Or l’anaphylaxie en particulier était un phénomène bien connu de Marcel Proust lui-même. Sa correspondance atteste son intérêt pour la notion opposée : Proust aurait demandé au médecin Marc Rivière ce que signifiait l’« euphylaxie », lequel terme n’existe pas mais dont Marc Rivière lui dit qu’il pourrait être l’opposé (positif) de l’anaphylaxie, mise en jeu dans la réaction anaphylactique, qui entretient d’étroits rapports avec l’allergie et se manifeste corporellement par une hypersensibilité immédiate due à la libération de médiateurs chimiques chez un sujet au préalable sensibilisé.
41Étudiant dans le détail l’asthme et l’hypersensibilité du narrateur proustien, Johannes Türk s’appuie notamment sur La Prisonnière, tome dans lequel un certain nombre d’angoisses du narrateur sont exprimées (relativement à sa jalousie d’Albertine). Ces angoisses sont interprétées dans leur structures et leurs variations comme une réaction anaphylactique.
42Si la lecture de Johannes Türk s’ajoute au vaste édifice de celles épistémocritiques déjà établies à propos de La Recherche, elle présente l’intérêt d’envisager une piste extrêmement féconde pour penser le lien entre médecine et littérature20, en dégageant : celle de dégager les relations structurelles entre immunologie, littérature et psychanalyse. Dans la mesure où la psychanalyse, « poursuit le projet de la littérature en dehors de son domaine » (« setzt das Projekt der Literatur außerhalb ihres Bereiches », p. 16), elle peut s’inscrire dans la recherche d’un type particulier d’immunité.
Les structures immunologiques de la psychanalyse
43Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, « Freud et l’immunologie du psychique » [Freud und die Immunologie des Psychischen], Johannes Türk analyse, dans la continuité de l’un de ses articles21, la psychanalyse de S. Freud et ses structures immunologiques. Ce qui ressort de son développement, qui s’appuie sur les études pasteuriennes de Bruno Latour22, c’est l’importance de la métaphore bactériologique et immunologique pour la psychanalyse. Les travaux du médecin viennois et neurologue de formation sur l’angoisse, le trauma et l’autodéfense, attestent les influences mutuelles entre psychanalyse et immunologie23.
Vers un système immunitaire émotionnel de et dans la littérature ?
44Une conception finale croisant les explorations de Freud et de Proust par le prisme immunologique rend possible pour Johannes Türk une lecture de la psyché et de sa résistance à la souffrance par le prisme d’un « système immunitaire émotionnel24 ». Dans La Recherche, l’angoisse sert à réguler les émotions du narrateur afin de maîtriser l’expérience de la souffrance. Il s’agit, pour ce faire, de considérer sur le plan psychique le concept de mémoire immunologique. Ce concept, central dans l’immunité adaptative est mobilisé par J. Türk pour envisager « [quelque chose] qui peut s’opposer aux forces du trauma » (« [etwas], das den Mächten des Traumas entgegentreten kann », p. 286). Il s’en explique dans un autre article :
45Un trauma originel conduit à une sémiotique naturelle qui est un mécanisme pour faire face aux situations dangereuses. La mémoire psychique conserve un répertoire de signes qui évolue avec le temps et procure des matrices herméneutiques aux situations à venir. […] En projetant des expériences passées dans le futur, cette mémoire fournit des antigènes contre des menaces spécifiques25.
46J. Türk considère ainsi l’angoisse proustienne dans sa fonction temporelle et intègre également à son analyse l’idée de reconnaissance immunitaire, extrêmement importante dans les modèles immunologiques récents. Proche du modèle du vaccin pasteurien atténuant la personnalité de chaque germe, l’angoisse sert à préparer autant qu’à diminuer la souffrance. Elle s’inscrit dans le temps du récit comme stratégie d’immunisation de l’Art, dans lequel le narrateur et l’auteur proustiens se sont réfugiés.
47Le rapport de la souffrance à la nostalgie de l’enfance — central dans l’œuvre proustienne — est analysé de manière originale à la fin de l’essai de Johannes Türk, mais cette fois à partir d’Enfance berlinoise de Walter Benjamin. La possibilité pour l’art de fonctionner comme un vaccin face à une souffrance est ainsi interrogée. L’immunité de la littérature devrait justement, selon J. Türk influencé ici par les théories du sociologue Niklas Luhmann, fonctionner comme une irritation, ce qui permet d’insister sur les dimensions de connexion et de communication au sein des conflits que la littérature met en œuvre :
48L’irritation de la littérature permet ainsi de réagir aux contraintes par un changement de comportement et d'avoir des options là où les situations sont restrictives. Elle constitue donc un moyen de sensibilisation et rend sensible aux conflits.
Die Irritation der Literatur versetzt so in die Lage, auf Belastungen durch verändertes Verhalten zu reagieren und dort Optionen zu haben, wo Situationen einengen. Sie stellt daher ein Medium der Sensibilisierung dar und macht für Konflikte empfindlich. (p. 301)
Homo ludens immunologicus ?
49 Johannes Türk défend finalement une vision positive de l’immunité de la littérature. Cependant, il ne tient compte que dans une certaine mesure des phénomènes immunitaires les plus récents, et a tendance à occulter les risques de l’immunité et de sa promotion à travers la littérature.
50Le xxe siècle a été marqué par un « immunological turn26 » (« tournant immunologique ») ou par un tournant immunitaire. Les préoccupations — autant concernant l’immunité elle-même que la grille d’interprétation immunologique — qui ont déjà eu tendance à s’accroître au début du xxie siècle (ainsi le philosophe Roberto Esposito a-t-il pu parler — dans la lignée des analyses foucaldiennes — « de paradigme immunitaire27 » et prolonger la théorisation d’un contrôle biopolitique en un contrôle immunopolitique de l’activité vitale), et qui n’ont pu que se renforcer avec le début des années 2020, placées sous le signe de la Covid-19. Ainsi, qu’en est-il de l’herméneutique de l’immunité de et dans la littérature pour notre temps ?
L’homo immunologicus dans le jeu des critiques de l’immunité
51Si l’immunité a gagné à être envisagée dans ses enjeux d’implication anthropologiques et de considération de la communauté, les prismes anthropologiques, sociologiques et philosophiques d’étude de l’immunité sont devenus extrêmement nombreux. Ainsi, les analyses des phénomènes et faits dits immunitaires se sont ainsi orientées dans des sens parfois extrêmement différents. Dans un article paru en 201528 s’appuyant notamment sur les travaux d’Isabelle Stengers et sur ce qu’elle a nommé la « Guerre des sciences29 », Andrew Goffey pointe une certaine propension herméneutique à parler d’objets que la critique ne connaît pas vraiment et met ainsi en garde contre les limites de la critique immunologique, cette dernière ayant tendance à effectuer des « “raccourcis” conceptuels30 » qui oblitèrent l’exploration des discours sur l’immunité. Si l’être humain semble devenu cet homo immunologicus qui se serait lui-même obligé à répondre à l’impératif « Tu dois changer ta vie » — comme l’a postulé dans le livre du même nom Peter Sloterdijk31 — n’est-il pas aussi devenu un être « jouant » (ludens) à manier l’immunité et les concepts immunologiques : un « homo ludens immunologicus32 » ?
52Ce que nous voudrions envisager ne concerne cependant pas l’évaluation ou la critique du risque du jeu herméneutique dans l’interprétation immunitaire et immunologique de la littérature. Nous voudrions plutôt réfléchir à la possibilité de maximiser la puissance et la fécondité d’une telle entreprise. Ainsi l’herméneutique qui consisterait à relire des phénomènes littéraires en les faisant dialoguer avec le prisme immunitaire et immunologique devrait permettre de savoir dans quelles directions et quels sens la critique immunologique peut (ou non) aller.
Science et littérature : des sens de l’application de la littérature à l’immunologie ?
53Pour ce faire, il convient sans doute de se demander si l’on peut appliquer (ou non) le savoir de la littérature à la science. Si de très nombreux écrivains ont pu s’imprégner des modèles de la science33, en savent-ils plus sur le monde que celles et ceux qui y ont moins recours à ces modèles ? Un écrivain nourri de modèles scientifiques comme l’est Proust tire-t-il seulement son savoir de l’immunité psychique de ses connaissances médicales (ces dernières étant considérables34) ou bien de la littérature elle-même ?
54Tout savoir littéraire de l’immunité de la littérature ne doit-il pas être cherché dans la littérature plus que dans le savoir de la science ? Il peut à ce titre être intéressant de rappeler l’intéressante formule de Roland Barthes concernant le long savoir de la littérature « sur les hommes35 ». Il ne s’agirait certes pas de réduire la quête du savoir de la littérature à un savoir du langage, dans un sillage barthésien, mais bien de dire que le dialogue avec certains modèles scientifiques peut avoir lieu dans une perspective qui diffère de la simple confrontation aux savoirs.
55Il convient alors de revenir à Die Immunität der Literatur pour voir comment cet ouvrage répond ou non à la possibilité de dégager des modèles littéraires de l’immunité. Il est dommage que Johannes Türk se soit parfois laissé emporter par la primauté du scientifique sur le savoir de la littérature. Certes, J. Türk s’intéresse bien aux modèles de l’immunité littéraire en tant qu’ils dialoguent avec les modèles pré-immunologiques et immunologiques de la science, mais, s’il prend bien des exemples au sein de la littérature (essentiellement européenne), sa démarche donne souvent moins à penser le savoir de la littérature que le savoir de la science de l’immunité.
56Si l’on comprend bien qu’il ait besoin de s’appuyer la science pour avancer et nourrir sa réflexion, on aurait apprécié de voir sa démarche et sa réflexion s’inscrire davantage dans le sillage du critique et psychanalyste Pierre Bayard qui a enquêté sur la possibilité d’appliquer la littérature à la psychanalyse, et non plus l’inverse36. Ainsi, bien qu’il ait démontré les apories d’une application de la littérature à la psychanalyse37, P. Bayard n’en a pas moins ouvert de fécondes pistes d’exploration notamment par rapport au renversement de l’autorité des savoirs. Tenter de voir, pour J. Türk, l’application de la littérature à l’immunologie, aurait en effet permis un intéressant renversement de l’autorité des modèles : non pas partir de l’immunologie pour aller vers la littérature mais bien partir de la littérature pour aller vers l’immunologie, et établir à partir de cela — dans les cas où cela semble judicieux — un dialogue entre les disciplines.
Les risques de la promotion de l’immunisation de la littérature
57 Il nous reste à revenir plus substantiellement sur certaines limites de l’ouvrage. Il ne s’agit plus pour nous de dénoncer le jeu intellectualisant de l’homo ludens relativement à la grille de lecture immunologique, mais plutôt de voir si le jeu critique (dont nous ne sommes pas exempt à travers notre recension) ne s’est pas laissé emporter par l’enthousiasme d’une idée — celle suivant laquelle la littérature devrait assurer l’immunité et l’immunisation de ses auteurs, de ses personnages et de ses lecteurs.
58Si l’on peut — avec certaines réserves — créditer l’analyse türkienne d’une acquisition de l’immunité par la littérature, il est également nécessaire de discuter du manque d’analyse en termes de risques inhérents à la protection immunitaire. Le fait de considérer l’immunisation psycho-physique de manière forcément positive efface au moins deux risques : le risque d’invulnérabilisation38 (i.e. l’exemption de la vulnérabilité par l’immunisation ou par des stratégies d’indifférenciation) et celui du retournement auto-immunitaire, lequel, résultant d’une excessive autoprotection, aboutit à une destruction.
59Commençons par le premier risque — le risque d’invulnérabilisation, que J. Türk évoque seulement de manière allusive à la fin de son ouvrage. Promouvoir la conception d’une fonction immunisatrice de la littérature risque de rendre lecteurs, auteurs et personnages représentés invulnérables à la dynamique et à la richesse émotionnelle de la vie, ce sur quoi des travaux comme ceux de Martha Nussbaum ou de Wayne Booth ont pu insister. Ce point a aussi été bien exploré par Solenne Montier dans son analyse de l’angoisse proustienne et sarrautienne39Elle rappelle que la vulnérabilité de l’angoisse peut s’affirmer dans sa positivité, contre le risque de l’effacement de l’art par l’immunisation :
60Loin de s’inscrire dans une vision hygiéniste de l’angoisse, Proust et Sarraute en rappellent le potentiel créateur ou existentiel et nous renvoient à notre propre expérience de la vulnérabilité en considérant que l’immunisation, si elle est entendue comme une élimination de la souffrance, n’est pas nécessairement souhaitable40.
61Le deuxième risque de l’immunisation littéraire consiste dans l’auto-immunité symbolique c’est-à-dire — au niveau philosophique — l’autoprotection autodestructrice41. Certes, cet aspect est davantage présent dans les textes écrits à partir de la seconde moitié du xxe siècle, mais il l’est déjà chez un auteur comme Kafka, comme l’a bien relevé Stijn De Cauwer42. Il discute de la valeur de l’immunisation à partir de Die Immunität der Literatur et montre que la nouvelle « Beim Bau der Chinesischen Mauer » [« La Muraille de Chine »], si elle illustre certaines propensions destructrices voire autodestructrices43 de la psyché humaine, envisage également des traits stylistiques qui mettent à mal la propension à l’autodestruction en combattant l’idée de l’immunité comme propriété et acquisition de frontières entre les êtres. Toute la difficulté de l’immunité de la littérature analysée par le prisme immunologique reviendrait dès lors à s’inscrire — comme Kafka a bien su le faire — dans les marges et les troubles, pour amorcer et déployer, face au risque autodestructeur, une « co-immunité44 ». En cela, les analyses de J. Türk, qui défendent l’idée d’une immunité personnelle de l’écrivain45, sont critiquables et c’est également un reproche que l’on peut adresser à Cornelia Zumbusch, comme l’a soulevé Claudia Hillebrandt dans sa recension de Die Immunität der Klassik46.
62On aurait souhaité en savoir davantage sur la possibilité remédiatrice ou réparatrice de la littérature ainsi que de la dimension idéologico-politique des représentations médicales. Faisant allusion à la possibilité pour la littérature de fonctionner comme une thérapie, J. Türk se contente d’une brève allusion au Petit Manuel d’inesthétique d’Alain Badiou47 ainsi qu’à la thérapeutique des systèmes de Niklas Luhmann. Ces démarches sont intéressantes mais sans doute par trop abstraites. Depuis 2011 et la parution de Die Immunität der Literatur, d’importantes réflexions, proposées par des littéraires et des philosophes comme Alexandre Gefen48 et Sandra Laugier49, ont pu être problématisées à partir d’une approche pragmatique des textes. Ces derniers ont insisté sur la dimension du care à l’œuvre dans la production littéraire, qui pourrait être interrogée dans le cadre de nouveaux travaux sur les rapports de l’immunité et de la littérature.
63Malgré ces quelques réserves, en partie liées au fait que le champ de l’immunité considérée entre littérature et humanités médicales est en constante évolution depuis au moins une dizaine d’années, l’ouvrage de J. Türk reste extrêmement original et essentiel pour penser les relations entre littérature, immunologie et médecine. Dans un contexte déjà marqué par une augmentation des catastrophes à l’échelle planétaire, les premières années pandémiques de la décennie 2020 ont souligné la nécessité d’un dialogue entre divers champs du savoir. Les humanités médicales, étant donnée la « tension irrésolue50 » qui est la leur par rapport à la littérature, gagnent ainsi — d’un point de vue épistémocritique — à établir des dialogues entre les études philosophiques, littéraires et immunologiques. Il nous reste à espérer que Die Immunität der Literatur soit bientôt traduit en français.